Représentation de la femme dans les Fleurs du mal

Représentation de la femme dans les Fleurs du mal

« Le goût précoce des femmes. Je confondais l'odeur de la fourrure avec l'odeur de la femme. Je me souviens... Enfin j'aimais ma mère pour son élégance. J'étais donc un dandy précoce.[1] »

De l'amour qu'il porte à sa mère, Caroline Archimbaut-Dufaÿs, pour son élégance jusqu'à Jeanne Duval (il l'a faisait sasseoir devant lui dans un grand fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement, ou lui disait des vers écrits dans une langue qu'elle ne savait pas[2] nous raconte Th. de Banville), en passant par Apollonie Sabatier (à qui Th. Gautier a écrit ses Lettres à la Présidente[3]), Charles Baudelaire conservera, son existence durant, ce goût précoce des femmes qui façonnera durablement et profondément son œuvre et aiguisera sa sensibilité de dandy.

Sommaire

Une fascination du féminin

Les allégories féminines

Différentes réalités abstraites sont présentées sous les traits dune femme, le plus souvent par lutilisation de la majuscule. Cest le cas pour la nature « Du temps que la Nature en sa verve puissante » (XIX), la mort « La Mort nous tient souvent par des liens subtils » (XL), la beauté « Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques » (XXI), la douleur « Sois sage, ô ma Douleur », lélégance, la force « LÉlégance et la Force abondent, sœurs divines » (XX), la folie « Te pavaner aux lieux que la Folie encombre » (XXXVII), la nuit « , seul avec la Nuit, maussade hôtesse » (XXXVIII-I), etc...

Les références littéraires et mythologiques...

La magicienne Circé qui était parvenue à charmer Ulysse ; Diane, déesse de la chasse ; Écho ; Eurydice la fiancée dOrphée ; Vénus déesse de la beauté ; Cybèle, déesse de la terre et de la fécondité, Proserpine ; Elvire, la dernière épouse de Don Juan ; la Lady Macbeth de Shakespeare...

Lhomosexualité féminine

Rappelons à ce propos que le premier titre que Baudelaire avait envisagé était les lesbiennes, bien quil le qualifiât de « titre pétard », cest-à-dire de titre destiné à choquer le public. On peut cependant se demander pourquoi rendre ce thème éponyme, alors que les poèmes consacrés au saphisme ne sont que très peu nombreux dans les Fleurs du Mal : il sagit essentiellement de Lesbos et de deux poèmes de Femmes damnées : Delphine et Hippolyte et le Léthée. Cest que Baudelaire retrouve en elles lexpression de plusieurs thématiques qui lui sont chères. Celles que le poète en éternelle quête dabsolu appelle « chercheuses dinfini » sont, comme lui, mises au ban de la société, et comme lui des êtres de souffrance. Dautre part, limpossibilité de lacte sexuel renvoie à la beauté baudelairienne (voir infra. Mme Sabatier: il ne sagit pas de chercher le contentement, mais encore le désir, appelant par linfini et linconnu. Cette beauté qui réside également, pour Baudelaire, dans le bizarre qui est inhérent aux lesbiennes. En outre, on retrouve dans la description que fait le poète de lantique île de Lesbos le thème du paradis perdu quil exploite dans dautres poèmes du même recueil. Enfin, si la réponse est à chercher dans le réel plutôt que dans lesthétique, on sait que certaines de ses maîtresses, à commencer par Jeanne Duval ont eu au moins épisodiquement, des « amitiés » féminines.

« Limagination est la reine des facultés »

Les femmes réelles

Apollonie Sabatier (La Présidente), par Vincent Vidal.

La partie des Fleurs du Mal que Baudelaire consacre aux femmes est située dans la section Spleen et Idéal et est habituellement décomposée en plusieurs cycles, bien quon trouve des poèmes sur les femmes depuis Tableaux Parisiens jusquà la Mort.

-Les poèmes XXII (parfum exotique) à XXXIX constituent le cycle de Jeanne Duval, même si deux de ces poèmes ont été attribués à une prostituée surnommée « Sara la louchette » : le XXXII « Une nuit que jétais près d'une affreuse Juive... » et le XXV « Tu mettrais lunivers entier dans ta ruelle/Femme impure !... » Elle était figurante dans un petit théâtre et on pense quelle sappelait en réalité Jeanne Lemer, mais elle aurait changé de nom à plusieurs reprises pour fuir ses créanciers : on sait par exemple quelle avait pris en 1864 celui de « Mlle Prosper ». Au physique, elle avait une démarche triomphale, des cheveux noirs éclatants, de grands yeux bruns, des lèvres sensuelles, et ce que Baudelaire appelait des « seins aigus ». De caractère, elle aurait été sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, ignorante et stupide... portrait peu flatteur, en vérité. Mais il est vrai quil recommande des femmes bêtes aux jeunes littérateurs car, selon lui, « la bêtise est toujours la conservation de la Beauté, elle éloigne les rides ; cest un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes ! » Sa liaison avec le poète fut sans cesse rompue et renouée.

-Les poèmes XL (Semper Eadem) à XLVIII consacrent le cycle de Mme Apollonie Sabatier, surnommée « La Présidente ». Aussitôt écrits, la plupart des poèmes qui lui étaient adressés lui ont été envoyés anonymement : À celle qui est trop gaie fut reçu le 10 décembre 1852. Elle avait 30 ans, et à deux jours près un an de moins que Baudelaire. Richement entretenue par le fils dun banquier, elle recevait chez elle (place Pigalle) de nombreuses compagnies dartistes et décrivains. Tous ceux qui lont connue saccordent à dire que trois grâces rayonnaient delle : la beauté, la bonté et la joie. En août 1857, elle cédera au poète et déchoira dès lors du piédestal sur lequel il lavait élevée, puisque celui-ci lui écrira peu après: « Il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant... »

Les poèmes XLIX (Le Poison) à LVIII forment le cycle de Marie Daubrun, actrice. On sait peu de choses delle, si ce nest quelle est souvent surnommée « la femme aux yeux verts » et quil la fréquenta vers 1847. Baudelaire semble chercher en elle loubli de ses précédents tourments amoureux. Elle incarne plutôt le double, la sœur, que lamante (cd. « Mon enfant, ma sœur/ Songe à la douceur/ Daller -bas vivre ensemble ! »)

Vient ensuite le cycle des héroïnes secondaires, des poèmes LVIII à LXIV. Le LIX a pour objet une amie de Mme Sabatier nommée Élisa Neri dont la liberté de pensée et daction avaient frappé Baudelaire ; le LXI (À une dame créole) fut le premier poème publié par Baudelaire, paru dans l'Artiste du 25 mai 1847. En vérité, le texte figurait dans une lettre adressée le 20 octobre 1841 à M. Autard de Bragard, le mari de la dame, à lîle Bourbon : « Vous mavez demandé quelques vers à Maurice pour votre femme, et je ne vous ai pas oublié ». Le LXII évoque une Agathe, le LX une certaine Francisca et le LXIV une Marguerite. Toutes les destinataires de ces poèmes nont cependant pas pu être identifiées.

Les femmes fantasmées

De ces femmes réelles, en particulier de Jeanne Duval et de Mme Sabatier, Baudelaire accentuera les traits jusquà en faire de véritables icônes. Jeanne Duval devient la « Vénus noire », incarnation de lamour sensuel. Plus que la volupté, Baudelaire voit dans cette femme une source dévasion par lexotisme ou par le plaisir esthétique. La beauté brune de Jeanne Duval, le parfum de sa chevelure éveillent un monde de sensations et dimages ensoleillées. Il aime voir « miroiter sa peau », et pour sa démarche ondulante, il la compare à « un beau vaisseau qui prend le large/ Chargé de toile et va roulant ». Sa sensibilité dartiste sémeut devant la beauté sculpturale de la Vénus Noire, « Statue aux yeux de jais, grand ange au front dairain ». Mme Sabatier, quant à elle, incarne lamour spiritualisé qui répondrait à la quête ardente et nostalgique dun au-delà sentimental, correspondant à une mystique de lamour. Du physique de Mme Sabatier, nous ne savons à peu près rien : elle apparaît comme désincarnée. Pour le poète, en effet, lamour nest un remède aux maux de notre âme que sil se maintient hors des contingences charnelles. La femme aimée devient « lange gardien, la muse et la madone », parée de vertus et de charmes supraterrestres. Lamour sétablit ainsi sur des hauteurs divines, inaccessibles au spleen.

Les femmes quil rencontre sont donc magnifiées et idéalisées par lart du poète, opération dalchimie qui traverse lensemble de sa création (cf. « tu mas donné ta boue et jen ai fait de lor »)

La conception ambivalente de la femme

Ambivalence de lamour

Lamour est tout dabord perçu comme un moyen dévasion pour échapper au spleen, au même titre que la dissolution dans la foule, le vin ou la révolte. Il emporte le poète vers un autre monde, plus paisible dominent les sens physiques, par opposition aux sentiments spirituels qui le tourmentent. Mais rapidement, lamour lui aussi est rattrapé par les notions de souffrance et de mal-être. Sa douceur a un arrière goût de perdition et de néant : le charme physique de la femme aimée éveille irrésistiblement lhorreur du tombeau, la décomposition de la chair et la hantise du pêché qui prépare à de longs remords. Il écrit dans Fusées « lamour ressembl[e] fort à une torture ou une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, lun des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que lautre. Celui- ou celle- cest lopérateur ou le bourreau ; lautre, cest le sujet, la victime. » Ou encore dans le poème CXIII (La Fontaine de Sang: « Jai cherché dans lamour un sommeil oublieux/Mais lamour nest pour moi quun matelas daiguilles/Fait pour donner à boire à ces cruelles filles ! » Il est donc à la fois élan et déception, plaisir et souffrance.

Le double postulat Duval/Sabatier

Lambivalence baudelairienne, énoncée très clairement dans Mon cœur mis à nu « il y a en tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, lune vers Dieu, lautre vers Satan » se retrouve dans les deux amours de sa vie, à la fois complémentaires et antinomiques. Quand Jeanne lattire vers le péché de chair, Apollonie le sauve par sa vertu (il lui écrira dans une lettre « Quand je fais quelque chose de bien, je me dis : Voilà quelque chose qui me rapproche delleen esprit. » ; quand il apprécie la sensualité de Jeanne, il quitte Apollonie pour lui avoir cédé et lui écrira un assassin « il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant. » Lune est blanche, lautre est noirela dichotomie est scellée.

Le beau dans la laideur / la laideur dans le beau

Que ce soit Sarah « la louchette » ou bien Jeanne Duval, mulâtresse, comédienne de bas étage, ou certaines prostituées du quartier Bréda, il y a toujours chez la femme baudelairienne une zone dombre, quelque chose dinquiétant, de menaçant. Peut-être résidus de christianisme qui entachent la femme de la responsabilité du péché originel, peut-être angoisses inconscientes de la faiblesse face à la femme dont parlera Simone de Beauvoir ; laideur et beauté restent ici indissociables, comme dans le titre même de lœuvre.

La femme, par la fascination quelle exerce sur Baudelaire, se constitue en clef de voûte de lédifice des Fleurs du Mal. Limagination du poète la sublime et il la situe dans une ambivalence toute personnelle, puisque cette « double postulation » est celle qui régit lensemble de son identité et de son œuvre. Cest cette appropriation de la figure féminine qui, finalement, la modernise profondément.

Annexes

Références

  1. Les Fleurs du Mal - JOURNAUX INTIMES Fusées (Choix), XVIII. Editions Pocket, 1997, p. 256. ISBN 2-266-03187-2. Ou voir ici
  2. Th. de Banville, Petites Etudes - Mes Souvenirs. Charpentier, 1882, p.74-76.
  3. http://www.freres-goncourt.fr/bergeratGautier/presidente.htm

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