Peinture abstraite

Peinture abstraite

Art abstrait

Theo van Doesburg, Contre-Composition V, 1924

L'art abstrait est une forme d'art qui n'essaie pas de représenter le monde sensible. L'art abstrait peut se passer de modèle et s'affranchit de la fidélité à la réalité visuelle.

Sommaire

Définition

Dans les arts plastiques, l'art abstrait est un « langage visuel » né au XXe siècle. Il n'essaie pas de représenter « les apparences visibles du monde extérieur [1] », mais tente de donner une contraction du réel ou encore d'en souligner les « déchirures »[2]. L'art abstrait peut se passer de modèle et s'affranchit de la fidélité à la réalité visuelle et ainsi des créations plastiques mimétiques. Il ne représente pas des sujets ou des objets du monde naturel, réel ou imaginaire, mais seulement des formes et des couleurs pour elles-mêmes.

Le peintre Vassily Kandinsky est considéré comme le fondateur et le théoricien de l'art abstrait. Il a peint sa première aquarelle abstraite Sans titre en 1910 (en réalité elle est antidatée). Selon le philosophe Michel Henry ; « Kandinsky appelle abstrait le contenu que la peinture doit exprimer, soit cette vie invisible que nous sommes. »[3]

Au début du XXe siècle, ce terme incluait aussi le cubisme ou le futurisme, genres dans lesquels il y a bien volonté de représenter le monde réel, sans l'imiter ou le copier, mais plutôt en en montrant les qualités intrinsèques. On représente ce qu'on sait d'un objet plutôt que ce qu'on en voit.

L'art abstrait utilise un langage formel, pictural et linéaire pour créer une composition indépendante du rapport aux références visuelles existantes dans le monde sensible. L'art occidental a été, de la Renaissance jusqu'au milieu du 19e siècle, sous-tendu par la logique de la perspective et une tentative de reproduire l'illusion de la réalité visible. La découverte et l'accès grandissant aux arts et cultures extérieurs à l'Europe ont insufflé d'autres modèles de description et permis une expérience visuelle de l'artiste libérée des contraintes de la représentativité. À la fin du 19e siècle, de nombreux artistes ont ainsi estimé nécessaire de créer une nouvelle forme d'art assimilant les changements technologiques, scientifiques et philosophiques de leur temps. Les sources dont les artistes tirent leur arguments théoriques sont diverses et reflètent les préoccupations sociales et intellectuelles dans tous les domaines de la culture occidentale de cette l'époque.

L'Abstraction indique un point de départ, une nouvelle représentation de la réalité et de l'imagerie dans l'art. Depuis le réalisme du début du 19e siècle et l'apparition du daguerréotype, une représentation exacte du réelle est réalisée. L'écart entre art et réalité, thème classique de la représentativité artistique, a traversé le miroir de l'exactitude visuelle. L'Abstraction s'inscrit dans cette continuité, cette constante recherche d'une représentation juste du réel. Elle se veut une réponse à ces nouvelles formes récemment apparues, considérées malgré leur exactitude technique comme partiales, incomplètes. L'idée de sublimation de la réalité disparaît au profit d'une abstraction extérieure à sa représentation tangible, l'art ne vise plus la vraisemblance la plus grande, le réalisme le plus exact, car il peut être supplanté, résumé, au moins théoriquement par les nouvelles formes de représentation automatisée, puisqu'une représentation parfaite est susceptible d'être extrêmement difficile à atteindre. Le travail artistique prend des libertés, en modifiant par exemple la couleur et la forme d'une manière qui soit visible et contenue dans une essence concise qui peut être appelée « abstraite ». La résultante ne comporte plus les traces de l'abstraction, les références et le reconnaissable disparaissent au profit des effets visibles, des formes géométriques, des lignes épurées ou foisonnantes, des couleurs uniques ou mêlées. Ainsi, l'abstraction géométrique ne conserve aucune des références naturelles et réalistes des entités présentées. Art figuratif et Abstraction totale sont presque incompatibles, à ceci près que la représentation figurative (ou art réaliste) contient souvent une abstraction partielle.

L'abstraction géométrique et l'abstraction lyrique sont le plus souvent totalement abstraites. Parmi les très nombreux mouvements artistiques pré-abstraction, ceux qui incarnent une part substantielle et notable d'abstraction sont le fauvisme, pour son usage des couleurs, clairement et délibérément altérées par rapport à la réalité, et le cubisme, qui modifie de façon flagrante les formes de la vie réelle. Enfin le futurisme, dans sa volonté de dé-figurer le réel par le dynamisme et le cinétisme, parvient à un art abstrait, notamment avec Giacomo Balla[4].

Aux origines de l'abstraction

Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, plusieurs variétés d'art abstrait émergèrent dans différents contextes, bien que la ville de Paris soit souvent reconnue comme la capitale de la culture occidentale à l'époque, et que Robert Delaunay y exposât ses œuvres cubistes prismatiques. Mais il est tout aussi important de regarder ailleurs, par exemple : en Allemagne et en Russie, des artistes créaient des tableaux qui variaient beaucoup, non seulement dans leur aspect mais aussi dans les intentions.

L’influence du développement de la science et de la technique propres à la peinture, sur l’évolution de l’art plastique est bien établie[5]. De plus, l'invention puis l'évolution de la photographie au XIXe siècle libère la peinture de la représentation de la réalité.

Cependant, des domaines apparemment fort éloignés de la peinture ont aussi amené des modifications dans la position des artistes.

Ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’optique physiologique fait d’importants progrès sous l’impulsion de l’Allemand von Helmholz (1821-1894). Elle distingue deux étapes dans la vision : au niveau de l’œil, les rayons lumineux produisent une « impression » et ensuite les nerfs de la rétine les transmettent au cerveau où ils apparaissent sous forme de « sensations ».

Certains artistes sont influencés par ces nouvelles connaissances. Les « impressionnistes » avaient, eux, déjà tenté de rendre l’« impression » (la première étape) que leur faisait la nature. D’autres peintres vont reconnaître qu’il est vain d’essayer de restituer la nature sur une toile avec une objectivité totale. Car les « sensations » (la deuxième étape) viennent « perturber » le processus de création et elles apparaissent fort complexes. Elles ne sont pas un simple enregistrement passif d’informations de formes et de couleurs, mais impliquent des mécanismes neurologiques apportant d’autres résultats. Il va plus s’agir de rendre les résultats de l’introspection que de copier plus ou moins fidèlement les effets de la nature.

František Kupka (1871-1957), pionnier de l’abstraction en peinture, a rapidement saisi l’impact de cette nouvelle conception de la vision sur la finalité de l’art, jusqu’alors perçue comme une imitation de la nature. Les « sensations » du peintre s’inscrivent maintenant en priorité dans sa vision. Kupka s’intéresse à l’aspect psychophysique des couleurs : « il nous semble donc plus opportun de considérer et d’interroger les sensations de lumière, de caractère et de valeur différentes, en tant qu’elles suscitent en nous des états d’âme ». On va parler de « l’œil solaire ».

Les avancées dans un autre domaine scientifique, celui de la compréhension de la nature ondulatoire, à la fois de la lumière et du son, ouvrent également de nouvelles perspectives. Elle amène la mise au point par des chercheurs, d’instruments de projection de lumière colorée. Ceux-ci sont utilisés avec accompagnement musical. L’un des inventeurs de cette « color music » (« musique chromatique », qui s’appellerait actuellement « son et lumière »), Wallace Rimington, écrit en 1895 ; « En peinture, la couleur a seulement été utilisée comme l’un des éléments de l’image. Nous n’avons pas encore eu d’images dans lesquelles il n’y ait ni forme, ni sujet, mais seulement la pure couleur ». Il écrit également ; « …En fait, il n’y a jamais eu d’art pur de la couleur ne s’occupant que de la couleur seule et ne se fiant seulement qu’à tous les changements subtils et merveilleux, ainsi qu’aux combinaisons dont la couleur est capable en tant que moyen de sa propre expression. » À cette époque, ses concerts de « color music » eurent du succès. Il n’est donc pas étonnant de trouver un article publié en 1908 portant le titre Les lois d’harmonie de la Peinture et de la Musique sont les mêmes (Henri Rovel). Son contenu, dans l’esprit de la musique chromatique, aura une grande influence sur les peintres Kandinsky (1866-1944), Larionov (1881-1964) et à nouveau Kupka. Dans un autre article, Rovel confirme ; « La vie est caractérisée par la vibration. Sans vibration, il n’y a pas de vie. Le monde entier est soumis à cette loi. »

Développements

C’est à la même époque, en 1911, que le compositeur russe Scriabine (1872-1915), qui avait probablement connu Rimington, présente sa symphonie « Prométhée, le Poème du feu » dont l’exécution nécessite la présence d’un clavier à couleurs dans l’orchestre. Scriabine voulait s’adresser à tous les sens de ses auditeurs pour leur donner la perception d’un monde en vibration constante.

Revenons à la peinture. En adoptant cette nouvelle vision du monde, l’artiste ne va plus tenter de le reproduire en l’imitant. Il va surtout s’inspirer de ses sensations, visuelles et acoustiques, pour en donner une vision intérieure plus conforme aux nouvelles données scientifiques. Il faut rapprocher l’art du continuum vibratoire de la nature. Gauguin écrira ; « Pensez à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration de même que la musique est à même d’atteindre ce qu’il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature : sa force intérieure. » L’accent est donc mis sur une fonction émotionnelle de la couleur identique à la fonction émotionnelle de la musique. Ce sera « l’œil musical ».

Dans la même veine, d’autres chercheurs ont réussi à transposer en inscriptions graphiques les vibrations sonores. Les clichés qu’ils en ont tirés ont été publiés et certains seront utilisés par les artistes séduits par ces nouvelles perspectives. Les jalons de la peinture abstraite sont ainsi placés.

Comment s'est développée l’abstraction sur le plan pictural ? Jean-Louis Ferrier (critique et auteur de « l’Aventure de l’Art au XXe siècle » définissait trois fondateurs à parts égales :

  • Vassily Kandinsky, véritable précurseur, qui écrit en 1910 dans son ouvrage Du Spirituel dans l'Art, et dans la Peinture en particulier, que l'idée de l'inutilité de la représentation lui a été soufflée par un de ses tableaux posé par erreur sur un côté,
  • Piet Mondrian, qui a obtenu ses structures géométriques abstraites par dérivation progressive d’une de ses peintures d’un parc à huîtres en contre-jour de la mer,
  • et Kasimir Malevitch, qui a recherché la simplification extrême aboutissant au fameux « Carré noir sur fond blanc ».

Pour ces trois fondateurs le passage de la figuration à l’abstraction s’est opéré assez lentement entre 1910 et 1917. Mais le genre aura été bien préparé par l’évolution picturale générale de l’époque, qui aura fondé aussi le cubisme, le rayonnisme, le futurisme, etc., et même le ready-made (1913) : l’abstraction n’a pas été une révélation isolée, elle fait partie d'un contexte global extraordinairement créatif dans tous les arts. En particulier les artistes impressionnistes avaient déjà produit des toiles quasi-abstraites, toutes adonnées à la lumière (par exemple dans certains tableaux de Bonnard, les personnages sont presque invisibles).

Parmi ces différentes évolutions, aujourd'hui encore, l’abstraction reste la plus mal acceptée par le public, car un tel tableau ne « représente » rien, ce qui parfois choque le goût, les habitudes, la formation ; une œuvre abstraite doit en effet s’aborder dans un esprit différent[6] des œuvres figuratives.

L'art et le transcendantal

Vassily Kandinsky est l'un des artistes qui pourraient être considéré comme initiateur de l'art abstrait. Ses œuvres du début des années 1910, à Munich, emploient un éventail impressionnant de couleurs et de techniques picturales. Dans les écrits de Kandinsky, celui-ci annonce clairement avoir abandonné les apparences extérieures dans l'espoir de pouvoir communiquer plus directement les sentiments au spectateur. Kandinsky considérait que les couleurs et les formes pouvaient communiquer des vérités spirituelles, cachées derrière les apparences quotidiennes et qui sont difficiles à décrire par les mots. Il voyait même une similitude entre la musique et la peinture, en 1912 il écrivit : « La couleur est le clavier. L'œil est le marteau. L'âme est le piano, avec ses nombreuses cordes. L'artiste est la main qui fait résolument vibrer l'âme au moyen de telle ou telle touche. »

En Russie, à la même époque, Kasimir Malevitch peignait des arrangements de formes abstraites qui semblent suspendues dans l'espace. Mais la géométrie rigide d'un tableau tel que Rectangle noir suprématiste contraste nettement avec l'aspect relâché des œuvres de Kandinsky, est l'indice qu'il a foi dans le progrès technique plutôt que dans un monde évoquant la nature. L'œuvre de Malevitch évolua en s'écartant du cubisme et du futurisme. Malevitch, comme Kandinsky, considérait les couleurs comme des sentiments et les peignait flottant à travers des surfaces blanches qui, pour lui, représentaient le « vide ». Ses carrés et ses rectangles étaient de nouveaux symboles, en rupture avec les outils picturaux du passé. Mais ces symboles étaient emblématiques d'une nouvelle réalité spirituelle.

Malevitch qualifiait de suprématiste son type de peinture, ce qui signifie « dirigeant suprême ou absolu ». Kandinsky et lui partageaient une grande foi dans la valeur d'un art nouveau et indépendant, partageaient aussi un intérêt pour les philosophies mystiques et aspiraient à découvrir des vérités universelles.

Fins et commencements

Malevitch prétendait avoir peint son premier carré noir dès 1913. Il serait compréhensible d'interpréter ce rejet radical de la représentation comme la fin de la peinture, et pourtant, pour l'artiste, c'était un nouveau début. De fait, son art était un art radical dans une époque de changement radical en Russie, et de nombreux autres peintres se tournèrent vers l'abstraction à cette époque. La révolution de 1917 eut des conséquences dramatiques sur presque tous les aspects de la société russe, y compris les attitudes envers la culture. L'art, tel qu'il était compris dans les sociétés capitalistes occidentales, fut remis en question et les artistes, traditionnellement considérés comme des génies différents du reste de la société, se représentaient maintenant comme des « travailleurs ». L'art ne pouvait plus être un bien de luxe destiné aux riches, mais devait être utile, jouer un rôle intégré dans la construction de la nouvelle Russie soviétique.

Le Russe Alexandre Rodtchenko aurait sans doute été malheureux de voir son tableau « non-objectif » qualifié d'« œuvre d'art ». Ce travail ne fut pas conçu comme un objet de contemplation esthétique mais comme une exploration de la ligne et de l'espace qui pourrait avoir d'autres applications, par exemple en design ou architecture.

Artistes

Notes et références

  1. (Degand 1956)
  2. (Bazaine 1953)
  3. (Henry 2005)
  4. Giovanni Lista, Le Futurisme : création et avant-garde, Éd. L’Amateur, Paris (2001) (ISBN 978-2-8591-7322-7)
  5. Chroniques artistiques
  6. voir par exemple : Comprendre l’art abstrait ! - almanart.com
  • (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu d’une traduction de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Abstract art ».

Bibliographie

  • Jean Bazaine, Notes sur la peinture d'aujourd'hui, Seuil, 1953 (ISBN 978-2-0200-2577-5) 
  • Léon Degand, Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction, Éditions de l'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne, 1956 
  • Michel Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Presses Universitaires de France, 2005 (ISBN 2-1305-3887-8) 
  • Marcelin Pleynet & Michel Ragon, L'Art abstrait 1970-1987, Maeght Éditeur, 1989

Voir aussi

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