Pureté de sang

Pureté de sang

Limpieza de sangre

La limpieza de sangre (espagnol) ou Limpeza de sangue en portugais – « pureté de sang » en français – est un concept qui s'est développé en Espagne et au Portugal à partir de la fin du XVe siècle. Il renvoie à la qualité de vieux chrétien, dénué de toute ascendance juive ou maure, par opposition aux nouveaux chrétiens, juifs ou musulmans convertis (le plus souvent par la force) et dont on doutait de la bonne foi.

L'obsession de la pureté de sang entraîna, aux XVIe siècle et XVIIe siècle, l'interdiction pour tous ceux ne pouvant se prévaloir d'un statut de limpezia de sangre d'accéder aux principales institutions civiles ou ecclésiastiques espagnoles, en exigeant pour tout candidat souhaitant intégrer ces corps, de produire un statut de pureté de sang appuyé sur une longue et coûteuse enquête.

Ces statuts étaient des documents d'ordre privé, spécifiques à chacune de ces institutions : si les souverains espagnols ne cherchèrent pas en général à s'y opposer, à aucun moment l'Etat espagnol ne les généralisa.

Sommaire

Histoire du développement des statuts de pureté de sang

Juifs espagnols du début du XVe, œuvre de Jaime Huguet (1412-1492) intitulée passage de la mer Rouge, retable des spartiers, cathédrale de Barcelone, XVe

De la conversion forcée à la conversion niée (XVe siècle)

Antijudaïsme et émergence des « nouveaux chrétiens » (fin XIVe-début XVe siècle)

Pendant toute la période de la Reconquista, l'Espagne est une marche de la chrétienté latine. Ce caractère de front de guerre avancé, doublé de la cohabitation délicate, dans les régions reprises, entre vainqueurs et populations vaincues, constitua à la fois la richesse de « l'Espagne des trois religions » et modela fortement, par les tensions que cela provoquait, la vision que l'Espagne avait d'elle-même et de son avenir. Si les trois « religions du Livre » arrivèrent longtemps à cohabiter dans une relative tolérance, à partir du XVe, mais surtout des XVIe et XVIIe siècles, les chrétiens n'acceptèrent plus la présence des autres religions sur le sol espagnol.

Sans que cela soit encouragé par l'Etat, historiquement protecteur des communautés juives installées en Espagne depuis l'Antiquité[1], des mouvements populaires, influencés notamment par les prédicateurs issus des ordres franciscains, jugèrent les juifs responsables des malheurs qui accablaient alors l'Espagne (conflits dynastiques au Portugal, en Castille et en Aragon, destructions liées à l'extension de la guerre de Cent Ans en Espagne et à la guerre sociale entre seigneurs et paysans de Catalogne), en un processus classique de recherche de bouc émissaire. De fait, l'antisémitisme se développait alors en Europe, alimenté, concernant l'Espagne, par le quasi monopole dont les juifs disposaient sur l'affermage des impôts royaux, et plus généralement par l'ascension sociale rapide, comparée à celle des chrétiens, que leur instruction leur assurait[2]. Pendant l'été 1391, à Séville, Cordoue, Ciudad Real, Tolède, Burgos, Barcelone, Majorque, Valence notamment, de nombreux massacres de juifs furent perpétrés, provoquant plusieurs centaines de mort et contraignant souvent les survivants à accepter le baptême, avec la sincérité que l'on peut supposer. Les autorités temporelles et spirituelles espagnoles saisirent cette occasion pour encourager une communauté juive terrorisée à se convertir, mais sans l'imposer par la loi.

Un nouveau groupe se créa alors, dont les effectifs ne cessèrent de croître tout au long du XVe siècle, celui des nouveaux chrétiens par opposition aux vieux chrétiens. L'insertion de ces néoconvertis se fit d'abord correctement ; mais leur réussite économique, et le fait qu'ils occupaient une part notable des classes dirigeantes (haut clergé, officiers royaux, marchands), excita la jalousie des vieux chrétiens : « on compte plusieurs évêques parmi eux et Torquemada, le premier Inquisiteur général lui-même, en était »[3].

Les nouveaux convertis, appelés de manière péjorative marranes (pour les anciens juifs) ou morisques (pour les anciens musulmans) furent alors regardés avec suspicion par les catholiques de souche. On les accusa de ne vivre qu'une chrétienté de façade, de ne pas chercher l'intérêt de l’Espagne mais leur intérêt propre, de mal conseiller le roi dans ses choix politiques, bref de ne pas s'intégrer dans la nouvelle Espagne. La tentation était grande de créer des lois discriminatoires. Celles-ci mirent près d'un siècle pour s'établir.

L'insurrection de Tolède (1449), les premiers décrets de pureté de sang et la condamnation de Nicolas V

Dès le XIIIe siècle, certaines confréries militaires (à Alcaraz, Baeza, Ubeda, Jaen) recommandaient à leurs membres de ne pas mélanger leur sang avec ceux des infidèles nouvellement convertis. Mais il s'agissait de dispositions ponctuelles qui ne pouvaient se comprendre que dans le contexte de la Reconquista et le lutte opposant chrétiens et musulmans sur la Frontière[4]. C’est pourquoi on date en général les prémices des décrets sur la pureté de sang à l'insurrection de Tolède en 1449. À cette époque, la Castille était en guerre contre l'Aragón. Il s'agissait de récolter des subsides pour entretenir les troupes. Lorsque la ville de Tolède apprit l'emprunt que l'on exigeait d'elle (près d'un million de maravedíes ), elle se révolta et prit pour cible Alonso Cota, un juif converti soupçonné d'être à l'origine de cette ponction. Cette insurrection, menée par l'alcade de la ville, Pedro Sarmiento, conduisit à la retraite de l'armée royale. Maître des lieux, Pedro Sarmiento chassa par décret (Sentencia estatutos) tous les nouveaux convertis des postes importants de la ville de Tolède (conseillers, juges, maires…).

Suite à ce premier décret, un débat théologique et politique s'engagea sur sa légitimité. Alonso Diaz de Montalvo[5], puis Don Alonso de Cartagène[6] (dans son Defensorium Unitatis Christianae -Sur la défense de l'unité chrétienne- de 1450), prirent la défense des nouveaux convertis. Ils assuraient que le décret de Tolède portait atteinte à l'unité de l'Église. Il n'était pas possible, selon eux, d'interdire à un nouveau converti les charges en question car, comme l'a dit Saint Paul (épitre aux Galates, III, 27, 28) « quiconque est baptisé, par son baptême, entre dans le Christ et n'est alors plus ni juif, ni gentil ».

Don Alonso de Cartagène en appela au pape pour annuler le décret d'exclusion de Tolède. En septembre 1449, Nicolas V répondit à cette demande en recommandant « d'appliquer de sévères mesures aux tourmenteurs des conversos »[7] et en ordonnant, par la bulle Humani generis inimicus, que « tous les convertis, présents ou futurs, Gentils ou Juifs, qui mènent une vie de bons Chrétiens, soient admis à tous les ministères et dignités, à porter témoignage et exercer toutes les charges au même titre que les vieux chrétiens ».

Persistance des violences contre les conversos

La bulle pontificale ne clôtura pas pour autant les débats. Dans la deuxième moitié du XVe siècle, les écrits abondèrent, prenant la défense des nouveaux convertis (Alonso de Oropesa) ou réclamant à leur encontre des enquêtes systématiques (inquisitio) et une condamnation au bûcher pour les coupables. Le premier à réclamer une telle rigueur, en 1459, est le franciscain Alonso de Espina, dont certains éléments de la biographie laissent supposer qu'il serait peut être lui-même un converti. De fait, le zèle de certains néophytes (comme trente ans plus tôt Jeronimo de Santa Fé alias Yoshua Ha-Lorqui, ou Pablo de Santa Maria alias Salomon Ha-Levi, ancien rabbin devenu évêque de Burgos, qui avait publié en 1432 un Scrutinium Scripturarum dans lequel il fustigeait ceux de ses ex-coreligionnaires à ne pas avoir choisi comme lui la conversion à la Vrai foi[8]) à contrôler l'effectivité de la conversion au catholicisme de certains des leurs anciens coreligionnaires, mais surtout leur dénonciation argumentée du judaïsme ne furent pas sans stimuler le caractère négatif du regard que les vieux chrétiens pouvaient porter sur les juifs en général et le soupçon qui pouvait peser de ce fait sur les conversos[9].

Cela peut expliquer partiellement les multiples tentatives pour passer outre la volonté pontificale de non-discrimination, à nouveau à Tolède en 1467[10] ou à Cordoue en 1473, qui provoquèrent la mort de nombreux judéoconvers. En fait, dans la deuxième moitié du XVe siècle, ni le pouvoir pontifical, ni les grands ecclésiastiques espagnols ne furent en position de contrer dans les esprits la profonde aversion pour les conversos ressentie par la masse des vieux chrétiens, et leur tendance à leur imputer systématiquement la responsabilité de leurs malheurs[11] : les arguments théologiques raffinés d'un Alonso de Cartagène n'avaient pas d'impact sur une population qui n'était pas en mesure de les recevoir, et les statuts de pureté de sang continuèrent à se développer.

L'une des copies du décret de l'Alhambra

Le pouvoir temporel lui-même n'était pas en mesure de s'opposer aux persécutions, et « les efforts sporadiques de quelques nobles pour venir en aide aux Judéo-Chrétiens lorsqu'ils subissaient des voies de faits n'avaient tout au plus, qu'une efficacité temporaire »[12], quant ils ne provoquaient pas la mort desdits défenseurs, notamment à Cordoue en 1473, où « les hidalgos qui cherchaient à protéger les conversos, se virent contraint de les abandonner à la violence des masses »[13].

L'expulsion des juifs de 1492

Les souverains espagnols Ferdinand II d'Aragon et Isabelle Ire de Castille suivirent la ligne pontificale. Dans ce cadre, ils préférèrent sacrifier la diversité religieuse de l'Espagne à la défense des nouveaux chrétiens : pour évacuer tout soupçon de crypto-judaïsme chez les nouveaux convertis, et donc désarmer l'hostilité des Vieux Chrétiens, les rois catholiques choisirent de les isoler de leur communauté d'origine. Le 31 mars 1492, à l'issue des fêtes qui marquèrent la prise de Grenade, ils les mirent dans la position de choisir définitivement, dans les quatre mois, entre la conversion ou l'exil (décret de l'Alhambra). Cette dernière solution fut adoptée par les trois-quarts[14] des 200 000 juifs que comptait alors l'Espagne (les juifs représentaient trois à quatre pour cent de la population du pays[3]), et les 50 000 restant devinrent chrétiens puisque la pratique des rites juifs en Espagne relevait dès lors de l'hérésie.

Les historiens insistent sur le fait que la principale motivation des souverains était loin de s'appuyer simplement sur un sentiment antijudaïque, mais bien avant tout, comme le montre le texte du décret de l'Alhambra sur la volonté « de supprimer une réelle source de contamination pour de nombreux judéochrétiens tentés de reprendre leur première religion et leur ancien mode de vie »[15], souvent d'ailleurs avec l'appui de conversos soucieux de ne plus être confondus avec les membres de leur ancienne communauté.

Ces judéoconvers ne parvinrent pas pourtant à obtenir la reconnaissance par les vieux chrétiens de leur appartenance pleine et entière au peuple catholique. Sans doute le fait qu'ils appartiennent généralement à des milieux sociaux plus élevés et plus lettrés que la masse des vieux chrétiens (« ils enrichirent considérablement un catholicisme espagnol bien provincial au début du XVe siècle »[16]) ne joua pas en leur faveur, dans la mesure où ces réussites créèrent un certain nombre de jalousies, à une époque où licence et doctorat devenaient indispensables pour accéder aux chapitres cathédraux, aux prélatures des ordres réguliers et aux conseils royaux. De plus, en multipliant d'un coup le nombre de conversos en Espagne, l'expulsion de 1492 ne fit que leur donner une visibilité accrue et renforça du même coup l'hostilité des vieux chrétiens à leur égard[17].

Persécution des conversos et développement des statuts de pureté de sang (fin XVe-début XVIe siècle)

Le rôle déterminant de l'Inquisition

Tomás de Torquemada, premier Grand Inquisiteur d'Espagne

Cette multiplication du nombre de conversos constitua également une opportunité exceptionnelle pour le développement de l'activité d'une institution créée depuis peu en Espagne, en 1478 : l'Inquisition. En effet, si le Saint-Office, sauf exception, ne pouvait poursuivre les non chrétiens (seul un baptisé pouvait relever de l'hérésie), les juifs (et, plus tard, les maures) relaps relevaient pleinement de sa juridiction. De fait, les inquisiteurs se consacrèrent jusqu'en 1520 presque exclusivement à cette tâche (95 % des accusés à comparaître devant l'Inquisition durant les quarante premières années de l'institution sont des conversos[18]) et y firent preuve d'une redoutable efficacité qui ne fut pas sans jeter encore davantage la suspicion, dans l'esprit des vieux chrétiens, sur les néoconvertis : « le caractère massif et spectaculaire de ces campagnes contribua à forger le stéréotype de la duplicité du convers, juif déguisé en chrétien »[19].

La plupart des judéoconvers se prêtèrent pourtant volontiers à l'examen de leur orthodoxie religieuse. Mieux, nombreux furent ceux parmi eux à encourager l'action de l'Inquisition, dans la mesure où ils espéraient disposer ainsi du meilleur des blanc-seings, celui qui, en distinguant les quelques brebis galeuses du troupeau des nouveaux chrétiens convaincus, permettraient leur pleine intégration dans la communauté catholique espagnole[20]. C'était négliger l'effet désastreux que la révélation de plusieurs cas de conversion factice pouvait avoir pour l'image de l'ensemble des conversos. De fait, les rites crypto-juifs pratiqués en secret par des judéoconvers dans les monastères hiéronymites de La Sisla et surtout de Guadalupe (près de Caceres)[21] démontrés par les inquisiteurs en 1485 ne furent que le premier exemple d'une longue série d'actes hérétiques dont l'aveu était souvent obtenu sous la torture. « Ainsi, compte tenu qu'à cette époque l'immense majorité des hérétiques poursuivis étaient des nouveaux-chrétiens judaïsants, l'opinion put-elle établir un lien fatal entre l'hérésie et l'ascendance judéoconverse »[22].

D'autant que la condamnation s'étendait non seulement aux individus convaincus d'hérésie, mais également, selon les dispositions inquisitoriales d'inhabilitation des condamnés (établies dès 1484 par les ordonnances de Torquemada[23], reconnues et renforcées par les Rois Catholiques en 1501[24]), à leurs enfants et petits-enfants en lignée masculine, à leurs enfants en lignée féminine : concrètement, cela signifiait que ces derniers ne pouvaient prétendre exercer des charges publiques. En s'appuyant sur cet élargissement de la responsabilité de l'hérétique à ses descendants immédiats, il était dès lors aisé, dans les esprits, de glisser d'un soupçon provisoire à une condamnation définitive de la descendance d'un judéoconvers condamné pour hérésie, et par extension de tous les nouveaux-chrétiens.

La reconnaissance par l'Église de la légitimité des statuts de pureté de sang

En 1486, lors de la réunion des Hiéronymites en vue d'élire un nouveau Général à l'ordre de Saint Jérôme, le sujet fut passionnément débattu, opposant les partisans de la pleine intégration des convertis (avec notamment le Général sortant, Rodrigo de Orenes), à ceux, menés par Gonzalo de Toro, qui souhaitaient établir des restrictions à leur accès à certaines charges ecclésiastiques. Une nouvelle fois, on fit appel au pape, en la personne d'Alexandre VI, qui promulgua en réponse le 22 décembre 1495 une bulle qui validait, contrairement à celle de Nicolas V, l'interdiction pour les judéoconvers d'accéder à l'ordre de Saint-Jérôme[25].

Les décrets se multiplièrent : interdiction d'accéder aux principaux Colegios Mayores (San Bartolomé à Salamanque dès 1482, Santa Cruz à Valladolid en 1488, San Ildenfonso à Alcala en 1519) puis, en 1522, aux universités de Salamanque, Valladolid et Tolède ; exclusion de l'essentiel des ordres religieux (hiéronymites en 1486, dominicains 1489, franciscains 1525, bénédictins 1556) et de nombreux chapitres cathédraux (Badajoz 1511, Séville 1515, Cordoue 1530) ; interdiction d'émigrer aux colonies ibériques et, a fortiori, d'y détenir des charges [26]. Les décrets, visant initialement les nouveaux convertis s'élargirent à leurs fils et petit-fils. Par une bulle signée le 20 janvier 1537, sous la pression du roi Charles Quint et de son épouse, le pape Paul III justifia, après beaucoup de réticence, la nécessité de produire un certificat de pureté de sang pour entrer dans une confrérie d'Alcaraz[27].

Cependant, la nécessité, pour accéder à la plupart des charges auxquelles on pouvait aspirer, de démontrer l'absence d'ancêtre juif ou maure dans son arbre généalogique ne s'imposa définitivement qu'une fois que l'Eglise de Tolède, qui y avait jusqu'ici résisté[28], eut succombé en 1547 à la volonté de l'archevêque primat de Tolède Siliceo, d'origine plébeienne : désormais, tout prétendant aux prébendes du chapitre cathédral de Tolède devait prouver la pureté de son ascendance. Dès lors, cette condition s'étendit à la plupart des institutions du temps : chapitres cathédraux, ordres religieux militaires, Inquisition, couvents et monastères prestigieux, universités ; puis au XVIIe siècle, aux confréries, aux métiers d'artisans, aux corps de ville. Malgré l'opposition d'Ignace de Loyola, les Jésuites eux mêmes exigèrent des statuts de pureté de sang à partir de 1593.

Le concept de pureté de sang dans l'Espagne du XVIe siècle et XVIIe siècle : explication, réalité et oppositions

Un blanc seing indispensable

Dès lors, la limpieza de sangre devint le principal critère discriminant dans la société espagnole pour s'assurer une position de prestige : d'où l'importance pour tout un chacun d'obtenir à tout prix le blanc seing du statut de pureté de sang, y compris en forçant la porte des corps l'ayant inscrite comme une obligation ; d'où la vigilance avec laquelle les familles vieilles chrétiennes veillaient à ne pas déchoir en mêlant leur sang à un individu issu d'une famille aux origines plus troubles ; d'où la prospérité de l'industrie du faux de l'époque, compte tenu de la nécessité pour les familles disposant de conversos dans leur lignage de se fabriquer une ascendance immaculée[29] ; d'où enfin la multiplication des linujados, ces enquêteurs qui examinaient à la loupe les preuves de pureté de sang présentées par les riches espagnols qui souhaitaient accéder à un corps, un statut ou une institution particulière[30].

En effet, très concrètement, chaque candidat devait présenter un arbre généalogique paternel et maternel complet, ainsi que les documents les plus nombreux possibles attestant que tous leurs ancêtres avaient été baptisés : on connaît ainsi le cas d'une épouse de converso qui, devant le tribunal de Llerena, s'accusa d'adultère avec un vieux chrétien pour assurer que son fils pouvait prétendre à la pureté de sang[31]. Il fallait si possible fournir des témoins et jurer fidélité à l'Église et à son roi. Si un enquêteur parvenait à démontrer que l'une de ces preuves de pureté de sang (pruebas de limpieza) était un faux, il pouvait alors monnayer son silence ou vendre ses informations à un rival de l'intéressé.

L'activité de ces linujados, qui se développa en dehors de tout cadre officiel, était très importante, notamment à Séville, et certains groupes organisés, les linujados del poyo furent même mis en cause et condamnés lors d'un procès en 1654, tant ils mettaient en péril l'ordre social[32]. De fait, le surgissement de preuves d'impureté d'une famille noble bien placée était une épée de Damoclès qui pesait perpétuellement sur les élites de la société espagnole.

La pureté de sang, un outil de distinction sociale

Une question identitaire pour les Espagnols

Avec les statuts de pureté de sang, la société espagnole dispose d'un outil qui lui permet de distinguer lesquels de ses membres en sont vraiment dignes. Dans un espace géographique qui réunit plusieurs royaumes et plusieurs religions, elle constitue un facteur d'unification de la communauté par la définition d'un « autre » que l'on exclut d'une manière ou d'une autre. L'espagnol s'envisage alors avant tout comme chrétien, identité à laquelle il est profondément attaché et dont « il tire ce fantastique sentiment de dignité personnelle qui frappait si fort les étrangers, prompts à le confondre avec de l'orgueil »[33].

En effet, le Christ par son sacrifice a racheté abondamment les péchés qu'il pourrait commettre, et si il lui reste strictement fidèle, le vieux chrétien disposera à coup sûr de sa place au paradis. Encore faut-il que cette fidélité soit sans tâche, et c'est là que la distinction avec l'infidèle devient déterminante : toute tolérance vis-à-vis de celui qui, explicitement par sa foi hétérodoxe ou implicitement par ses pratiques secrètes se détourne du Vrai Dieu vous condamne avec lui, et vous devez donc faire preuve à son égard d'une rigueur inflexible. Mieux, vous devez manifester l'absence de lien, même ancien, avec l'infidèle : « l'existence, réelle ou supposée, d'un groupe de réprouvés -les judéo-convers par exemple- dont on se sépare symboliquement avec soin en entretenant à leur propos des mythes qui les rejettent dans un monde infra-humain, constitue la preuve même de l'élection divine »[33] et vous protège de tout soupçon d'infidélité au Christ.

Si les monarques espagnols n'ont pas initié le développement des statuts de pureté de sang et le mouvement vers la constitution d'une société fondée sur l'exclusion et le rejet, ils ont saisi l'occasion de cette aspiration d'une société à l'unité religieuse pour en faire un instrument d'unification politique de leur agrégat de royaumes : l'identité nationale espagnole se fonde clairement à partir du XVIe siècle sur l'orthodoxie religieuse.

Enjeu de pouvoir et substitut de noblesse

En outre, les statuts de pureté de sang constituait un instrument utilisé par ceux qui souhaitaient filtrer à leur avantage les voies d'accès aux charges de prestige, et plus généralement aux honneurs et à la considération sociale. On passe ainsi de l'exclusion religieuse à l'exclusion sociale, dans le cadre d'une lutte menée par la noblesse contre l'ascension sociale de la bourgeoisie qui risquait de menacer les bases de la société d'ordres[34]. Le statut de pureté de sang est au XVIe siècle l'occasion de valoriser la figure de l'hidalgo vieux chrétien, à la fois noble et d'une foi catholique sans tâche, par contraste avec celle du bourgeois nouveau chrétien, aux origines et à la fois douteuses, issu de cette nouvelle élite du commerce et de la haute finance que les clientèles aristocratiques souhaitaient écarter du pouvoir local et national. « Il se produit ainsi un double amalgame : de la pureté de sang à la noblesse, des professions mécaniques (industrie, commerce) à une ascendance douteuse »[35].

L'outil était pourtant à double tranchant, et en s'appuyant sur une pureté de sang dont elle était loin d'être certaine la concernant, l'aristocratie espagnole mettait en péril l'équilibre des rapports sociaux fondés jusque-là sur une stricte hiérarchie distinguant le noble du roturier. En jetant le trouble sur la pureté des lignages, en plaçant au premier plan l'opinion publique, la réputation (fama), l'obsession de la limpezia de sangre « détourna les solidarités traditionnelles à dominante hiérarchiques -clans, clientèles, lignages- au profit d'un système de discrimination religieuse et raciale »[36].

En quelque sorte, la pureté de sang peut s'assimiler à un substitut de noblesse : ceux qui peuvent s'en réclamer deviennent en quelque sorte « des gentilhommes chrétiens face aux roturiers de la foi que sont les nouveaux chrétiens »[37]. Les représentants des catégories les plus obscures de la société espagnole disposent ainsi d'une qualité inespérée qui n'a rien à voir avec l'extraction sociale. Au contraire, selon l'opinion commune de l'époque, elle était moins l'apanage de la noblesse, volontiers soupçonnée d'avoir, par intérêt financier, mêlé son sang à de grands argentiers médiévaux convertis par calcul au christianisme, que celle « du bon laboureur sédentaire, roturier et vilain par statut, mais justement dépositaire d'un honneur très sacré, celui d'être catholique et espagnol »[38]. On retrouve cette idée dans le Don Quichotte de Cervantès lors de cet échange entre don Quichotte et Sancho Panza à propos de la qualité du sang de ce dernier : « Je suis des vieux-chrétiens, et pour devenir comte c'est assez. - C'est même trop dit don Quichotte ».

Ce caractère potentiellement déstabilisant de la limpezia de sangre, susceptible de remettre en cause les positions acquises des élites de la société, explique les importantes oppositions qui s'élevèrent devant une généralisation qui répondait néanmoins à l'inclination générale de la société.

Résistances et opposition

Même après leur quasi-généralisation à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, les statuts de pureté de sang continuèrent à susciter de fortes réserves. Les dérives qu'ils engendraient contraignirent ainsi Philippe II à convoquer en 1596 une Junte présidée par l'Inquisiteur général Portocarrero et chargée de définir un cadre à ces statuts. On envisagea ainsi que les enquêtes ne puissent remonter au delà de cent ans dans le lignage, mais la mort du souverain espagnol entraina, dès 1599, l'abandon du projet. Olivares, soucieux d'attirer les capitaux marranes portugais, tenta lui aussi de limiter la portée des statuts en rédigeant, le 10 février 1623, un décret « qui invalidait toute dénonciation anonyme, pénalisait lourdement la circulation des fameux livres Verdes ou de Becerro contenant des listes infamantes de famille « impures » et instituait le principe des « Trois actes positifs » qui sanctionnait définitivement comme pure toute généalogie ayant par trois été prouvée »[39]. Mais les réticences de la société espagnole, le soulèvement du Portugal en 1640 et la disgrâce d'Olivares en 1643 firent que ce décret ne fut pas réellement appliqué.

Comme on peut le voir avec ces deux tentatives de législation sur les statuts de pureté de sang, l'Etat espagnol fut loin de favoriser systématiquement leur développement. A fortiori, il ne donna jamais aux statuts de pureté de sang la dimension d'une loi générale s'imposant à tous. Jamais la limpieza de sangre ne fit partie des lois du royaume. Elle resta toujours du domaine du privé, et toutes les institutions espagnoles ne l'adoptèrent pas, suivant en cela le conseil de Baltasar Gracian qui dénonçait, dans son Oraculo Manual ceux qui rédigeaient et lisaient ces fameux livres Verdes :

« C'est annoncer que l'on n'est pas très propre que de patauger dans la fange d'autrui. Certains voudraient, avec les taches des autres, tâcher de cacher, sinon de laver, les leurs ; ou du moins ils s'en consolent, consolation de fous. Ils ont toujours la bouche qui pue, indice que c'est l'égout par où débouchent les immondices de la rue. Dans ces cloaques, qui plus fouille plus se souille. Il y a peu de gens qui échappent à quelque vice d'origine, soit de droite, soit de gauche ; on ne connaît pas bien les fautes de ceux qui nous sont mal connus. Que l'homme attentif se garde bien de dresser un registre d'infamies, car c'est se dresser en détestable censeur qui, pour être sans vice, n'en est pas moins sans cœur[40]. »

Abrogation

La pureté de sang perd son importance au XIXe siècle. Les références à la pureté de sang commencent à être retirées des textes de loi en 1773 au Portugal[41] puis en 1865 en Espagne[42].

En Espagne, le 16 mai 1865, un décret royal abolit les « preuves de pureté de sang et de légitimité » jusqu'alors nécessaires pour rentrer dans les collèges militaires[43]. Le 26 octobre 1866, le test de pureté de sang est rendu illégal pour déterminer l'admission à un établissement scolaire. Le 20 mars 1870, un décret supprime toute référence à la pureté de sang pour déterminer l'admission aux postes de l'administration publique et de professeur.

Notes et références

  1. Christian Hermann, Stéphane Jettot, Caroline Le Mao, Sociétés anglaise, espagnole et française au XVIIe, Atlande, 2007, p. 399
  2. Christian Hermann, Jacques Marcadé, Les royaumes ibériques au XVIIe, Sedes, 2000, p. 44
  3. a  et b Dedieu 1991, p. 133.
  4. Raphaël Carrasco, Claudette Dérozier, Annie Molinié-Bertrand, Histoire et civilisation de l'Espagne classique, 1492-1808, Nathan, 1991, p. 115
  5. Sicroff 1960, p. 36-39
  6. Sicroff 1960, p. 41-60
  7. Sicroff 1960, p. 61
  8. Sicroff 1960, p. 31
  9. Christian Hermann, Stéphane Jettot, Caroline Le Mao, op. cit., p. 400.
  10. Sicroff 1960, p. 63-64
  11. Le récit du déclenchement de ces émeutes de Cordoue, dont Albert A. Sicroff fait le récit en s'appuyant sur le Memorial de diversas hazanas de Mosen Diego de Valera, montre bien les racines du phénomène et la sensibilité extrême des rapports entre les deux communautés : « la dissension entre vieux chrétiens et nouveaux chrétiens vint de l'envie excitée par la richesse de ces derniers, une richesse qui leur servait à acheter de hautes fonctions. Il suffisait de peu pour amener la rupture, et c'est ce qui se produisit le 17 avril quand les vieux chrétiens organisèrent une procession au cours de laquelle un enfant de huit à dix ans, domestique chez un Converso, renversa par la fenêtre de l'eau qui malencontreusement tomba sur une image de la Sainte Vierge. On cria aussitôt que cet incident n'était pas dû au hasard et que l'eau sale avait été, à desseins, renversée sur la procession afin d'insulter la sainte foi catholique. Aux cris de "allons tous venger cette grande injure et que meurent tous ces traîtres et hérétiques", la foule des vieux chrétiens s'assembla pour chercher vengeance. » Sicroff 1960, p. 64-65
  12. Sicroff 1960, p. 63
  13. Sicroff 1960, p. 65
  14. Ces juifs sépharades se réfugièrent pour la plupart au Maroc et dans l'Empire ottoman, où ils formeront, par exemple à Salonique, « des communautés parlant encore vers 1900 le castillan du XVe siècle ». Christian Hermann, Stéphane Jettot, Caroline Le Mao, op. cit., p. 401.
  15. Sicroff 1960, p. 67
  16. Christian Hermann, Stéphane Jettot, Caroline Le Mao, op. cit., p. 401.
  17. Marie Claude Gerbet, Histoire des Espagnols, tome I : VIe ‑ XVIIe siècle, Armand Colin, 1985.
  18. Dedieu 1991, p. 136.
  19. Vincent Parello, « La politique de Charles Quint à l'égard des judéo-convers », in Guy le Thiec et Alain Tallon (dir), Charles Quint face aux réformes, Honoré Champion, 2005, p. 104
  20. Sicroff 1960, p. 66
  21. Sicroff 1960, p. 78-79
  22. Raphaël Carrasco, Claudette Dérozier, Annie Molinié-Bertrand, op.cit., p. 115
  23. « Même s'ils ont embrassé la Foi Catholique et ont été réconciliés, les hérétiques et apostats restent toujours infâmes de droit, et ils doivent purger leur peine en toute humilité et regretter l'erreur dans laquelle ils sont tombés. C'est la raison pour laquelle les inquisiteurs doivent leur interdire d'avoir des offices publics et des bénéfices ecclésiastiques, d'être procureurs, fermiers de rentes, boutiquiers, épiciers, médecins, barbiers, saigneurs et courtiers. Les inquisiteurs doivent leur interdire également de porter de l'or, de l'argent, des coraux, des perles et objets similaires, des pierres précieuses, de la soie, du camelot sur leurs vêtements et dans leur toilette ; de monter à cheval, de détenir des armes sous peine d'être condamnés comme relaps, dans le cas contraire, à l'instar de ceux qui, après avoir été réconciliés, refusent de purger les peines qui leur ont été imposés. » cité par Vincent Parello, op. cit., p. 110
  24. « Nous ordonnons que les réconciliés pour délit d'hérésie et d'apostasie, que les fils et petits-fils de condamnés au bûcher et de pénitenciés pour ledit délit, jusqu'à la seconde génération pour la ligne masculine et jusqu'à la première par la ligne féminine, ne puissent être ni ne soient membres de notre conseils, auditeurs dans nos cours des justice et dans nos chancelleries, contrôleurs, rapporteurs, avocats, procureurs ; qu'ils ne puissent avoir d'autres offices publics ou royaux dans notre cour royale et dans nos chancelleries ; qu'ils ne puissent être corrégidor, juge, argousin, sénéchal, prévôt, échevin, jurat, inspecteur des poids et mesures, exécuteur, notaire public ou du conseil, majordome, greffier public, chirurgien, médecin, boutiquier, ; qu'ils ne puissent avoir d'autre offices publics dans aucune des villes et localités de nos royaumes et seigneuries, au risque de s'exposer aux peines des personnes privées qui exercent des métiers dont elles ne peuvent jouir légalement et de voir leurs biens confisqués au profit de notre chambre et fisc royal. » cité par Vincent Parello, op. cit., p. 110
  25. Sicroff 1960, p. 85
  26. Aviva Ben Ur, Le Monde Sépharade, Seuil, 2006, p. 282. "...en vertu de la législation , les Juifs n'eurent plus accès aux colonies ibériques"
  27. Sicroff 1960, p. 111
  28. Marc Zuili, Société et économie de l'Espagne au XVIIe siècle, éditions de l'école polytechnique, 2008, p. 71
  29. Bartolomé Bennassar, Histoire des Espagnols, volume 1 : VIe-XVIIIe siècle, Armand Colin, 1985, p. 507
  30. Michel Cassan (dir), les sociétés anglaise, espagnole et française au XVIIe, CNED/SEDES, 2007, p. 75
  31. Bartolomé Bennassar, op.cit., p. 507
  32. Michel Cassan (dir), op.cit., p. 75
  33. a  et b Dedieu 1991, p. 145.
  34. Vincent Parello, op. cit., p. 108
  35. Christian Hermann, Jacques Marcadé, op.cit., p. 44
  36. Vincent Parello, op. cit., p. 112
  37. Christian Hermann, Stéphane Jettot, Caroline Le Mao, op. cit., p. 401
  38. Raphaël Carrasco, Claudette Dérozier, Annie Molinié-Bertrand, op. cit., p. 114
  39. Raphaël Carrasco, Claudette Dérozier, Annie Molinié-Bertrand, op.cit., p. 116
  40. « Cœur » a ici le sens ancien de « courage ».
  41. Jean-Pierre Dedieu, Les mots de l'inquisition, page 88
  42. María Elena Martínez, Genealogical fictions: limpieza de sangre, religion, and gender in colonial Mexico, Stanford University Press, 2008 (ISBN 0804756481)  page 316.
  43. Instituto Internacional Luis de Salzar y Castro de Genealogía y Heráldica, Estudios a la convención del Instituto Internacional de Genealogía y Heráldica con motivo de su XXV aniversario (1953-1978), Ediciones Hidalguia, 1979 (ISBN 840004410X) , page 325.

Annexes

Bibliographie

  • I. Baer, A History of the Jews in Christian Spain The Jewish Publication Society, Philadelphia 1961-66
  • M. Kriegel, « La prise d'une Décision : l'expulsion des juifs d'Espagne », Revue historique, t.102, 1978, p. 49-90.
  • Antonio Dominguez Ortiz, Los Judeoconversos en Espana y America, Madrid, Ed. Itsmo, 1971
  • Albert A. Sicroff, Les controverses des statuts de « pureté de sang » en Espagne du XVe au XVIIe siècle, Didier, Paris, 1960 
  • Vincent Parello, « La politique de Charles Quint à l'égard des judéo-convers », in Guy le Thiec et Alain Tallon (dir), Charles Quint face aux réformes, Honoré Champion, 2005
  • Jean-Pierre Dedieu, 1492-1992, les deux éveils de l'Espagne, presses du CNRS, 1991 

Articles connexes

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