Crimes de 1944 en Ciociarie

Crimes de 1944 en Ciociarie

Les crimes de 1944 en Ciociarie ont été commis sur les populations civiles par les troupes d'Afrique commandées par le général Juin lors de la bataille du mont Cassin, en Italie.

Entre avril et juin 1944, le corps expéditionnaire français, constitué pour moitié de goumiers marocains, de soldats algériens, tunisiens et de tirailleurs sénégalais, se rend coupable de crimes de guerre en Italie centrale et méridionale et en particulier dans les environs du mont Cassin, une région localement appelée Ciociarie.

Selon la source italienne la plus récente, un projet de loi du sénat italien daté de 1996, plus de 2 000 femmes ont été violées (de 11 ans pour la plus jeune, à 86 ans), ainsi que 600 hommes[1]. Ces chiffres ne sont toutefois soutenus par aucune archive française[2].

Ces événements ont servi de toile de fond à un roman d'Alberto Moravia (La Ciociara), ainsi qu'au film de Vittorio de Sica, La Paysanne aux pieds nus.

Sommaire

Contexte

Les goumiers étaient des troupes coloniales françaises irrégulières appartenant aux goums marocains, ils formaient approximativement une division mais avec une organisation moins stricte et constituaient le CEF (Corps expéditionnaire français) avec quatre autres divisions : la 2e division d'infanterie marocaine, la 3e division d'infanterie algérienne, la 4e division marocaine de montagne et la 1re division française libre. Les goums étaient sous les ordres du général français Augustin Guillaume.

Le 14 mai 1944 les goumiers passèrent par un endroit réputé infranchissable dans les monts Aurunci et contournèrent les lignes de défense allemandes dans la vallée du Liri, permettant au XIIIe Corps britannique d'enfoncer la ligne Gustav et d'avancer jusqu'à la ligne de défense suivante que les troupes allemandes avaient préparée, la ligne Adolf Hitler. C'est après cette bataille qu'eurent lieu les violences sur les populations civiles.

Les crimes

Les viols

Les viols commis par les goumiers marocains après la bataille du mont Cassin ont donné naissance au terme « marocchinate » (littéralement « marocanisés », dans le sens de « violé(e)s par des Marocains »[3]). « Marocchinare » (« marocaniser »), a pris la signification de « violer » dans l'expression populaire italienne.

Mais ce phénomène n’est pas né dans cette seule région de l'Italie : la première mention de viols commis par des goumiers date du 11 décembre 1943. Selon l'historien français Jean-Christophe Notin[4], il s'agit des « premiers échos des comportements réels, ou plus souvent imaginaires, dont les Marocains devaient être accusés ».

Au début des années 1950, l’Unione Donne Italiane, organisation communiste féminine, a cherché à obtenir des indemnités pour environ 12 000 femmes victimes de violences sexuelles de la part du corps expéditionnaire français. Mais les chiffres à cet égard divergent beaucoup. L'historien italien Giovanni De Luna le situe entre un minimum de 300 (nombre des inculpations) et un maximum de 60 000 (nombre total des demandes d'indemnisation).

Témoignages sur les « marocchinate »

Le maire d'Esperia (commune de la province de Frosinone) a affirmé que dans sa ville, qui comptait au total 2 500 habitants, 700 femmes furent violées et quelques-unes en moururent.

Selon un témoignage recueilli par le professeur Bruno D'Epiro[5], on raconte que le curé d'Esperia chercha en vain à sauver trois femmes des violences des soldats : il fut attaché, sodomisé toute la nuit et mourut des suites de ces violences.

À Pico, selon quelques témoignages, des soldats américains auraient voulu se joindre aux goumiers pendant que ces derniers accomplissaient les violences, mais ils en furent empêchés par leurs officiers.

Cependant ces violences ne se limitèrent pas à cette seule zone de l'Italie : le phénomène aurait déjà commencé en juillet 1943 en Sicile, avant de se propager par la suite dans toute la péninsule et il n'aurait pris fin qu'en octobre 1944, avec le transfert en Provence des CEF. En Sicile, les goumiers auraient eu des heurts très sévères avec la population pour cette raison : on parle de quelques soldats qu'on aurait retrouvé tués avec les parties génitales coupées. Avec l'avancée des alliés le long de la péninsule, des événements de ce genre sont aussi rapportés dans le Nord du Latium et le Sud de la Toscane où les goumiers violèrent, et parfois tuèrent, des femmes et des enfants après la retraite des troupes nazies, sans épargner des membres de la résistance italienne.

Les mêmes méfaits se sont répétés lors de la prise de Freudenstadt, en Allemagne, les 16 et 17 avril 1945, quand au moins 600 femmes ont été violées par les troupes françaises, dont une partie de goumiers[6].

Les autorités françaises ont pour leur part toujours nié la véracité de ces affirmations.[réf. nécessaire]

Les réactions des autorités

Le 18 juin 1944, le pape Pie XII sollicita le général de Gaulle pour qu'il prît des mesures face à cette situation. La réponse qu'il reçut du général montrait à la fois sa compassion et son irritation. La justice française entra donc en lice et, jusqu'à 1945, entama 160 procédures judiciaires à l'encontre de 360 individus. À ces chiffres, il faut cependant ajouter le nombre de ceux qui furent pris sur le fait et fusillés.

Les archives et les travaux des historiens

Un projet de loi du sénat italien de 1996 parle de 2 000 femmes et de 600 hommes violés[1]. Selon les archives du S.H.A.T[7], établies à partir de documents émanant du QG de la Ve armée américaine où furent enregistrées les plaintes des victimes ou des parents des victimes, on dénombre 160 informations judiciaires concernant 360 individus. Il y eut 125 condamnations pour des affaires de viol, 12 pour attentats à la pudeur et 17 pour homicide volontaire. Les affaires les plus graves furent selon ces archives commises du 29 au 31 mai.

Le rapport du capitaine Umberto Pittali daté du 28 mai 1944 archivé par l'Archivio Storico del Ministero degli Affari Esteri (ASMAE - « Archives historiques du Ministère des Affaires extérieures ») décrit dans le détail les atrocités commises :

« Quiconque se trouve sur leur route est attaqué à main armée […]. Ils s’emparent de tout […], et si dans le groupe se trouvent des femmes, elles sont déshabillées avec violence en cas de résistance. Si, par exemple, ils s’engouffrent dans quelques fermes encore habitées, ils s’adonnent à un vrai saccage ; à la suite de quoi, les armes à la main, ils chassent les hommes des maisons et violent les femmes sans aucun respect ni pour les jeunes ni pour les personnes âgées. […] Dans tous les cas, on déplore que les actes de violence charnelle s’accompagnent de coups très violents. Les rapports médicaux mentionnent dans leurs diagnostics des déflorations associées à des lésions multiples, des ecchymoses et autres traumatismes […]. Dans l’ensemble, on peut affirmer, sans risque d’être démenti, que 90 % des personnes qui ont traversé la zone d’opérations des troupes marocaines ont été détroussées de tous leurs biens, qu’un nombre élevé de femmes ont été violentées, et que l’on a compté un nombre important d’hommes auxquels on a fait subir des actes contre nature[8]. »

À titre de comparaison, mais se référant à un effectif global des armées bien plus important que les bataillons ici en cause, l'historien américain J. Robert Tilly dans son ouvrage La Face cachée des GIs, rend compte de 379 dossiers archivés, de 879 cas dénombrés officiellement, et extrapolant sur ces bases pour tenir compte des affaires n'ayant jamais donné lieu à des plaintes estime que plus de 17 000 viols auraient été commis par les militaires américains pendant les campagnes de France et d'Allemagne entre 1942 et 1945[9]. Les viols commis par l'Armée soviétique sont quant à eux estimés à de plus de deux millions de femmes allemandes violées en 1944-1945 (dont 100 000 pendant la seule bataille de Berlin)[10],[11].

L'historien Jean-Christophe Notin apporte d'autres explications[4] :

  • sorte de « coupables passe-partout », ceux-ci sont loin d'avoir été les auteurs de toutes les atrocités de cette campagne. Certains journalistes anglais ont reconnu que les seuls incidents dont ils se souviennent n'impliquèrent pas des Marocains, mais des GI's[12]. Une enquête de 1946 constatera que le gouvernement italien versait 15 000 lires au plaignant à chaque dépôt de plainte, ce qui a pu encourager certaines dérives ;
  • selon le général Guillaume, qui commandait les goumiers marocains au moment des faits, la campagne de dénigrement est probablement née dans les milieux diplomatiques de l'Axe en poste dans les pays neutres ;
  • le Reich avait également tout intérêt à diffuser les pires rumeurs sur le Corps expéditionnaire français. Une grande partie des prisonniers allemands se sont déclarés surpris du bon traitement accordé par les Français après tout ce que leurs chefs leur avaient dit sur la cruauté des alliés. En mettant au pilori les Marocains, les Allemands auraient également tenté de leur faire endosser la responsabilité d'une partie de leurs propres crimes. De nombreux villages ont été massacrés par des éléments de la Wehrmacht ;
  • pour les Italiens, faire passer les nouveaux conquérants pour les pires démons permet sans doute d'effacer une part de l'humiliation nationale et de la déchéance du fascisme.

Jean-Claude Notin conclut « que les regrettables exactions avérées, débarrassées des élucubrations de ceux qui ont voulu faire porter aux Marocains le chapeau de leurs propres turpitudes, ne fassent toutefois jamais oublier que ce même idéal guerrier les fera libérer la France et conquérir le Reich. »[13]

Les explications apportées par Jean-Christophe Notin dans son ouvrage ont provoqué une série de critiques et de doutes par d’autre historiens, italiens et étrangers[réf. nécessaire].

Pseudo message du général Juin

D'après l'association nationale des victimes civiles de la guerre, le général Juin aurait promis et donné à ses soldats cinquante heures de « liberté » après la bataille. Un document édité en 1965 par l'association italienne, fait état d'une feuille volante en français et en arabe qui aurait circulé parmi les goumiers[14] :

« Au-delà des monts, au-delà des ennemis que cette nuit vous tuerez, il y a une terre abondante et riche de femmes, de vin, de maisons. Si vous réussissez à passer outre cette ligne sans laisser un seul ennemi vivant, votre général vous le promet, vous le jure, vous le proclame : ces femmes, ces maisons, ce vin, tout ce que vous trouverez sera à vous, à votre bon plaisir et votre volonté. Pour cinquante heures. Et vous pourrez avoir tout, faire tout, prendre tout, tout détruire ou tout emmener, si vous avez vaincu, si vous l’avez mérité. Votre général tiendra sa promesse, si vous obéissez pour la dernière fois jusqu’à la victoire. »

— Traduction du texte tel que présenté en italien par l'association nationale des victimes civiles de la guerre[8].

Aucun exemplaire de cette « feuille volante » n'a pu être présenté à ce jour et celle-ci n'a probablement jamais existé[8]. Cette accusation n'est soutenue par aucune archive française[2].

Les « marocchinate » au cinéma

Le film La Paysanne aux pieds nus (La Ciociara), inspiré du roman homonyme d'Alberto Moravia et dirigé par Vittorio de Sica, raconte ces événements. Pour ce film Sophia Loren obtint l'Oscar de la meilleure actrice en 1962 ; c'était le premier oscar remporté par une actrice pour un rôle dans un film non anglophone.

La Ciociara est maintenant sous licence Creative Commons license: Public Domain, et en libre téléchargement en langue anglaise (titre anglophone Two Women)[15].

Notes et références

  1. a et b (it) Norme in favore delle vittime di violenze carnali in tempo di guerra - (« Mesures en faveur des victimes de viols en temps de guerre »), site du Sénat italien, Acte no 1081 du 25 juillet 1996 [PDF]
  2. a et b Jean-Christophe Notin, La campagne d'Italie. Les victoires oubliées de la France (1943-1945), éd. Perrin, 2002, p.505
  3. (it) Guerra mondiale al centro di nueve ricerche - La ciociara e le altre - La Stampa, 25 novembre 2002
  4. a et b Jean-Christophe Notin, La campagne d'Italie. Les victoires oubliées de la France (1943-1945), éd. Perrin, 2002, 629 pages (ISBN 2-2620-1734-4 et 978-2-2620-1734-7) [présentation en ligne]
  5. (it) Le marocchinate - « Stuprate le Italiane » - Sur Dal Volturno a Cassino [PDF]
  6. (de) Annette Bruhns; Spiegel Special (Hrsg.) : « Der Krieg gegen die Frauen ». N° 2, 2005, « Der Ostfeldzug », p. 84.
  7. cote 10P11
  8. a, b et c (fr) Le corps expéditionnaire français en Italie, Violences des « libérateurs » durant l’été 1944 - Tommaso Baris, Presses de Sciences Po, Vingtième siècle no 93, 2007
  9. (de) Sebastian Ullrich: Rezension zu: Lilly, J. Robert: La Face cachée des GI's. Les Viols commis par des Soldats Américains en France, Angleterre et en Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale 1942-1945, Paris, 2003. In: H-Soz-u-Kult, 10 décembre 2003, sur hsozkult.geschichte.hu-berlin.de.
  10. Une femme à Berlin, Anonyme, Journal (20 avril-22 juin 1945), coll. « Témoins », Gallimard, 2006. Présentation de Hans Magnus Enzensberger, traduction de Françoise Wuilmart
  11. (en) « They raped every German female from eight to 80 », The Guardian
  12. « le seul incident dont je me souvienne n'impliqua pas les Marocains aux cagoules mais des GI's » - Marsland Gander, After these Many quests, MacDonald, 1949
  13. Jean-Christophe Notin, op., cit., p. 513
  14. Associazione nazionale vittime civili di guerra, Italia Martire - Sacrificio di un popolo 1940-1945, Rome (1965), page 266
  15. (en) La Ciociara (Two Women) (1960) - En téléchargement sur Internet Archive

Annexes

Article connexe

Bibliographie

Liens externes


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