Poème en prose

Poème en prose

Le poème en prose est une forme hybride, ni nouvelle ou histoire brève, ni poème au sens traditionnel, ce qui complique toute tentative de définition. Suzanne Bernard, dans sa thèse Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours (Nizet, 1959) propose les critères suivants : « Il s'agit d'un texte en prose bref, formant une unité et caractérisé par sa « gratuité », c'est-à-dire ne visant pas à raconter une histoire ni à transmettre une information, mais recherchant un effet poétique ». Poème de forme libre, il n'a pas de vers.

Un aperçu historique permettra mieux de saisir la problématique de cette forme.

Sommaire

Origines

Toutefois, la prose poétique restait de la prose, un moyen supplémentaire pour le romancier, une marque de son style, sans constituer une véritable forme de poème. Autour de 1800, pendant que se constitue le romantisme, les aspirations des écrivains tendent de plus en plus vers l'absolu. La poésie suscite à nouveau de l'intérêt (contrairement au siècle des Lumières où elle était considérée comme un ornement) et la versification sera assouplie, notamment par Victor Hugo. Cependant, cela ne suffit pas pour certains tempéraments, qui se soumettent plus difficilement à la tyrannie de la rime et du mètre. Les traductions en prose de poésies d'outre-manche attribuées au mythique Ossian seront suivies par plusieurs textes brefs poétiques écrits par des auteurs moins connus aujourd'hui (Xavier Forneret, Jules Lefèvre-Deumier). D'autres donnent leurs écrits pour des traductions de poèmes étrangers ou anciens : La Guzla de Mérimée, les Chansons madécasses d'Évariste Parny. François-René de Chateaubriand, très porté vers le lyrisme, mais doté d'aucun talent pour les vers, écrit de nombreux et célèbres passages de ses livres en prose poétique. Vers la même époque Maurice de Guérin est l'auteur du Centaure, texte lyrique en prose long d'une dizaine de pages. C'est dans ce climat que Aloysius Bertrand publie en 1842 Gaspard de la Nuit, considéré comme le livre fondateur du genre en France. Il utilise consciemment la forme de la ballade médiévale pour évoquer en prose des scènes oniriques ou fantastiques, plutôt des impressions que des récits. On considère cet auteur comme le véritable créateur du poème en prose.

Le développement au XIXe siècle

Les grands auteurs romantiques n'ont que peu d'égard pour cette nouvelle forme. En ont-ils seulement connaissance? C'est Baudelaire qui redécouvre le livre de Bertrand, tombé dans l'oubli. Il s'en inspire pour écrire le recueil Petits poèmes en prose dont le titre consacre la formule. Dans la lettre à son éditeur Arsène Houssaye qui sert de préface, Baudelaire explique que la prose est la plus apte à traduire la sensibilité de la vie moderne, surtout pour celle de la ville, qui devient ainsi l'un des thèmes de prédilection du poème en prose. À la suite de ce recueil, les nouvelles productions de ce type foisonnent. Mallarmé y contribue, ainsi que Rimbaud dans les Illuminations, Tristan Corbière, Charles Cros, etc. Sans doute cette forme prépare-t-elle le terrain pour l'émergence du vers libre. Le poème en prose est un genre difficile à cerner, se présentant souvent comme un récit bref, mais s'en distinguant par la langue riche en images et en sonorités, les impressions fortes, l'absence de personnage bien caractérisé. Aucune délimitation n'est très satisfaisante, les textes produits sont parfois inclassables. Ainsi, Une Saison en Enfer de Rimbaud est peut-être plus un témoignage qu'un véritable poème.

Avant cela, le critique littéraire Édouard Monnais considère déjà que le poème en prose existe sous forme de contes ou de récits . En 1835, il écrit dans Le Courrier français à propos de Séraphîta de Balzac : « Séraphîta, roman symbolique et ténébreux, poème en prose bâti sur les rêveries obscures du théosophe Swedenborg[1] ». Dans cette voie, on retrouve plus tard d'autres exemples sur lesquels on s'interroge encore : vers la fin du Second Empire, le Comte de Lautréamont (pseudonyme d'Isidore Ducasse) publie les Chants de Maldoror, où se mêlent d'authentiques poèmes en prose, des fragments de roman, des descriptions de rêves et de fantasmes cruels, le tout formant un ensemble dominé par le personnage de Maldoror. Un poème en prose constitue pourtant une unité à lui seul. Peut-il ainsi s'intégrer dans un livre qui se veut pourtant une collection de « chants » ? Mais s'il faut élargir la définition, pourquoi ne pas y inclure des textes suscitant une forte impression, même s'ils se veulent récits ? (cf. les Contes Cruels de Villiers de l'Isle-Adam).

Le XXe siècle

Ces questionnements ne sont pas encore au goût du jour au tournant du siècle. La soif d'exotisme est propice à la publication de textes traitant d'un ailleurs mythique ou rêvé : Pierre Louÿs prétend traduire d'anciens poèmes grecs dans les Chants de Bilitis, Paul Claudel (Connaissance de l'Est) et Victor Segalen (Stèles) evoquent l'Asie. Les limites se font de plus en plus floues. Entre Saint-John Perse dont le verset deviendra démesuré au point de courir parfois sur presque toute une page et constituer quasiment un paragraphe de prose, entre Blaise Cendrars qui écrit la Prose du transsibérien en... vers (libres), entre André Gide dont Les Nourritures Terrestres sont constituées tantôt de poèmes en vers libres ou versets, tantôt d'extraits de journal, tantôt de prose poétique adressée à son disciple imaginaire Nathanaël, il est difficile de ne pas être désorienté.

Après la première guerre mondiale, Max Jacob dans la préface au Cornet à Dés, tente d'établir une théorie du genre, mais qui répond mal à certaines questions. Pierre Reverdy (Poèmes en Prose) et à sa suite les surréalistes, attirés par l'image de modernité qui s'en dégage depuis ses débuts, ancrent le poème en prose définitivement dans la littérature française, que ce soit sous forme de petits récits oniriques (Poisson Soluble d'André Breton, La Nuit Remue et Un Certain Plume d'Henri Michaux), ou de courts textes dans le style des écritures automatiques comme chez Louis Aragon ou Paul Éluard. Des styles plus personnels apparaissent alors pendant, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale. René Char utilise son langage laconique dans de nombreux poèmes en prose et rapproche cette forme de l'aphorisme. Francis Ponge expérimente dans Le Parti pris des choses la description minutieuse des objets quotidiens, démontrant une nouvelle fois la richesse du genre et son lien étroit avec le monde moderne qui nous environne. Pierre Jean Jouve sans doute le plus authentique héritier de Baudelaire au XXe siècle, reprend la forme du texte court et percutant dans ses Proses de 1960 pour revisiter toute son œuvre.

Aujourd'hui

Depuis le début des annéees 1940, la plupart des poètes se sont essayés de près ou de loin au poème en prose : Yves Bonnefoy avec Rue Traversière et autres récits en rêve découvre la poésie qui peut résider dans des textes narratifs qui ne sont pas des simples histoires, brouillant ainsi encore plus les genres. Jacques Dupin y déploie son langage rude et beau, selon des rythmes particuliers. Chez Philippe Jaccottet (Paysages avec figures absentes), il s'apparente à l'essai sur l'art. André du Bouchet le ponctue de blancs, caractéristiques de son écriture, ce qui dissout le texte, au point que l'on ne sait où le ranger : prose ou vers ? Michel Deguy pratique deux types d'écriture dans ce genre : l'une plutot réflexive, l'autre à proprement parler "poétique". On peut citer aussi des auteurs comme James Sacré, Jacques Réda, Marcel Béalu, etc. Si le poème en prose a gagné du terrain en supprimant la limite qui existait entre prose et poésie (ce qui se voit dans le roman où l'emploi de la prose poétique s'est généralisé), il demeure à l'affût de nouveaux domaines par le brouillage des limites anciennes et nouvelles, en particulier par l'exploration des expressions hybrides, entre poésie et roman (Emmanuel Hocquard, Olivier Cadiot avec Futur, Ancien Fugitif, Pierre Alféri avec Fmn, Nathalie Quintane avec Début et Cavale), Danielle Sarréra, pseudonyme du romancier Frédérick Tristan. Matthieu Messagier avec Orant propose un "poème", comme il dit, courant sur presque 800 pages de prose, ce qui est très loin de la définition habituelle.

Souvent proche des arts plastiques (Le Sujet Monotype de Dominique Fourcade), le poème en prose est au cœur des préoccupations de la poésie contemporaine, dans son souci de dire à la limite du dicible, parfois jusque dans une langue répétitive, presque informe (Christophe Tarkos dans Anachronisme), au contraire kaléidoscopique, fragmentée (Caroline Sagot-Duvauroux), ou encore particulièrement labile dans son besoin de témoigner de l'horreur suscitée par l'expérience de la radioactivité (comme c'est le cas chez Ferenc Rákóczy dans Éoliennes, ouvrage entièrement construit autour de son journal de Tchernobyl). Laurent Bourdelas, contribue au genre avec plusieurs livres regroupant des "fragments", comme "Le Chemin des indigotiers" (sujet d'une émission sur France Culture en 2003) ou "Les Chroniques d'Aubos". On peut se demander si le journal intime et le carnet de notes pourraient s'apparenter au genre. (André Blanchard, mais aussi le journal de Robert Musil). En conclusion, nous pouvons dire que la prose n'est pas de la poésie au sens le plus strict du terme mais plus un moyen comme un autre de formuler, plus ou moins avec esthétique des pensées, des opinions, des ressentis.

Ailleurs

Né en France, le poème en prose s'est propagé dans tout le monde. On trouve des auteurs qui l'ont pratiqué dans les pays anglophones (Oscar Wilde, T. S. Eliot), en Russie (Ivan Tourguéniev), en Allemagne (Rainer Maria Rilke, Stefan George, Günter Eich, Helga Novak, Sarah Kirsch), en Autriche (Friederike Mayröcker), au Québec (Étienne Lalonde). Voir aussi certaines nouvelles très brèves de Kafka et les "microgrammes" de Robert Walser. On trouve ces poèmes aussi aux États-Unis et même en Inde (Udayan Vajpeyi).

On y voit aussi des auteurs dits insulaires, tels Aimé Césaire, Emmanuel Juste, Ernest Pépin, Edouard Glissant et Boris Gamaleya explorer cette forme, avec des variantes personnelles, se débarrassant d'une gangue classique formelle trop rigide pour leurs écrits dont l'expérimentation avec la forme ne saurait être coupée de leur contenu intrinsèque.

Bibliographie

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. jeudi 17 décembre 1835, cité par Stéphane Vachon dans : 1850, tombeau d'Honoré de Balzac, XYZ éditeur-PUV, 2007, p. 331 (ISBN 2892614759).

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