Problème corps-esprit

Problème corps-esprit
Y a-t-il un esprit dans la machine ?

Le problème corps-esprit est le problème de la détermination des relations entre le corps humain et l'esprit. Bien que ce problème existe presque depuis l'origine de la philosophie (cf. Platon), il est connu depuis le XXe siècle comme une question fondamentale, voire comme la question centrale de la philosophie de l'esprit sous l'expression anglaise de Mind-body problem.

Le problème corps-esprit est essentiellement le problème de savoir comment expliquer les relations entre l'esprit, ou les processus mentaux, et les états ou processus corporels. Il est par exemple évident que nos expériences sensorielles ont leur origine dans des stimuli qui nous parviennent du monde extérieur par le moyen de nos organes des sens, et que ces stimulis produisent des modifications de l'état de notre cerveau, causant en fin de compte la perception de sensations qui peuvent être agréables ou déplaisantes. Il semble également évident que nous pouvons mouvoir notre corps en sorte de satisfaire un besoin ou un désir. Pourtant, comment se peut-il que l'expérience consciente puisse mettre en mouvement un corps, c'est-à-dire un objet matériel doté de propriétés physico-chimiques ? Comment peut-on vouloir être la cause du fonctionnement de nos neurones et de la contraction de nos muscles en sorte qu'ils réalisent ce que nous nous proposons de faire ? Ce sont là quelques-unes des questions principales auxquelles se sont confrontés les philosophes de l'esprit, depuis Descartes.

Cet article présente les principaux axes de réponse à ces questions.

Sommaire

Dualisme

Article détaillé : Dualisme (philosophie de l'esprit).

Thalès est parfois tenu pour un physicaliste intégralement moniste[réf. nécessaire], mais l'opposition entre matière et esprit n'existe pas dans cette pensée. En revanche, Parménide relève une différence insurmontable entre l'être et la pensée d'un côté, et de l'autre la nature ; le pythagorisme importa ensuite en Grèce la croyance en l'immortalité de l'âme, donc d'une possible indépendance de l'âme et du corps ; Démocrite, d'une manière assez semblable à Parménide, sépare ce qui est connu par la raison et les phénomènes "conventionnels" que nous observons ; enfin, Platon est finalement le premier philosophe à formuler le problème dans toute son ampleur en exposant plusieurs théories visant à comprendre la nature de l'âme[1].

Au cours du 8e concile de l'Église à Constantinople en 869 (Constantinople IV), il a été décrété la suppression de l'esprit dans le 11e canon, l'âme comportant désormais une partie spirituelle. C'est de cette époque que date la confusion entre âme et esprit. Auparavant, on associait l'esprit à la pensée et l'âme au sentiment. La trichotomie (corps, âme et esprit) a été remplacée par la dichotomie (corps et âme). On est donc passé d'une vision de l'homme dans laquelle l'âme équilibre le conflit entre le corps et l'esprit à une vision dans laquelle le corps s'harmonise avec l'âme ou l'esprit.

Le dualisme est la pensée qui admet tant l'existence du monde matériel que de l'esprit, mais en tant que réalités différentes par nature. Des théories non-dualistes, au sens strict, peuvent ne pas être réductionnistes, c'est-à-dire admettre l'existence du monde matériel et de l'esprit, mais sans leur prêter de différence substantielle autre qu'une différence de catégories.

Dans le cas du dualisme, le problème classique est celui des relations entre ces deux mondes : la typologie du dualisme montre les différentes manières de répondre à ce problème. En général, les penseurs dualistes soit admettent l'obscurité de ces relations (Descartes) - mais en posant l'évidence de son existence (nous expérimentons que nous avons une double existence), soit recourent à une causalité transcendante à l'expérience qui est soit l'action directe de Dieu (Nicolas Malebranche), soit une conséquence de l'action de Dieu organisant le monde (Leibniz).

Le dualisme est caractérisé par les traits suivants[2] : le corps est localisé dans l'espace et le temps ; il peut être connu par les sens, et il peut être l'objet des sciences qui en recherchent les mécanismes causaux ; l'esprit (ou l'âme), en revanche, est localisé dans une intériorité qui n'est ni visible, ni, en conséquence, reconnaissable par autrui : l'esprit ne peut dès lors être l'objet d'une science, car il échappe au mode d'existence causal de la matière. L'impossibilité pour le dualisme d'attester l'existence de l'esprit d'autrui le conduit souvent à une seconde aporie : le solipsisme.

Typologie du dualisme

Descartes

Selon Descartes, le corps et l'âme sont deux substances « réellement distinctes »: en effet, nous pouvons avoir une connaissance claire et distincte de l'une sans avoir besoin de concevoir l'autre (Principes de la philosophie, I, 60). L'âme est une substance pensante, tandis que le corps est une substance étendue (qui s'étend dans l'espace). Toutefois, cette distinction réelle du corps et de l'âme ne s'oppose pas à leur union: le « dualisme » cartésien ne signifie pas qu'âme et corps soient complètement séparés: il y a ainsi « certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes, qui ne doivent pas être attribuées à l'âme seule, ni aussi au corps seul, mais à l'étroite union qui est entre eux (...): tels sont les appétits de boire, de manger, et les émotions ou passions de l'âme, qui ne dépendent pas de la pensée seule, comme l'émotion à la colère, à la joie, à la tristesse, à l'amour, etc. tels sont tous les sentiments, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, le goût, la chaleur, la dureté, et toutes les autres qualités qui ne tombent que sous le sens de l'attouchement. » (Principes de la philosophie, I, 48).

L'union de l'âme et du corps est un mystère: nous ne pouvons la connaître de façon claire et distincte, c'est-à-dire que nous ne la comprenons pas; mais nous l'expérimentons avec évidence. Il nous est donc impossible de penser l'union du corps et de l'esprit. Nous ne pouvons que la vivre. Descartes pensait que le lieu d'union du corps et de l'esprit se trouvait dans la glande pinéale.

Occasionalisme (Malebranche)

L'action du corps sur l'esprit et de l'esprit sur le corps est impossible ; en conséquence, c'est Dieu qui agit seul, en conformant la volonté de l'esprit aux actes du corps[3].

Harmonie préétablie (Leibniz)

Leibniz pose que l'univers est constitué de monades qui sont fermées au monde extérieur. Dès lors, comment expliquer que tout se passe dans le monde comme si les monades s’influençaient réellement mutuellement ? Leibniz explique cette concordance par une harmonie universelle entre tous les êtres, et par un créateur commun de cette harmonie :

« Aussi Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui que les phénomènes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres, et par conséquent qu’il y a de la réalité dans nos perceptions. » (Discours de métaphysique)

Si les monades semblent tenir compte les unes des autres, c’est parce que Dieu les a créées pour qu’il en soit ainsi. C’est de Dieu que les monades sont créées d’un coup par fulguration, à l’état d’individualité qui les fait comme de petits dieux. Chacune possède un point de vue sur le monde, une vue de l’univers en miniature, et toutes ses perspectives ont ensemble une cohérence interne, tandis que Dieu possède l’infinité des points de vue qu’il crée sous la forme de ces substances individuelles. La force et la pensée intimes des monades sont donc une force et une pensée divines. Et l’harmonie est dès l’origine dans l’esprit de Dieu, i.e. elle est préétablie[4].

L'harmonie étant préétablie, cela a une conséquence heureuse :

Puisqu'il y a deux sortes de vérités : « Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celle de Fait. Les vérités de Raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives » (Monadologie, paragraphe 33), et que « Cependant il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, que les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Descartes paraît l’avoir pris et puis M. Poiret. Cela n’est véritable que des vérités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur ; au lieu que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement, et en sont l’objet interne » (Monadologie, paragraphe 46), donc la science peut alors se passer de décrypter la volonté divine pour comprendre le monde, il suffit de comprendre son entendement, définit comme rationnel.

Le dualisme de la psychanalyse

Dérivé de la philosophie, le dualisme de la psychanalyse est un des piliers de la métapsychologie de Freud et de la plupart de ses "suiveurs". Sans utiliser le terme « dualisme » Freud a toujours construit sa clinique et ses théories sur l'idée d'un conflit dynamique entre pulsions, sexuelles et d'autoconservation, puis de vie et de mort. Avant lui, Gustav Fechner et d'autres avaient tenté de rendre compte du lien entre corps et esprit par la psychophysique. À l'opposé Carl Gustav Jung, Pierre Janet sont présentés comme des monistes. Les neurosciences postulent elles aussi une unité corps-esprit, un monisme; en se référant notamment à l'opposition Spinoza - Descartes.

Les objections contre le dualisme

Il existe au moins trois apories classiques au dualisme ; ces objections ont été développées, entre autres, par Spinoza et Daniel Dennett :

  • le problème de l'interaction entre le corps et l'esprit ; le rapport de deux causalités de natures différentes est inintelligible. En effet, l'alternative semble être la suivante : ou bien le corps et l'esprit sont dans un rapport de causalité, et, dans ce cas, ils sont de même nature, il n'y a donc pas de dualisme (mais le problème de leurs rapports n'est pas résolu) ; ou bien, n'étant pas de même nature, ils possèdent chacun une causalité propre.
  • le solipsisme : pour comprendre cette objection, il est possible de partir d'une expérience de pensée inventée par Descartes (Méditations Métaphysiques) : regardant dans la rue par la fenêtre, je vois des chapeaux et des vêtements qui se meuvent ; comment puis-je savoir que ce ne sont pas des machines qui les font mouvoir, plutôt que des hommes tels que moi. Le problème du dualisme est ici que la seule connaissance de la réalité spirituelle est celle que chacun possède dans une sphère privée que l'on nomme intériorité ; il en découle que je ne peux attribuer un esprit à autrui que dans la mesure où ce qui apparaît publiquement de lui se conforme à une conduite intelligible à laquelle je peux rattacher des motivations, des décisions, etc., qui me sont propres. Je ne sais donc jamais si autrui est aussi un esprit, en plus d'être le corps que je vois. L'esprit, dans cette hypothèse, semble devenir ce que l'on a appelé un fantôme dans la machine (Ryle).
  • le problème de la connaissance de soi et du langage privé. Selon le dualisme, tout homme possède une intériorité, i.e. un "espace" privé dans lequel il se perçoit sentant et pensant. Dans cette hypothèse, chacun se connaît intimement, et il est impossible de se tromper sur ses propres pensées et perceptions. Or, cette thèse qui, dans la culture occidentale, est devenue une évidence pour presque tout le monde, pose de graves difficultés. Ces difficultés ont particulièrement été soulevées par Nietzsche, puis dans le cadre de la philosophie analytique, par Wittgenstein. La première de ces difficultés est que l'on ne connaît que des généralités qui s'expriment à travers un langage public. Or, notre intériorité est, au mieux, un flux de sensations qu'il nous est impossible d'exprimer pour elles-mêmes. Ainsi, quand nous désignons la couleur rouge que nous sentons, nous parlons du rouge en général - la notion - et jamais de ce rouge qui n'est pas le rouge, mais une sensation dont nous disons publiquement qu'elle doit correspondre à la notion "rouge". Cela entraîne plusieurs difficultés : une telle déclaration, sur notre vie intérieure, est "invérifiable" ; mais elle est aussi incomparable, au point que, peut-être, nous ne pouvons parvenir à aucun accord intersubjectif sur une telle notion. Ces difficultés touchent alors, entre autres, à la question de "la fondation des sciences" : si l'on veut, à l'instar de Carnap[5], fonder l'observation scientifique sur un langage privé, sur un protocole individuel qui puisse servir à établir la thèse fondationaliste de la science, ce protocole échappe alors, en fin de compte, à toute investigation. Dès lors, la science ne possède pas de fondement ultime, mais ne se construit que d'après des théories préexistantes (cf. Philosophie des sciences).

L'ensemble de ces objections, désigné par Ryle par l'expression de doctrine reçue, amène à envisager le problème dans une perspective exclusivement moniste, qui peut être réductrice ou non.

Le monisme

Le monisme a, surtout apparemment, été développé généralement au cours du XXe siècle : ainsi Ryle soutint-il une forme de béhaviorisme. Mais il existe de nombreuses variantes, qui soulèvent toutes des problèmes plus ou moins spécifiques. Cette thèse, d'une manière générale, a de grandes répercussions pour les problèmes du libre arbitre, de la réalité de nos états mentaux, etc. Les diverses variantes de cette thèse métaphysique selon laquelle tout est physique, peuvent être ainsi représentées :

Branches du matérialisme
Comportementalisme Physicalisme Éliminativisme
Logique Méthodologique Identité type-type Identité token-token Fonctionnalisme Rien à réduire : le problème n'existe pas

Comportementalisme

Les états mentaux peuvent être décrits objectivement, à la troisième personne, ce qui permet alors de décrire leur lien au biologique.

Physicalisme

  • Matérialisme identité : à tout phénomène psychique correspond un ou des phénomènes neurobiologiques mais l'inverse n'est pas vrai.
  • Matérialisme réducteur : (voir behaviorisme) le psychique est un simple épiphénomène, dont il est vain de chercher le corrélat neurobiologique.

Fonctionnalisme

Il n'y a pas de réalité psychique autonome, mais il est impossible d'établir des relations précises et surtout "nomologiques" entre les états mentaux et des états du système nerveux (irréductibilité épistémologique). Le cognitivisme est une forme de fonctionnalisme.

Éliminativisme

Dans cette théorie, la plus radicale (elle maintient le matérialisme après le constat d'échec du réductionnisme), les états mentaux sont des entités fictives créées par la psychologie populaire.

Idéalisme

Selon l'idéalisme, et en particulier, "l'idéalisme subjectif", tout ce qui est, est un phénomène mental. Telle qu'elle fut développée par Berkeley[6], cette thèse dit que tout ce qui existe, existe en tant que perçu. Dès lors, ce qui n'est pas perçu n'existe pas. La force de cette thèse, selon Berkeley, repose sur l'argument qu'il nous est impossible de désigner une réalité existante qui ne serait pas en même temps une réalité perçue. Il s'en suit, par exemple, qu'en l'absence d'esprit percevant, le monde n'existe pas ; ainsi, en fermant les yeux, le percevant fait réellement disparaître l'ensemble des entités existantes en tant qu'elles sont perçues.

Arthur Schopenhauer nuance cet idéalisme à partir de l'apport kantien. Il ne s'agit pas de nier la réalité du monde extérieur, mais d'affirmer simplement que cette réalité n'est pas absolue (à rebours de ce que pense le "réalisme naïf" qui voit le phénomène comme absolument réel) :

« L'idéalisme transcendantal ne conteste nullement la réalité empirique du monde présent devant nous. Au contraire, il dit simplement qu'il n'est pas inconditionné, puisqu'il a pour condition nos fonctions cérébrales, d'où naissent les formes de la perception intuitive, à savoir temps, espace et causalité ; en conséquence, cette réalité empirique elle-même n'est que la réalité d'une apparence phénoménale. » (Parerga et Paralipomena, Fragments sur l'histoire de la philosophie)

Par ailleurs, pour Schopenhauer le problème corps-esprit est un faux problème, corps et esprit étant les deux faces d'une même réalité, l'un renvoyant à l'autre, l'esprit ne pouvant exister sans le corps (c'est-à-dire le cerveau), et le corps ne pouvant être connu que par l'esprit.

Typologie de l'idéalisme

Références

  1. Le Phédon.
  2. D'après Gilbert Ryle, La Notion d'esprit, Chapitre premier
  3. Recherche de la vérité
  4. Système nouveau de la nature, 3. : « Ainsi il y a une harmonie parfaite entre les perceptions de la monade et les mouvements des corps, préétablie d’abord entre le système des causes efficientes et celui des causes finales. Et c’est en cela que consiste l’accord et l’union physique de l’âme et du corps, sans que l’un puisse changer les lois de l’autre. »
  5. Über Protokollsätze
  6. Trois dialogues entre Hylas et Phylonous.


Voir aussi

Bibliographie

Philosophie antique

Philosophie moderne

Philosophie contemporaine

Articles connexes

Liens externes


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