Maison Des Esclaves

Maison Des Esclaves

Maison des Esclaves

L'escalier à deux flèches et le couloir central

La Maison des Esclaves[1] est un édifice historique situé sur l'île de Gorée, tout près de Dakar au Sénégal. En réalité cette maison fut celle de la Signare Anna Colas Pépin, nièce d'Anne Pépin ; elle n'abrita aucun esclave de traite.

Le bâtiment, tout badigeonné de rose, se trouve sur la côte est de l'île, dans la rue Saint-Germain, face au Musée de la Femme Henriette Bathily.

Au-delà des controverses, c'est un lieu d'une grande portée symbolique.

Sommaire

Le récit du conservateur

Au fil des décennies, les inventions de son conservateur feu Boubacar Joseph Ndiaye ont contribué à faire connaître la Maison des Esclaves dans le monde entier.

La porte du "voyage sans retour"

De fait, ce bâtiment à deux étages construit au XVIIIe siècle — la date exacte reste sujette à controverse, comme on le verra ci-dessous — n'est pas très grand. Au rez-de-chaussée, les prétendus "cachots" sont vides et les seules traces tangibles d'un passé tragique sont quelques chaînes rouillées et les écriteaux à l'entrée des cellules ("Hommes", "Enfants", "Chambre de pesage", etc.). Cependant le regard du visiteur est immédiatement attiré par une ouverture lumineuse au milieu du couloir central. Donnant de plain pied sur la côte rocheuse, c'est la porte du "voyage sans retour", là où — nous dit-on — les esclaves embarquaient pour une vie de souffrances dans le Nouveau Monde, encadrés par des gardiens armés au cas où ils auraient tenté une évasion.

Un peu à l'écart, à droite du porche d'entrée, se trouve le bureau du maître des lieux, tapissé de documents et de citations humanistes, telles cette déclaration d'Hampâté Bâ : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » ou d'autres aphorismes et incantations de son propre cru : « Qu'à tout jamais, pour la préservation de ces lieux, les générations se souviennent pieusement des souffrances endurées ici par tant d'hommes de race noire. ».

Un large escalier à double flèche conduit à l'étage qui sert surtout aujourd'hui de salle d'exposition.

La cellule destinée aux hommes

Si la demeure n'est pas spectaculaire en elle-même, en revanche l'éloquence du conservateur laisse rarement le visiteur indifférent, et l'émotion en gagne plus d'un, notamment lorsqu'il évoque les trois siècles d'esclavage à Gorée, les 15 à 20 millions de Noirs (dont six millions auraient succombé à la malnutrition et aux mauvais traitements) qui, prétend-il, auraient quitté l'île à destination des plantations américaines. Il décrit aussi longuement les familles séparées, les hommes pesés comme du bétail et l'absence dramatique d'hygiène dans les "cachots" sordides de cette "Maison des Esclaves"

Jusqu'à sa mort en février 2009, l'infatigable octogénaire reprenait son récit [2], plusieurs fois par jour, bien déterminé à éveiller la conscience de son auditoire, et son message de compassion et de tolérance fait mouche le plus souvent. Les touristes noirs américains, auxquels certaines agences d'Amérique du Nord proposent des "Black-History Tours" [3], étaient particulièrement sensibles à ce discours.

La consécration par l'UNESCO

Dès les années 1960 la détermination de Joseph Ndiaye a attisé l'attention des médias, des gouvernants et des organismes internationaux[4] sur une île que l'organisation du premier Festival mondial des Arts nègres en 1966 avait déjà sortie de l'anonymat. Un vaste plan de sauvegarde se met en place. En 1975 Gorée est inscrite sur l'inventaire des monuments historiques du Sénégal et en 1978 sur la liste du patrimoine mondial.

Sous l'égide de l'UNESCO, un timbre français[5] consacré à la Maison des Esclaves est émis en 1980 dans la série "Patrimoine mondial".

Les Postes sénégalaises ont également, à plusieurs reprises (notamment en 1985, 1994 et 1998[6]), émis des timbres dédiés à la sauvegarde de Gorée et en particulier à la Maison des Esclaves.

En 1990 celle-ci est restaurée avec l'aide de l'UNESCO, de nombreux organismes — dont la fondation France Libertés, créée en 1986 par Danielle Mitterrand —, ainsi que des fonds privés.

Cette consécration internationale lui a conféré une apparence de légitimité et l'organisation onusienne est allée jusqu'à la qualifier de « centre historique du commerce triangulaire », la désignant comme « un lieu hautement symbolique de l'histoire des peuples »[7].

À la recherche de la vérité historique

Si la légende et les chiffres colportés par Joseph Ndiaye sont en contradiction formelle avec les données établies par les historiens de la traite atlantique, il a fallu attendre l'article d'un journaliste du Monde, Emmanuel de Roux, en date du 27 décembre 1996, intitulé « Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité », pour que la supercherie soit dévoilée à un plus large public. Emmanuel de Roux s'est notamment appuyé sur les travaux de deux chercheurs et conservateurs de l'IFAN (Institut fondamental d'Afrique noire), Abdoulaye Camara et le père jésuite Joseph Roger de Benoist. Gorée, expliquent-ils n'a jamais eu l'importance que lui prête le seul Joseph Ndyaie dans la traite négrière. Il ne s'agit, poursuit l'article, que d'un mythe savamment entretenu : les esclaves embarqués à Gorée n'ont été que quelques milliers au lieu des millions annoncés — environ 500 par an.

Le monument dédié à l'esclavage

Gorée se vit tout à coup privée dans l'imaginaire public de la place centrale qu'elle occupait dans le commerce triangulaire et l'affaire suscita une grande émotion dans l'île. Une polémique s'ensuivit, impliquant divers autres experts, tels Philip Curtin, spécialiste américain des dénombrements de la traite atlantique, ou encore les historiens sénégalais Abdoulaye Bathily et M'Baye Guèye. On apprit également dans la foulée que la maison rose n'avait peut-être pas été construite par les Hollandais comme on l'avait cru, mais par les Français, et non en 1777 ainsi qu'on l'a souvent écrit, mais plutôt en 1783. Le propriétaire en aurait été Nicolas Pépin, frère de la signare Anne Pépin, elle-même maîtresse du Chevalier de Boufflers. Dans les appartements et les bureaux de l'étage, les habitants de cette demeure bourgeoise se seraient surtout préoccupés du négoce de la gomme arabique, de l'ivoire et de l'or, faisant peu de cas des esclaves employés au rez-de-chaussée. Par ailleurs, la célèbre porte donnant sur l'océan n'aurait pu être utilisée pour l'embarquement, la côte rocheuse ne permettant pas l'accostage de navires. Et pour couronner le tout, la maison d'origine aurait probablement été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, puis reconstruite à l'identique.

L'accusation de révisionnisme a été rapidement brandie bien qu'en l'espèce la communauté des historiens rejette majoritairement les affirmations de Joseph Ndyaie. La controverse publique a enflé suscitant l'organisation d'un colloque tenu en Sorbonne en 1997 sur le thème « Gorée dans la traite atlantique : mythes et réalités », afin d'apaiser les esprits. Le colloque a notamment permis de préciser les conditions dans lesquelles, à partir du roman d'un médecin-chef de la marine française, Paul-André Cariou, en poste dans l'île en 1940, a pu se forger le mythe de Gorée. Depuis la polémique rebondit parfois dans l'opinion non spécialisée comme en témoignent quelques échanges assez vifs sur les forums en ligne[8]. Par ailleurs nombre de guides touristiques parmi les plus populaires continuent de « jouer la carte de l'émotion » en reprenant le récit de Joseph Ndiaye.

Un lieu de mémoire et une destination touristique

Chaque jour, à l'exception du lundi, les touristes se pressent à l'entrée. Leur nombre est estimé à 500 par jour[9], ce qui est considérable si l'on sait par ailleurs que le plus grand parc national du Sénégal, le Niokolo-Koba, n'en reçoit que 3 000 par an environ.

De nombreuses personnalités ont ainsi fait le voyage, tels le président du Sénégal Abdoulaye Wade, son prédécesseur Abdou Diouf, les présidents Bongo, Houphouët-Boigny, Lula, François Mitterrand, Jimmy Carter, Bill Clinton et George Bush[10], l'empereur Bokassa Ier, l'impératrice Farah Diba et sa mère, le roi Baudouin et la reine Fabiola, Michel Rocard, Jean Lecanuet, Lionel Jospin, Régis Debray, Roger Garaudy, Harlem Désir, Bettino Craxi, Nelson Mandela, Jesse Jackson, Hillary Clinton et sa fille, Breyten Breytenbach, les chanteurs James Brown et Jimmy Cliff ou encore le pape Jean-Paul II qui vint en 1992 y demander le pardon du Ciel « pour ce péché de l'homme contre l'homme, ce péché de l'homme contre Dieu »[11].

La Maison des Esclaves a notamment inspiré un film, Little Senegal de Rachid Bouchareb, des romans, des livres pour enfants et même une bande dessinée.

Sans doute Léopold Senghor avait-il pressenti un tel engouement lorsque, dès 1967, il remercia le conservateur Joseph Ndiaye pour son éloquence et sa « contribution efficace au développement culturel et touristique du Sénégal »[12].

Au-delà des querelles de chiffres — l'horreur n'est pas uniquement corrélée aux statistiques — et des enjeux touristiques, chacun s'accorde à reconnaître la valeur symbolique de la Maison des Esclaves, lieu privilégié de mémoire et de méditation sur la folie des hommes.

Notes

L'entrée
  1. On rencontre parfois l'expression "Maison dite des esclaves", une formulation qui reflète les polémiques à son sujet, mais le site de l'UNESCO et toute la signalétique locale confirment que la dénomination actuelle de l'édifice est bien "Maison des Esclaves".
  2. Une visite guidée de la Maison des Esclaves a été filmée et mise en ligne sur le site de l'UNESCO : chacun peut ainsi se forger sa propre opinion (voir liens externes).
  3. Voir par exemple ce circuit au Sénégal intitulé "Return to Your Roots" [1]
  4. Historique de la campagne de sauvegarde de l'île de Gorée [2]
  5. Voir le timbre : [3]
  6. Voir ces timbres : [4]
  7. Propos de son directeur, Koïchiro Matsuura [5]
  8. Voir par exemple les réactions suscitées par l'article d'un journaliste québécois en 2000 [6]
  9. Selon Christian Saglio, Sénégal, Grandvaux, 2005, p. 53
  10. Lors de la visite du président américain à Gorée en 2003, tous les habitants de l'île durent évacuer leurs maisons.
  11. Source :[7]
  12. Citation en exergue à la plaquette de Joseph Ndiaye

Bibliographie (ordre alphabétique)

  • (fr) Jean Luc Angrand, Céleste ou le temps des signares (ISBN 2-916680-004)
  • (fr) Joseph Roger de Benoist, Abdoulaye Camara, F. Descamps, X. Ricou et J. Searing, Histoire de Gorée, Maisonneuve et Larose, 2003, 155 p.
  • (fr) Catherine Clément, Afrique esclave, Agnès Vienot, 1999, 200 p. (ISBN 2911606361)
  • (en) Philip D. Curtin, The Atlantic Slave Trade: A Census, University of Wisconsin Press, 358 p. (première édition 1969) (ISBN 0299054047)
  • (fr) Jean-Marie Homet, « Gorée, l'île aux esclaves », L'Histoire, avril 2001, n° 253, p. 84-89
  • (fr) Boubacar Joseph Ndiaye, La Maison des Esclaves de Gorée, brochure de 36 p., s.d. (vers 1990)
  • (fr) Paul Ohl, Black : Les Chaînes de Gorée, Montréal, Libre Expression, 2003 (ISBN 2764800479) (roman)
  • (fr) Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2004, 468 p. (ISBN 2070734994)
  • (fr) Marie-Aude Priez, Gorée, mémoire du Sénégal, ASA, 2000, 128 p. (ISBN 2911589718)
  • (fr) Éric Warnauts et Raives, Les suites vénitiennes. 4, La nuit de Gorée, Paris, Casterman, 1999, 48 p. (ISBN 2-203-35615-4) (bande dessinée sur l'esclavage à Gorée)
  • (fr) Emmanuel de Roux, « Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité » Le Monde, 27 décembre 1996
  • (fr) Djibril Samb (sous la direction de), Gorée et l’esclavage. Actes du Séminaire sur Gorée dans la traite atlantique : mythes et réalités, (Gorée, 7-8 avril 1997), Dakar, IFAN-CAD, Initiations et Études Africaines n° 38, 1997, « Discours d’ouverture », p. 11-17

Liens externes

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