- Art de masse
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L'expression Art de masse décrit une production artistique relevant de la culture populaire. Cette notion a des contours flous : qu'est-ce que le populaire (popularité, peuple ?), qu'est-ce qui distingue le populaire du folklorique ? La masse dont il est question produit-elle ces œuvres ou ne sait-elle que les consommer ? À partir de combien de personnes une foule devient-elle une masse ?
La question est éminemment complexe et, bien que peu abordée, plane au-dessus de tous les débats qui entourent l'Art contemporain.On peut sans trop de risques poser comme principe que l'Art de masse serait opposable à un Art relevant de la culture cultivée de tradition humaniste, territoire qui a la réputation de réclamer un apprentissage - lequel apprentissage n'est pas forcément de nature esthétique il ne faut pas plus de connaissances pour apprécier une cantate de Bach qu'il n'en faut pour écouter le groupe U2, et les disques de musique classique ne sont pas nécessairement plus onéreux que les disques de musique populaire ; en revanche il est moins facile d'assister à un concert de musique classique qu'à un concert de musique pop (rites vestimentaires mal connus du public, par exemple). Cependant la musique classique est plus appréciée par les personnes qui y ont été initiées, ce qui ne peut être vu comme un hasard. Il y a tout un aspect socio-culturel dans nos pratiques des arts, que ce soit de l'art elevé ou de l'art de masse. En fonction de notre éducation, de notre vécu, nous nous sommes forgés certains codes auxquels répondent plus ou moins tel ou tel type d'œuvre.
Le philosophe Roger Pouivet va assez loin dans ses raisonnements et avance que les Arts de masse sont les arts mondiaux, non parce qu'ils seraient le véhicule d'une culture anglo-saxone conjoncturellement dominante mais parce qu’ils s’adresseraient à un plus petit commun dénominateur de la sensibilité esthétique humaine (rythmes binaires, etc.) peut-être même à un niveau physiologique.
Une telle opinion appelle moult objections et ne permet pas de répondre à certaines questions : pourquoi pressentons-nous qu'un Titanic ou un Terminator ne fonctionneraient pas du tout de la même manière si leur distribution était asiatique, indienne ou africaine ? En quoi le système tonal qu'utilisent les Beatles dans leurs chansons crée-t-il une musique plus « universelle », plus proche des modes de fonctionnement physiologiques des auditeurs, que les échelles musicales moyen-orientales, hindi, chinoises ou celtiques, aux intervalles différents (quarts de tons, seizièmes de tons, etc.) et dont l'histoire est pourtant bien plus ancienne ? L'universalité en Art peut-elle exister ? Cette notion d'"universalité" est d'autant plus difficile à jauger que l'Europe (puis le "monde occidental") a dominé le monde (politiquement d'abord, puis technologiquement ensuite), en imposant sa propre culture, et ceci depuis des siècles, si bien qu'elle est devenue habituelle dans le monde entier. L'universalité serait-elle la marque du modèle dominant?Parler de l’Art de masse fait très vite courir le risque du jugement de valeur et des prises de position politiques. En effet chacun de nous appartient à la masse (en tant qu'un groupe qui est autre chose qu'une simple addition des individus qui le composent) sans nécessairement vouloir s'y identifier totalement. Inversement, tout en étant un individu on peut vouloir s'identifier à la masse par conviction politique ou par besoin, pourquoi pas, de se sentir moins seul sur terre. Les uns parlent de « musique populaire » et les autres de « musique de supermarché »… Ces distinctions ne doivent pas nous faire oublier que l'Art de masse et l'Art de la tradition humaniste co-existent : on peut être un amoureux de la peinture de Véronèse tout en écoutant les Rolling Stones, on peut aimer le cinéma de Pasolini et suivre le feuilleton Buffy, on peut aimer les bandes dessinées de l'Association et lire régulièrement des comics américains mainstream.
Sommaire
Histoire de l'Art de masse
Arts visuels
Les premiers des arts à participer de l'art de masse sont les arts visuels qui touchent tout autant les érudits que les publics analphabètes. Cela commence historiquement très tôt avec l'iconographie magique, mystique ou religieuse: art pariétal de Lascaux, de Pech -Merle..., statuaire égyptienne, grecque ou romaine, arts des masques et des sculptures anthropomorphe ou zoomorphes en Afrique, en Océanie, ... et, depuis l'époque Barbare, en Europe tout au moins, l'iconographie chrétienne: vitraux des églises, fresques et statues des saints. En France, cette iconographie a voisiné assez tard ( à partir de la fin du XVIIIe siècle ) avec celle, laïque, de l'image d'Épinal qui a véhiculé bien des concepts visuels (Fables de La Fontaine, personnages historiques comme Clovis, Charlemagne...). La politique a d'autre part donné lieu à côté des arts en majesté représentant les monarques en peinture ou en sculpture à une expression artistique populaire spécifique surtout à partir de l'Empire: Napoléon en statuettes, monuments aux morts, statues des jardins publics... Au XIXe siècle, les techniques de l'impression ont permis la diffusion de "chromos" et de sujets artistiques massivement diffusés dans les foyers les plus populaires (Imagerie née des Glaneuses ou de l'Angélus de Millet et de multiples sujets décoratifs...). Dans cette veine, le calendrier des Postes, les canevas, etc. sont devenus des sortes d'icône de l'imagerie populaire, avec les représentations d'animaux familiers (chatons), des paysages enneigés... Au XXe siècle le "poster" a, jusque dans les classes les plus populaires, permis d'illustrer les intérieurs de photos de stars de la musique, du cinéma (James Dean), de la politique internationale (Mao, Che Guevarra...) et apporté des images jusque là plus élitaires: Matisse et ses découpages, Picasso, Warhol, Lichtenstein, le Pop art... figurent parmi les meilleures ventes.
La littérature de colportage
Pour certains, l'histoire de l'Art de masse commence au cours des années 1950, au moment où la télévision s'apprête à entrer dans chaque foyer et où, surtout, le poste radio y a pris place. Une telle chronologie est un peu restrictive : le succès d'un roman tel que Les Mystères de Paris au milieu du XIXe siècle était déjà mondial et touchait une population qui s'étendait bien au-delà du public alphabétisé - les autres se le faisaient lire. Il faudrait aussi mentionner les médiums d'une culture populaire sous l'ancien régime tels que les cahiers bleus qui servaient d'almanachs et de sélection du reader's digest dont des colporteurs assuraient la diffusion (et, souvent, la lecture publique) dans toute la France.
Le Roman-feuilleton
1842 : la publication des Mystères de Paris, par Eugène Sue, commence dans Le Journal des Débats et remporte un succès populaire très important : le pays entier suit les aventures de Rodolphe. Quelques décennies plus tôt, les romans historiques de Walter Scott (dont Eugène Süe s'était inspiré), diffusés sous forme de livres bon marché, constituent un autre exemple marquant de la naissance d'une littérature populaire. Ces deux auteurs ont ouvert la voie à des auteurs comme Ponson du Terrail, auquel on doit l'adjectif rocambolesque qui évoque bien le type d'aventures que le feuilleton met à la mode. Le feuilleton attire également des auteurs parfois plus ambitieux d'un point de vue littéraire tels que Charles Dickens, Alexandre Dumas ou Victor Hugo.
La grande particularité de Sue sur les autres écrivains mentionnés est que l'auteur s'efface derrière ses personnages et que l'influence du roman s'étend bien au-delà de ses lecteurs : la formule des Mystères de Paris a été imitée et répétée dans différentes villes d'Europe, la figure du milliardaire justicier (Rodolphe) s'est perpétuée dans de nombreux ouvrages (Jean Valjean ou Batman en sont deux avatars bien connus) et le vocabulaire courant s'est enrichi du mot pipelet/pipelette, inspiré du nom de Monsieur et Madame Pipelet, les concierges de l'immeuble où vit Rigolette.
La littérature de gare
En 1852, en France, le libraire et éditeur Louis Hachette crée la « Bibliothèque des chemins de fer », une série de collections de livres destinées à être lus lors des trajets en train. Peu à peu, Hachette acquiert la concession de kiosques dans les gares, avec un succès qui ne s'est jamais démenti ensuite. La couleur des livres permet d'identifier instantanément leur public d'élection : rouge pour les guides, vert pour l'histoire, rose pour la littérature jeunesse.
La radio
Au cours des années 1920, des centaines de stations d'émission radiophonique sont créées aux États-Unis. La tendance se mondialise rapidement. En France des radio locales sont créées dès les années 1920. La Radiodiffusion Nationale compte ainsi 14 radios et diffuse 15h d'émissions par semaine pour 5 millions de postes radio. À Paris, les stations nationales d’État sont: Radio Tour Eiffel : 1922-1940; Radio Paris-Poste National : 1922-17 juin 1940; Radio PTT : 1922-1940. Ces radios se sont sabordées lors de l'entrée des Allemands à Paris. Sous l'État français du Maréchal Pétain, la Radiodiffusion nationale est placée sous l'autorité du vice-président du Conseil Pierre Laval le 1er octobre 1941; les radios privées, autorisées, sont soumises à surveillance et serviront également à la propagande de la Collaboration. En 1945, après la guerre, la Radiodiffusion française est créée le 23 mars 1945, par une ordonnance, les stations privées sont nationalisées. La radio est placée sous le contrôle strict de l'état. La Radiodiffusion-Télévision Française (ou RTF) créée le 9 février 1949 succède à la RDF. Devenue société nationale en 1959, elle est transformée par le gouvernement du Général De Gaulle en Office de radiodiffusion télévision française (ORTF), le 27 juin 1964 (loi n° 64-621) qui est supprimé le 31 décembre 1974 (loi n° 74-469). Cet Office est démantelé sous Valéry Giscard d'Estaing par la loi du 8 juillet 1974, avec effet le 31 décembre 1974. L'Office est divisé en sept organismes autonomes dont une société nationale de radio : Radio France qui regroupe les quatre chaînes de radio, et la diffusion sur ondes courtes de Radio France Internationale.
La télévision
Au cours des années 1950, la télévision se diffuse considérablement aux États-Unis et les grands réseaux de diffusion mettent au point des formats qui ont toujours cours aujourd'hui tels que la série télévisée. Ces formats sont directement inspirés des programmes radiophoniques.
Quelques principes communs (proposition)
- création :
- afin d'éviter toute appropriation individuelle, les œuvres de masse seraient de préférence produites en fonction de leur diffusion. Par exemple, un morceau de musique pop est fait pour être écouté dans une seule version, celle du disque produit, lequel n'est donc pas une simple interprétation d'une œuvre qui existerait par ailleurs virtuellement ou potentiellement sous forme de partition. L'exemple du cinéma (contre le théâtre) est dans ce cadre évident.
- Certains formats sont typiquement adaptés à l'art de masse : série télévisée ou pourquoi pas littérature de genre. La durée des « singles » et des « albums » sont d'ailleurs, à l'origine déterminées par des contraintes techniques précises. Le format physique des comic-strips et leur régularité découlent de la même manière des contraintes liées à leur diffusion.
- La qualité artistique n'est pas forcément le problème des producteurs d'un art de masse mais cela ne signifie pas qu'il y ait incompatibilité.
- émission :
- l'art de masse serait créé par un petit nombre à destination d'un très large public, comme la peinture murale (art de classe, art démagogique, art démocratique, art officiel ?)
- diffusion :
- pour que les œuvres en question soient accessibles au dit public il faut qu'elles soient accessibles financièrement, et donc, qu'elles ne soient pas des pièces uniques ou à tirage limité dont la production serait trop coûteuse.
- réception :
- le public doit être préparé à accepter les œuvres, ce qui implique que celles-ci n'aient rien de sophistiqué ou que leur sophistication ne soit pas vécue comme telle (bien des Westerns sont plus sophistiqués que des pièces de Corneille, pourtant c'est le Western qui est de masse).
- le public peut éprouver un sentiment de communion et d'identification abstrait (comment vérifier qu'on a bien vécu la même expérience que des millions d'autres) mais puissant. Par exemple lorsque tout le monde rit en même temps devant Astérix (le film autant que la bande dessinée d'ailleurs), s'émeut en même temps devant Amélie Poulain ou Titanic, danse ou chante sur les mêmes airs, etc. Une manière de rejeter la « masse » est d'ailleurs de refuser cette identification et de détester ostensiblement des productions relevant de l'art de masse lorsque leur actualité atteint un certain pic.
Quelques éléments bibliographiques
- Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
- Dwight Macdonald, Against The American Grain: Essays on the Effects of Mass Culture, 1962
- Pierre Bourdieu, La distinction: critique sociale du jugement, Ed. de Minuit, 1979
- Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias
- Carl Gustav Jung (sous la direction de), L'homme et ses symboles
- Collectif, L'art de masse n'existe pas (revue d'esthétique 3-4), 1974. Avec Anne Cauquelin, Jean Clair, Gilbert Lascault, Bernard Lassus, Frank Popper, Olivier Revault d'Allonnes, Michel Makarius et Marc Jimenez.
- Roger Pouivet, L'œuvre d'art à l'âge de sa mondialisation. Un essai d'ontologie de l'art de masse, La lettre volée, 2003
- (en)Noël Carroll, A philosophy of mass art (en anglais, non traduit), Oxford University Press, 1998
Liens internes
Liens externes
Bibliographie
- Actes du colloque Feuilletons et Serials en Europe et aux États-Unis, XIXe - XXe siècles
- Noël Carroll, A Philosophy of Mass Art, 1998.
Notes
- création :
Wikimedia Foundation. 2010.