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Claude Lefort
Pour les articles homonymes, voir Lefort.Claude Lefort, né en 1924, est un philosophe français connu pour sa réflexion sur la notion de totalitarisme, à partir de laquelle il a construit dans les années 1960 et 1970 une philosophie de la démocratie comme le régime politique où le pouvoir est un « lieu vide », c'est-à-dire inachevé, sans cesse à construire, et où alternent des opinions et des intérêts divergents.
Ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il est aujourd’hui membre du centre de recherches politiques Raymond-Aron. Il a notamment travaillé sur Machiavel, Merleau-Ponty et sur les régimes du bloc de l'Est.
Sommaire
Carrière
Lefort devient marxiste dans sa jeunesse sous l’influence de son maître Maurice Merleau-Ponty, mais reste critique vis-à-vis de l’Union soviétique et s’engage dans le mouvement trotskiste. En 1947, il rompt avec le trotskisme et fonde avec Cornelius Castoriadis la revue Socialisme ou barbarie, où il écrit sous le pseudonyme de Claude Montal.
Il est reçu à l’agrégation de philosophie en 1949 et devient docteur ès lettres et sciences humaines en 1971. Il enseigne successivement à la Sorbonne, à l'Université de Caen et à l’EHESS.
Au sein du groupe Socialisme ou barbarie, il participe à un mouvement de démystification au sein du marxisme. Socialisme ou barbarie considère l'URSS comme un capitalisme d’État, et apporte son soutien aux révoltes anti-bureaucratiques en Europe de l’Est — en particulier à l’insurrection de Budapest en 1956. Des divergences amènent une scission au sein de Socialisme ou barbarie, et Lefort fait partie des fondateurs de Informations et liaisons ouvrières en 1958. Il quitte quelques années plus tard le militantisme actif.
À la même époque, il commence à travailler sur l’œuvre de Machiavel, sur lequel il publie Le Travail de l’œuvre, ce qui l’amène à s’interroger sur la division du corps social, la diversité d’opinion et la démocratie. De 1976 à 1990, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
Dans les années 1970, il développe une analyse des régimes bureaucratiques d’Europe de l’Est. Il lit L'Archipel du Goulag et publie un livre sur Alexandre Soljenitsyne. Ses principales conceptions sur le totalitarisme stalinien sont publiées en 1981 dans un recueil intitulé L’Invention démocratique.
Conception du totalitarisme
Lefort fait partie des théoriciens du politique qui postulent la pertinence d’une notion de totalitarisme dont relèvent le stalinisme comme le fascisme, et considèrent le totalitarisme comme différent en son essence des grandes catégories utilisées par le monde occidental depuis la Grèce antique, comme les notions de dictature ou de tyrannie. Cependant, contrairement aux auteurs comme Hannah Arendt qui limitent la notion à l’Allemagne nazie et à l’Union soviétique entre 1936 et 1953, Lefort l’applique aux régimes d’Europe de l’Est dans la deuxième moitié du siècle, c’est-à-dire à une époque où la terreur, un élément central du totalitarisme chez d’autres auteurs, avait perdu sa dimension paroxystique.
C’est à l’étude de ces régimes, et à la lecture notamment de L’Archipel du Goulag (1973) d’Alexandre Soljenitsyne, qu’il a développé son analyse du totalitarisme. Sans la théoriser en un ouvrage unifié, il a publié en 1981 sous le titre L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire un recueil d’articles parus entre 1957 et 1980.
La double clôture de la société
Lefort caractérise le système totalitaire par une double « clôture » :
- Le totalitarisme abolit la séparation entre l’État et la société : le pouvoir politique irrigue la société, et toutes les relations humaines préexistantes – solidarité de classe, coopération professionnelle ou religieuse – tendent à être remplacées par une hiérarchie unidimensionnelle entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent. Ceci est permis, en particulier, par l’association toujours plus étroite entre l’administration de l’État et la hiérarchie du parti, cette dernière devenant le pouvoir effectif. Lefort, comme d’autres théoriciens, identifie ainsi la destruction de l’espace public et sa fusion avec le pouvoir politique comme un élément-clef du totalitarisme.
- Le totalitarisme nie ce que Lefort appelle « le principe de division interne de la société », et sa conception de la société est marquée par « l’affirmation de la totalité ». Toute organisation, association ou profession est ainsi subordonnée au projet de l’État. La diversité des opinions, une des valeurs de la démocratie, est abolie afin que tout le corps social tende vers un même but ; même les goûts personnels deviennent des objets politique et doivent être standardisés. Le but du totalitarisme est de créer une société unifiée et fermée, dont les composantes ne sont pas des individus et se définissent toutes par les mêmes buts, les mêmes opinions et les mêmes pratiques. Le stalinisme connaît ainsi l’« identification du peuple au prolétariat, du prolétariat au parti, du parti à la direction, de la direction à l’Égocrate. » (Lefort 1981, p. 175)
Lefort montre ainsi la grande différence du totalitarisme avec la dictature : une dictature peut admettre la concurrence de principes transcendants, comme la religion ; l’idéologie du parti totalitaire est religion. Une dictature ne vise pas à la destruction et à l’absorption de la société, et un pouvoir dictatorial est un pouvoir de l’État contre la société, ce qui suppose leur distinction ; le projet d’un parti totalitaire est de se confondre avec l’État et la société en un système clos, unifié et uniforme, subordonné à la réalisation d’un projet – le « socialisme » dans le cas de l’URSS. Lefort appelle ce système le « peuple-Un » : « Le processus d’identification entre le pouvoir et la société, le processus d’homogénéisation de l’espace social, le processus de clôture de la société et du pouvoir s’enchaînent pour constituer le système totalitaire. » (ibid., p. 103)
La vision organiciste de la société
Le système totalitaire, unifié et organisé, se présente comme un corps, le « corps social » : « dictature, bureaucratie, appareils ont besoin d’un nouveau système de corps » (ibid., p. 109). Lefort reprend les théories d’Ernst Kantorowicz sur les « deux corps du roi », en ce que la personne du chef totalitaire, au-delà de son corps physique et mortel, est un corps politique figurant le peuple-Un.
Afin d’assurer son bon fonctionnement et de conserver son unité, le système totalitaire requiers un Autre, « l’Autre maléfique » (Lefort 1981, p. 176), une représentation de l’extérieur, de l’ennemi, de ce que le parti combat, « le représentant des forces de l’ancienne société (koulaks, bourgeoisie), […] l’émissaire de l’étranger, du monde impérialiste » (ibid., p. 173). La division entre l’intérieur et l’extérieur, entre le peuple-Un et l’Autre, est la seule division que le totalitarisme tolère, car il est basée sur elle. Lefort insiste sur le fait que « la constitution du peuple-Un exige la production incessante d’ennemis » (ibid., p. 173) et parle même de leur « invention ». Par exemple, Staline s’apprêtait à attaquer les Juifs d’URSS lorsqu’il est mort, c’est-à-dire à désigner un nouvel ennemi ; de même, Mussolini avait déclaré que les bourgeois seraient éliminés d’Italie après la Seconde Guerre mondiale.
La relation entre le peuple-Un et l’Autre est d’ordre prophylactique : l’ennemi est un « parasite à éliminer », un « déchet ». Ceci dépasse le simple effet rhétorique couramment utilisé dans le discours politique contemporain, encore que de manière sous-jacente, et participe de la vision métaphorique de la société totalitaire comme un corps. Cette vision explique que l’existence même des ennemis de l’État et leur présence au sein du peuple soit vu comme une maladie. La violence déchaînée contre eux est, dans cette métaphore organiciste, une fièvre, un symptôme du combat du corps social contre la maladie, en ce sens que « la campagne contre l’ennemi est fiévreuse : la fièvre est bonne, c’est le signal, dans la société, du mal à combattre. » (ibid., p. 174)
La situation du chef totalitaire au sein de ce système est paradoxale et incertaine, car il est à la fois une partie du système – la tête, qui commande au reste – et la représentation du système – le tout. Il est ainsi l’incarnation du « pouvoir-Un », c’est-à-dire le pouvoir exercé dans toutes les parties du « peuple-Un ».
La fragilité du système
Lefort ne considère pas le totalitarisme comme une situation quasi idéaltypique qui serait susceptible d’être réalisée par la terreur et l’extermination. Il y voit plutôt un ensemble de processus, ne pouvant connaître de fin et donc de succès. Si la volonté du parti totalitaire de réaliser l’unité parfaite du corps social commande l’ampleur de son action, elle implique également que son but soit impossible à atteindre, car son développement entraîne nécessairement contradictions et oppositions. « Le totalitarisme est un régime dont le registre est d’être rongé par l’absurdité de sa propre ambition (le contrôle total par le parti) et par la résistance passive ou active de ceux qui lui sont soumis », résume le politologue Dominique Colas (Colas 1986, p. 587)
Conception de la démocratie
Claude Lefort forme sa conception de la démocratie au miroir de sa conception du totalitarisme et l’a également développée avec ses analyses des régimes d'Europe de l’Est et de l'URSS.
La démocratie chez Lefort est le régime caractérisé par l’institutionnalisation du conflit au sein de la société, de la division du corps social ; il reconnaît, et même légitime, l’existence d’intérêts divergents, d’opinions contraires, de visions de monde opposées et même incompatibles.
La vision de Lefort fait de la disparition du corps politique du chef – la mise à mort du roi, chez Kantorowicz – un moment fondateur de la démocratie, car elle fait du lieu du pouvoir, auparavant occupé par une substance éternelle transcendant la simple existence physique des monarques, un « lieu vide », auquel peuvent se succéder, mais seulement pour un temps et au gré des élections, des groupes d’intérêt et d’opinion concurrents. Le pouvoir n’intègre plus aucun projet défini, aucun but, aucun plan ; il n’est qu’un ensemble d’instruments, mis temporairement à la disposition de ceux qui remportent la majorité. « Dans la démocratie inventée et inventive de Lefort, écrit Dominique Colas, le pouvoir émane du peuple et il n’est le pouvoir de personne. » (Colas 1986, p. 589)
La démocratie est ainsi un régime marqué par son indétermination, son inachèvement, ce contre quoi s’érige le totalitarisme.
Ceci mène Lefort à considérer comme « démocratique » toute forme d’opposition et de protestation face au totalitarisme, l’opposition et la protestation créant, en quelque sorte, un espace de démocratie au sein du système totalitaire. La démocratie est invention, ouverture de nouvelles mobilisations désignation de nouveaux enjeux dans la lutte contre l’oppression, elle est une « puissance créative capable d’ébranler, voire d’abattre le Léviathan totalitaire » (Colas 1986, p. 586), Léviathan dont Lefort souligne la paradoxale fragilité.
La séparation de la société civile d’avec l’État, qui caractérise la démocratie moderne, est permise par cette désincorporation de la société. Un pays démocratique connaît également ce caractère inventif, car tout groupe de citoyens, par une lutte légitime, peut chercher à faire établir de nouveaux droits ou défendre ses intérêts. Lefort ne rejette pas la démocratie représentative, mais n’y limite pas la démocratie, incluant par exemple les mouvements sociaux dans la sphère du débat politique légitime.
Publications
- La Brèche, en collaboration avec Edgar Morin, JM (Jean-Marc Coudray (pseudonyme de Cornelius Castoriadis), Paris, Fayard, 1968.
- Éléments d'une critique de la bureaucratie, Paris, Droz, 1971.
- Le Travail de l'œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, 1972 (republié coll. « Tel », 1986).
- Un Homme en trop. Essai sur l'archipel du goulag de Soljénitsyne, Paris, Le Seuil, 1975 (republié, Le Seuil poche - 1986).
- Les Formes de l'histoire, Paris, Gallimard, 1978.
- Sur une colonne absente. Autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978.
- L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
- Essais sur le politique : XIXe et XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.
- Écrire à l'épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
- La Complication, Paris, Fayard, 1999.
- Les Formes de l'histoire. Essais d'anthropologie politique, Paris, Gallimard, «Folio Essais», 2000.
- Le Temps présent, Paris, Belin, 2007.
Ressources
Bibliographie
- Entretien avec Claude Lefort, L'Anti-mythes n° 14, novembre 1975, 30 p.
- Claude Habib, Claude Mouchard (direction), La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Éditions Esprit, Paris, 1993, 381 p.
- Hugues Poltier, Claude Lefort. La découverte du politique, Michalon, coll. « Le Bien commun », Paris, 1997, 128 p. (ISBN 2-84186-057-4) [présentation en ligne]
- Hugues Poltier, Passion du politique. La pensée de Claude Lefort, Labor et Fides, coll. « Le Champ éthique » nº 31, Genève, 1998, 302 p. (ISBN 2-8309-0894-5) [présentation en ligne]
- Joël Roman, « Claude Lefort, l’énigme du politique », Le Magazine littéraire, nº 380, octobre 1999, p. 54–57 [présentation en ligne]
- Dominique Colas, « Lefort Claude, 1924– : L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, 1981 », dans François Châtelet, Olivier Duhamel, Évelyne Pisier (dir.), Dictionnaire des œuvres politiques (1986), 4e éd., Presses universitaires de France, coll. « Quadrige / Référence » nº 329, Paris, 2001, p. 585–591. (ISBN 2-13-051878-8)
- Esteban Molina, Le défi du politique. Totalitarisme et démocratie chez Claude Lefort, L'Harmattan, coll. « La philosophie en commun », Paris, 2005, 300 p. (ISBN 2-7475-8127-6)
- (en) Bernard Flynn, The Philosophy of Claude Lefort. Interpreting the Political, Northwestern University Press, coll. « Studies in Phenomenology & Existential Philosophy », Evanston, 2006, 394 p. (ISBN 0810121069) [présentation en ligne]
- Isabelle Garo, « Entre démocratie sauvage et barbarie marchande. A propos de Le Temps présent, Écrits 1945-2005 de Claude Lefort », in La Revue internationale des livres et des idées, n° 3, janv.-fév. 2008 (article consultable en ligne)
- 'El poder estatal es un lugar vacío' (entretien avec Ger Groot) in Adelante, ¡contradígame!, Ediciones Sequitur, Madrid, 2008.
Liens externes
- Page de Claude Lefort sur le site du centre de recherches politiques Raymond-Aron.
- « Totalitarisme et démocratie », vidéo-conférence de Claude Lefort à « Citéphilo » (Lille, 16 novembre 2007.)
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