Sorcières de Triora

Sorcières de Triora

L'affaire des sorcières de Triora est un procès en sorcellerie qui se déroule au XVIe siècle dans le village fortifié de Triora, au nord de la Ligurie, dans les pré-Alpes au-dessus de Sanremo, non loin du col de Tende. Le village appartenait, au moment laffaire éclate, à la République de Gênes.

Triora représentait à lépoque un endroit stratégique puisque, de , on pouvait facilement gagner la France puis la Suisse, lAllemagne et les autres pays protestants, autant que se rendre aisément dans les villes du littoral : Nice, Vintimille, et surtout Gênes, ville riche et puissante. Cétait alors un bourg de 2 500 personnes et son territoire communal en comprenait environ 700 autres. Cette bourgade sise dans un lieu assez difficilement accessible au relief accidenté constituait cependant un lieu de passage très fréquenté, notamment par des hérétiques en fuite et autres prédicateurs, des hommes de troupe déserteurs, mais également des esclaves en fuite, car lesclavage représentait un trafic très lucratif pour Gênes autant que pour Venise et les Républiques maritimes en général. Papes, évêques, gens de qualité possédaient des "négrillons" dans leur suite et leurs cortèges, et les servantes de la bourgeoisie commerçante étaient souvent mauresques.

Cette affaire illustre assez bien comment se déroulait un procès pour sorcellerie devant les tribunaux de lInquisition et pour quelles raisons, découvrant, outre aux motifs religieux, la psychologie villageoise de lépoque, et les règlements de compte, les vengeances transversales qui sy manifestaient.

Sommaire

Origine de l'affaire

Une famine sévissait, ce qui peut paraître curieux car la situation du village à la fin du XVIe siècle semblait plutôt florissante. Deux familles, les Borelli et les Faraldi, tiraient les ficelles de léconomie locale dont elles avaient le monopole et sen partageaient les bénéfices.

Les Borelli étaient une famille de propriétaires terriens, et à celle-ci appartenait une certaine Franchetta qui fut accusée de sorcellerie. Unanimement considérée par ses concitoyens une femme encore agréable ayant eu des mœurs légères dans sa jeunesse, elle était riche, enviée et avait de nombreuses relations. Un autre membre de cette famille sétait trouvé impliqué dans une conspiration filo-savoyarde et fut soupçonné de pratiquer la sorcellerie.

À la famille Faraldi appartenait un chanoine qui, en 1588, fut dénoncé comme faux-monnayeur et alchimiste (voir : alchimie). Il parvint à senfuir mais fut condamné par contumace par un tribunal présidé par un membre dune troisième famille assez en vue dans la contrée qui, quelque temps auparavant, avait perdu son parent, le prévôt de la ville, assassiné par un membre de la famille du chanoine. Ces deux familles senrichissaient très probablement en spéculant sur les denrées alimentaires de la région, en les bloquant dans leurs magasins pour les revendre aux meilleurs offrants quétaient les piémontais, les génois ou les huguenots, provoquant la disette qui accablait les villageois de Triora et alentours. Leur misère fut imputée aux sorcières.

Le début de l'enquête

Confrontés à une famine et à la sécheresse, les paysans exaspérés et superstitieux parlaient donc de sorcières responsables de leurs maux. Le Conseil des Anciens du village demanda lintervention dun Inquisiteur, aux frais de la communauté. Représentant les intérêts des notables, celui-ci pensa sans doutes opportun d'aller à l'encontre des superstitions paysannes, d'autant que la disette pouvait finir par susciter une rébellion sous forme de jacquerie. En 1587, le vicaire délégué par lépiscopat à Triora se trouva confronté à une situation assez commune dans lEurope de lépoque, le nombre des baptêmes ne correspondait pas davantage que celui des mariages au nombre des habitants.

Une enquête sommaire fut menée en janvier 1588, 200 personnes, des femmes pour la plupart, de toutes conditions sociales, furent interrogées sous la torture. Une femme de soixante-cinq ans ny avait pas résisté et était morte avant la fin de linterrogatoire, une autre sétait suicidée en se jetant par la fenêtre de peur dy être soumise, et treize femmes, quatre fillettes et un garçonnet furent inculpés.

Dans son rapport à lévêque de la ville dAlbenga, le vicaire Girolamo Del Pozzo déclara à toute fin justificative navoir utilisé le supplice des braises que sur cinq « sorcières », assurant que « le feu mis sous les pieds navait pas dépassé le temps maximum dune heure » et concluait que « toutes les femmes avaient été assez bien traitées, aux frais de la communauté, et que les tourments navaient pas excédé la règle : si quelquune pensait avoir subi un tort, parce questropiée ou brûlée dans les supplices, ceci était aux mauvais soins des médecins ou de la famille reçus après linterrogatoire ».

Le procès

Les femmes incriminées restèrent emprisonnées dans lattente du verdict. En mai 1588 arriva lInquisiteur dominicain Alberto Fragarola pour les interroger. Toutes nièrent appartenir à une secte à lexception dune adolescente de 13 ans qui abjura obtenant ainsi la libération et le pardon. Il fut décidé denvoyer ces sorcières dans les prisons de Gênes par le Gouvernement même de la République Gênoise. Des protestations commençaient à lui parvenir de la part du Conseil des Anciens, porte-parole des notables de Triora qui commençaient à sinquiéter de lampleur du ratissage mené par lInquisition, touchant ses membres même comme Franchetta, dautant que les frais dInquisition pesaient financièrement sur la communauté.

Un Commissaire spécial de lInquisition, Giulio Scribani, fut à nouveau envoyé à Triora dans lété 1588, mais entre temps il semble que les jeux politiques étaient faits, et les dés jetés quant au sort des prisonnières dont 9 étaient mortes sous la torture dans les prisons de Triora et 5 autres dans les prisons de Gênes. Sur 33 femmes accusées de sorcellerie et quelques centaines dinculpées, il restait encore à instruire le procès de 13 femmes et un homme à Gênes. Le Commissaire était un spécialiste de la chasse aux sorcières, cest ainsi quil avait fait carrière. Décidé à en découdre avec le Malin et à envoyer au bûcher tous les suspects, il élargit considérablement la chasse sur le territoire selon une tactique bien définie, encerclant le village par des « nettoyages » concentriques, pour donner lassaut final à ce bourg fortifié, convaincu que résidait le fond du problème.

Les objectifs des parties en présence

Lobjectif et le but du procès furent clairs : introduire la suspicion mutuelle dans le tissu social, permettant ainsi aux conflits dexploser et de rendre nécessaire lintervention des autorités extérieures, celles de lÉtat et de lEglise, pour venir à bout de la solidarité qui, dans une société paysanne traditionnelle, liait les habitants aux traditions ancestrales. Lampleur des rites et des usages pré-chrétiens, concernant des milliers de personnes, était telle quelle constituait une véritable barrière pour la bureaucratie catholique. En outre, le réel pouvoir des « sorcières », effectivement et tacitement affiliées au Culte de Diane, créait une sorte de matriarcat sur une toile de fond magico-religieuse qui contrait efficacement lautoritarisme masculin, tant du clergé que du pouvoir politique.

Il apparaît que la majorité des femmes accusées de sorcellerie étaient des « herboristes », cest-à-dire des guérisseuses, des femmes-médecines[1]. Il devenait facile, dès lors, à partir de léquation femme-médecine = sorcière, de leur attribuer la grêle, le mauvais temps et la disette ; la figure de la « sorcière » permettait toutes les accusations, mêmes les plus absurdes et les plus invraisemblables.

Il est intéressant de noter ici une hypothèse assez probable. Le culte de Diane prévoyait, selon Mircea Eliade, un scénario mythico-rituel composé de deux groupes rivaux incarnant plus ou moins le masculin et le féminin. Il semble que la sensibilité de ces deux groupes ait eu des orientations différentes sur lactualité politique du temps. Le groupe masculin dont faisait partie le chanoine Faraldi était composé de faux-monnayeurs, avait créé une disette fictive par le biais de la spéculation, était probablement filo-savoyard et pensait faire passer Triora aux mains du Duc de Savoie. La congrégation féminine en revanche gagnait sa vie par lexercice, illicite puisque relevant de la sorcellerie, de la médecine traditionnelle à laquelle tout le monde, riche ou pauvre, avait recours. Le groupe féminin entretenait en outre, probablement, des rapports avec les huguenots, se livrait à la contrebande en général, faisait circuler des livres de lÉglise réformée, et pensait sans doutes arracher Triora tant aux Génois quaux Savoyards pour créer une zone franche en Ligurie. Les choses pourraient s'être précipitées au moment ces femmes décidèrent de ne plus passer au Protestantisme, considérant quelles navaient rien à y gagner, les protestants se comportant exactement comme les catholiques relativement aux dites « sorcières », quelles étaient. La congrégation masculine avait donc pris le dessus quand elle se rendit compte que le long bras de lInquisition pourrait bien arriver à découvrir la pratique de la fausse monnaie, et que les hommes auraient eux-mêmes bien pu finir brûlés comme sorciers. Mais il était désormais bien tard pour faire marche arrière.

Épilogue

Les choses en restèrent de par la volonté du Saint-Siège, excédé par le zèle du commissaire spécial Scribani dans cette affaire. Bien que le pape Sixte V ait fait paraître la bulle Caeli et terrae creator deus invoquant des mesures très sévères à l'égard de quiconque se livrait à la sorcellerie, les exactions et les irrégularités mêmes commises par son Inquisiteur dans son zèle lui firent suspendre lenquête. Scribani fut excommunié, sombra dans la folie sans comprendre en quoi il avait failli, puis quelque temps plus tard lexcommunication dont il faisait lobjet fut levée.

Les quelques femmes survivantes restant dans lattente de leur procès disparurent, probablement déportées dans une autre partie des territoires génois. Dame Franchetta, torturée une première fois, fut libérée sur caution de mille écus et assignée à résidence, aux arrêts domiciliaires. Elle senfuit, et aurait pu disparaître à tout jamais pour fuir ses tortionnaires, sans qu'on sache pourquoi, elle décida de revenir une fois guérie de ses blessures ; peut-être pour ne pas mettre sa famille en danger, peut-être parce quelle s'était rendue lors de sa fuite à quelque colloque l'assurance de bénéficier d'appuis politiques suffisants à la garantir lui avait été donnée. De retour, elle fut torturée une seconde fois, ne confessa rien et fut finalement acquittée et relaxée. Elle mourut quelques années plus tard de mort naturelle et fut inhumée en terre catholique consacrée.

Références

  1. L'expression femme-médecine est ici utilisée dans le même sens que peut l'être Homme-médecine dans les sociétés traditionnelles amérindiennes.

Voir aussi

Bibliographie

Articles connexes

Lien externe


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