- Sublime, forcément sublime Christine V.
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« Sublime, forcément sublime Christine V. » est un texte de Marguerite Duras publié le 17 juillet 1985 dans le journal Libération et traitant de l'affaire Grégory.
Sommaire
Historique
En 1985, à la demande de Serge July, Marguerite Duras se rend à Lépanges-sur-Vologne pour le journal Libération. Alors que Duras demande à rencontrer Christine Villemin, la mère du petit Grégory retrouvé mort dans la Vologne le 16 octobre 1984, cette dernière refuse de s'entretenir avec l'écrivaine[1].
Le 17 juillet 1985, Libération publie une tribune signée Duras, qui pointe la culpabilité criminelle de Christine Villemin. L'article est précédé d'un avertissement, « La transgression de l'écriture », rédigé par Serge July, qui rappelle la liberté inhérente à l'écriture de l'artiste. Le style du texte, empirique et pythique, met en place une méthode « d'imprégnation du réel ». Sans avoir rencontré Christine Villemin, sans preuves concrètes et en ne respectant pas la présomption d'innocence, l'écrivaine se fait médium pour accéder à la vérité du crime : « Dès que je vois la maison, je crie que le crime a existé. Je le crois. Au-delà de toute raison [...] On l’a tué dans la douceur ou dans un amour devenu fou[2]. » Dès lors, l'article suscite une polémique.
En 1998, dans sa biographie Marguerite Duras (Gallimard), Laure Adler déclare que « Marguerite Duras se défendra toujours de ce « sublime, forcément sublime » ; elle dira l’avoir barré avant de remettre son texte au journal et reprochera à Serge July de l’avoir rétabli sans l’avoir consultée. Mais, pour le reste, elle confirmera ce qu’elle a alors, sous le coup de l’émotion, écrit, relu sous forme manuscrite puis corrigé sur les épreuves d’imprimerie. »
En 2006, Denis Robert, qui suivait en 1985 l'affaire Grégory pour Libération, révèle que le texte est en réalité une « version allégée » d'une première tribune, refusée par la rédaction du journal, et dans laquelle Marguerite Duras « développait l’idée qu’une mère qui donne la vie a le droit de la retirer[3]. »
Le texte
Pour Hamida Drissi, dans « Sublime, forcément sublime Christine V. », Marguerite Duras « justifie et excuse en quelque sorte l’infanticide présumé de Christine Villemin par une oppression millénaire exercée sur la femme et une maternité vécue dans la douleur et le morcellement[4] » :
« Regardez bien autour de vous : quand les femmes sont comme celle-ci, inattentives, oublieuses de leurs enfants, c’est qu’elles vivent dans la loi de l’homme, qu’elles chassent des images, que toutes leurs forces, elles s’en servent pour ne pas voir, survivre[2]. »
Hamida Drissi poursuit en soulignant que Duras « confère au geste infanticide de Christine Villemin une dimension tragique et universelle, révélatrice de la condition de toute femme pour conclure enfin sur l’innocence de l’accusée ». Ainsi l'écrivaine sublime l'image de Christine Villemin et fait d'elle une figure mythique de la galaxie durassienne. Christine V. devient sous sa plume une figure féministe, victime de la domination masculine - élément déclencheur de l'acte meurtrier commis par la femme. Selon le JDD, « Marguerite Duras prend fait et cause pour la mère, tout en l’estimant coupable. L’écrivain estime que Christine Villemin est "sublime, forcément sublime" et justifie son geste par une vie terne, et une rancœur contre son époux[5] » :
« Aucun homme au monde ne peut savoir ce qu’il en est pour une femme d’être prise par un homme qu’elle ne désire pas. La femme pénétrée sans désir est dans le meurtre. Le poids cadavérique de la jouissance virile au-dessus de son corps a le poids du meurtre qu’elle n’a pas la force de rendre : celui de la folie[2]. »
Ainsi, Christine Villemin apparaît comme le « centre aveugle » de l'acte infanticide, assimilé à la figure d'une meurtrière exempte de culpabilité, ignorante de son crime :
« Les progrès de ce malheur elle ne les voie pas se faire, c’est certain, elle ignorerait de plus en plus où elle va : une nuit qui descendrait sur elle Christine V. innocente qui peut-être a tué sans savoir comme moi j’écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d’octobre[2]. »
En fin d'article, Marguerite Duras marque la subjectivité du texte, tout en signant ses convictions elle réaffirme la portée féministe de cet écrit : « Je parle du crime commis sur l’enfant, désormais accompli, mais aussi je parle du crime opéré sur elle, la mère. Et cela me regarde. Elle est encore seule dans la solitude, là où sont encore les femmes du fond de la terre, du noir, afin qu’elles restent telles qu’elles étaient avant, reléguées dans la matérialité de la matière. Christine V. est sublime. Forcément sublime[2]. »
Réception
Une article controversé
Dès sa parution, le texte fait l'objet d'une très vive controverse. Pour Aliette Armel, « la femme inculpée dans un fait divers devient un mythe durassien, Christine V., et les lecteurs interpellés dans leur quotidien sont invités à porter leur regard sur leur environnement le plus proche et ils ne supportent pas ce déplacement, cette abolition de la distance[6] ».
De nombreux artistes, et plus particulièrement des femmes, jugent sévèrement le texte de Duras : Françoise Sagan et Benoîte Groult se disent indignées et scandalisées par le texte, Simone Signoret en souligne la confusion et l'ambiguïté, Régine Deforges quant à elle parle d'une acte de délation et de complaisance impudique dans le malheur des autres[7].
Angelo Rinaldi écrit à l'époque dans L'Express : « Le drame de Lépanges est assez compliqué et douloureux comme cela. Il n'était pas nécessaire que s'y ajoutât, pour l'obscurcir encore, la suffisance pâmée d'une femme de lettres qui donne à lire les ouvrages de la collection Harlequin au "Penseur" de Rodin. L'horreur d'une telle histoire se sera augmentée des rires que Mme Duras a suscités »[8]. Revenant sur cet épisode en 1998, L'Express juge que dans ce contexte, Marguerite Duras était « ridicule, forcément ridicule »[9]. La Dépêche du Midi cite en 2002 un journaliste pour lequel cet article était l'épisode le plus extravagant de la « curée médiatique » autour de l'affaire Grégory[10]. Revenant en 2008 sur l'affaire, Georges Moréas qualifie cet écrit de « divagation intello »[11].
Christine Villemin déclare pour sa part à l'époque, à propos de Marguerite Duras, « Mais elle est folle celle là ! »[12]. Elle intente par la suite contre Serge July et Marguerite Duras un procès en diffamation pour atteinte à la présomption d'innocence et à son droit à l'image, mais est déboutée en janvier 1994[13].
Certains auteurs prennent quant à eux la défense de Marguerite Duras. Christian Jouvenot estime que « Duras est toujours Duras, à la fin de sa vie comme au début. C'est la densité fulgurante de cet écrit, sa folie qui témoigne d'un agrippement désespéré à ce que nous observons d'invariable dans l'œuvre (...) L'article mérite le détour parce que dans sa forme hallucinée et dans sa fulgurance il éclaire Marguerite Duras bien plus évidemment qu'il n'éclaire l'affaire V. avec laquelle en réalité il n'a que très peu à voir. Ces déclarations sont seulement fidèles à leur auteur, pas plus déplacées que son œuvre toute entière si ce n'est d'avoir été publiées dans une presse à grand tirage[14]. » Dans cette même perspective, Edmonde Charles-Roux juge le texte « remarquable » et note : « Bien sûr que Marguerite Duras croit Christine coupable. Là-dessus elle ne laisse planer aucun doute. Mais elle chercher à travers les causes profondes du crime. Dès ce moment, le lecteur est appelé à partager l'avis de Duras[15] ».
Les pages courriers des lecteurs de L'Evenement du jeudi publient quant à elles lettres prenant la défense de Duras, en se moquant, note Laure Adler, « de ces femmes écrivains, grenouilles de bénitier qui n'ont pas le courage d'assumer la violence de leur féminité. Madame Bovary, Violette Nozière sont citées pour réhabiliter Marguerite Duras et la replacer dans la lignée des écrivains qui transforment le réel pour mieux le transcender[7] ».
Laure Adler rend également compte de la réaction de François Mitterrand, alors président de la république : « Le lendemain de la publication de l'article, elle rencontre François Mitterrand dans une librairie du quartier latin. Mitterrand l'attrape et lui dit : "Dites donc vous, vous n'y allez pas par quatre chemins !" » Et à Duras, de lui répondre : « Oui, c'est vrai, je vais comme ça. Le crime, à de rares explications près, je ne le vois jamais comme un mal ou un bien mais toujours comme un accident qui arrive à la personne qui le commet. Excusez-moi je ne le juge pas[16]. »
Réponse de Marguerite Duras
Perçue comme une écrivaine « impulsive et péremptoire, voire déraisonnable et irrationnelle[17] » et prise à partie tant pour sa posture que pour son approche de l'affaire, Marguerite Duras déclare à l'époque : « Ma réputation, je m'en tape »[9]. Elle répond ensuite à ces accusations dans une « Lettre à Isabelle C.[18] », rédigée en 1987 et restée inédite jusqu'à sa publication en 1998 dans la biographie Marguerite Duras de Laure Adler[19].
Dans ce texte, Duras affirme la souveraineté de son écriture et de son jugement quant à la culpabilité de Christine Villemin : « Tous ces gens qui me parlent de ce qu'on doit écrire ou pas, quel ennui, quelle erreur. Comme si on en était encore au Père Sartre qui faisait la loi ». Duras y réfute tout argument d'autorité qui se voudrait moralisateur et se présente comme le médium d'une vérité que l'opinion veut faire taire :
« Comme si les crimes étaient répréhensibles, comme si d'en parler faisait du tort aux accusés, c'est le contraire. Comme si inventer les raisons c'était ça la délation, comme s'il n'y avait que les intellectuels de responsables, alors que tout le monde l'est, même le prolétariat, même les faux écrivains, même les analphabètes (...) Vous êtes pour le silence. Et moi j'ai parlé (...) Beaucoup auraient souhaité que je fasse du tort à C.V., que je sois condamnée pour cela et qu'ils soient débarrassés de la gêne endémique que je représente dans leur vie (...) Ce que l'on me reproche, au fond, c'est que Libé m'a demandé ce papier et que ce soit moi qui l'ai écrit. Voici donc je suis déshonorée à leurs yeux, définitivement déshonorée. Cela arrive, vous voyez. Je suis assez honorée d'être déshonorée. »
Duras rappelle par ailleurs qu'elle s'est intéressée à ce fait divers car il évoquait, dans une certaine mesure, une tragédie antique dans laquelle elle aurait endossé le rôle du narrateur omniscient, jusque-là absent : « Là où l'homme lit de la philosophie, je lis l'histoire de l'homme qui fait de la philosophie et celle de l'homme qui lit la philosophie. Cela parce que je lis tout. (...) Le crime de Lépanges est inaccessible, tellement inaccessible que je crois que personne n'est en l'auteur. »
De plus, comme dans l'article paru dans Libération, Duras souligne la portée féministe de son texte, « le vrai problème étant encore une fois celui des femmes, la recherche du sens par les femmes de la vie qu'elles mènent et qu'elles n'ont pas désirée. » Suite aux courriers reçus en réaction à son article, Duras écrit que « les hommes sont contre [elle], pas les femmes en général, très peu. Presque toutes les lettres d'hommes relèvent d'un formalisme éprouvé et très éprouvant », soulignant ainsi que le meurtre du petit Grégory est avant tout une histoire lié à la féminité et à la quotidienneté telle qu'elle est éprouvée par les femmes :
« Le problème de ce crime est un problème de femmes. Le problème des enfants est un problème de femmes. Le problème de l'homme est un problème de femmes. L'homme l'ignore. Tant que l'homme s'illusionnera sur la libre disposition de sa force musculaire, matérielle, la profondeur de l'intelligence ne sera pas masculine. Seule la femme sera avertie de l'erreur de l'homme sur lui-même. Il y a bien pire que les gifles pour un steak mal cuit, il y a la vie quotidienne. »
Toutefois, face à l'ampleur de la polémique, les propos de Duras se font plus équivoques quant à sa responsabilité dans le déchainement médiatique qui entoura l'affaire Grégory : « Je voulais dire ceci : je n'ai fait aucun tort à Christine V. (...) Si j'avais cru possible de faire du tort à Chritine V., je n'aurais pas fait cet article. Peut-être est-ce une aberration de ma part, ce n'est pas sûr du tout, mais peut-être, auquel cas je serais inexcusable. »
Voir aussi
Éditions du texte
- Marguerite Duras, « Sublime, forcément sublime Christine V. », Libération, 17 juillet 1985.
- Marguerite Duras, « Sublime, forcément sublime Christine V. », Cahiers de l'Herne, n° 86, 2005.
- (en) Marguerite Duras, « Sublime, necessarily sublime, Christine V. », trad. Adrew Slade, Janus Head : Journal of Interdisciplinary Studies in Literature, 2006[20].
- Marguerite Duras, Sublime, forcément sublime Christine V., édition établie par Catherine Mavrikakis, éditions Héliotrope, 2007.
Sur le texte
- Aliette Armel, « De la mendiante à Christine V, les errances féminines de M. Duras », Remue.net, 6 mars 2006.
- Marguerite Duras, « Lettre à Isabelle C. », réponse à la polémique suscitée par la parution de la tribune, publié dans Marguerite Duras de Laure Adler, Gallimard, 1998, p. 586-589.
- Christian Jouvenot, « Marguerite Obscur Donnadieu Duras : "Sublime, forcément sublime" », Revue de psychanalyse française, vol. 69, PUF, mai 2005.
Lien externe
Annexes
En 2011, lors de la publication, dans Libération, d'une tribune signée Christine Angot, « Le problème de DSK avec nous[21] » traitant de l'affaire Dominique Strauss-Kahn, Le Nouvel Observateur souligne l'influence du texte « Sublime, forcément sublime Christine V. ». Jérôme Garcin note en effet que la tribune « rappelle les riches heures de Marguerite Duras, dont [Christine Angot] est la digne héritière[22] ». De fait, à la manière de Duras, l'écrivaine désigne ici publiquement la culpabilité d'une personnalité, sans présomption d'innocence, et dans un style pythique. En 2000, Christine Angot faisait déjà allusion à l'article de Marguerite Duras, se qualifiant elle-même, dans Quitter la ville, d'héritière de cette écriture : « Je suis tellement Duras tendance Villemin[23] ».
Notes et références
- Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998.
- Marguerite Duras, « Sublime, forcément sublime Christine V. », Libération, 17 juillet 1985.
- Denis Robert: "J'ai dérapé au moment de l’inculpation de Bernard Laroche", 20 Minutes, 26 octobre 2006
- L'Œuvre de Marguerite Duras ou l’expression d’un tragique moderne, Thèse de doctorat en littérature française, Université Paris-Est, 2009 Hamida Drissi,
- Osez le crime féministe ! sur Monde en question. Consulté le 26 juillet 2010
- Aliette Armel, « De la mendiante à Christine V, les errances féminines de M. Duras » sur Remue.net, 6 mars 2006
- Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 538.
- Marguerite D. comme détective, L'Express, 26 juillet 1985 Angelo Rinaldi,
- BIographie Ombres et lumières de Marguerite sur L'Express. Mis en ligne le 27 août 1998
- Affaire Grégory : la justice plaide coupable, La Dépêche du Midi, 26 septembre 2002
- L’affaire du petit Grégory, blog de Georges Moréas, 3 décembre 2008
- Le meurtre du petit Grégory La tribune Villemin-Jacob enterre Gregory, Libération, 13 juillet 2007
- Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, page 541
- L'Harmattan, 2008, p. 53. Christian Jouvenot, La Folie de Marguerite. Marguerite Duras et sa mère,
- L'Événement du jeudi, 25-31 juillet 1985.
- Entretien de Laure Adler avec François Mitterrand (8 avril 1994), dans Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 539.
- Presses universitaires de Lyon, 2003, p. 152. Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, Les Lectures de Marguerite Duras,
- Nom d'une lectrice dont Duras reçut un courrier défavorable suite à la publication de la tribune dans Libération
- Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 586-589. Origine du document : archives d'Henri Chatelin ; note 108, p. 613. Toutes les citations sont extraites de cette édition du texte.
- (en) Marguerite Duras, « Sublime, necessarily sublime, Christine V. »
- Christine Angot, « Le problème de DSK avec nous » sur Libération, 24 mai 2011
- Jérôme Garcin, « Tendance - Christine Angot, forcément sublime » sur Le Nouvel Observateur, 11 juin 2011
- Christine Angot, Quitter la ville, Stock, 2000.
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