La rhétorique du «péril jaune»

La rhétorique du «péril jaune»

Péril jaune

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Le « péril jaune » (Yellow peril) est défini à la fin du XIXe siècle « comme le danger supposé que les peuples dAsie vont surpasser les Blancs et gouverner le monde »[1]. Désignant dans un premier temps le péril « chinois », lexpression est employée au tournant du XIXe siècle pour stigmatiser le Japon lors du conflit qui l'oppose à la Russie en 1904.

alternative textuelle
La terreur jaune

Sommaire

La rhétorique du « péril jaune »

« On craint que les Japonais fusionnent avec les Chinois, les modernisent, en fassent des « citoyens » et ne deviennent ainsi la première puissance du monde. Cest ce quon appelle le Péril jaune dont nous démontrerons la puérilité » [2]. De son côté, Jacques Novicow analyse ainsi le phénomène en 1897 : «Le sociologue qui entend démontrer non sans ironie linfondé des craintes du péril jaune, oriente sa démonstration sur le terrain économique plutôt que militaire. «Le «péril jaune» est signalé de toutes parts. Les Chinois sont quatre cents millions. Théoriquement, ils peuvent mettre trente millions dhommes sur pied de guerre. Un beau matin, ils devraient envahir lEurope, massacrer ses habitants et mettre fin à la civilisation occidentale. Cela paraissait un dogme inattaquable. Mais, on sest aperçu dans ces derniers temps que les Chinois éprouvent une horreur insurmontable contre le service militaire. Depuis quils se sont laissés battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte face. Le «péril jaune» nest plus à craindre sous une forme militaire, du moins pour une période qui peut entrer dans nos préoccupations, le «péril jaune» vient surtout de louvrier chinois qui se contentent de cinq sous»[3]. LOccident, surtout les Etats-Unis (Californie) et lAustralie, connaîssent alors les premières vagues dimmigration chinoise. Souvent couplée à la métaphore entomologique de la «fourmilière» asiatique, lexpression serait à lorigine allemande, «gelbe Gefahr», attribuée à Guillaume II qui laurait forgée lors de la tentative du souverain allemand de «fédérer» les nations occidentales ayant des colonies en Asie contre le péril de la montée en puissance de la Chine et du Japon[4]. A peu près à la même période, lexpression fait fortune dans les pays anglo-saxons. En 1898, lécrivain anglais P. Shield fait paraître une série de courtes histoires intitulée The Yellow danger, dont la trame sinspire du meurtre de deux missionnaires allemands en Chine en 1897. Daprès linterprétation de Jacques Decornoy, le «péril jaune» est donc une invention des «Blancs impérialistes et colonialistes»[5] et «sinscrit dans la continuité du mythe des Barbares avec lequel il partage lexpression occidentale dune peur de la décadence»[6] En 1904, un article du New York Times du 15 février fait état de la réactivation du phénomène : «Our Berlin dispatches report that the sentiment in the ruling class in Germany is one of dread at what is called the «Yellow peril» and the cause of Russia is favored in the belief that Russia can and will repress the agression of the Asiatic under the lead of Japan». Au tournant du siècle, la métaphore de la couleur en charge de désigner le combat des «races» connaît une véritable fortune éditoriale alimentée par lactualité «brûlante» qui concerne plus particulièrement «les nations européennes engagées dans les affaires de la Chine» selon lexpression dun Edmond Théry[7]. Le «péril jaune» vient désigner le danger que le Japon, cette jeune «nation», ce «meilleur disciple de la Révolution française» paraît faire courir aux «nations» occidentales et colonialistes lors du conflit qui loppose à la Russie de 1904 à 1905[8]. La rhétorique du «péril jaune» prend à cette époque un nouveau sens et sert à désigner le «péril japonais», ultérieurement décliné en «japanese bashing» (années 1980-90).

Le conflit Russo-japonais

Le conflit russo-japonais (Guerre russo-japonaise) est la «première guerre du XXème siècle» et passionne les opinions nationales de janvier 1904 à août 1905[9]. Les progrès techniques, le télégraphe, lenvoi de correspondants de presse ainsi que la présence dobservateurs européens permettent une bonne «couverture» des «événements» malgré la censure militaire à laquelle sont parfois confontrés les journalistes [10]. La rhétorique du «péril jaune» est examinée dans un article de Patrick Beillevaire[11] à travers la manière dont la presse couvre ce conflit alors que lopinion française est en grande majorité favorable à la Russie. «Lanéantissement de la flotte russe dans le détroit de Tsushima les 27 et 28 mai 1905 allait sinscrire durablement dans les mémoires de lOccident. Le temps nest plus à sinterroger sur «laptitude des Japonais à la civilisation occidentale», sur leur capacité à sapproprier «toute une civilisation longuement élaborée par des peuples dune autre race». Désormais, il faudra compter avec un nouveau prétendant au partage de lAsie». La rhétorique employée par les quotidiens à gros tirages de lépoque, Le Matin, Le Temps ou Le Siècle mais également Le Petit Parisien et Le Petit Journal qui couvrent le conflit est assez révélatrice dune «myopie» dénoncée à lépoque par exemple par un Louis Aubert[12]. Le Siècle du 8 février 1904 rend ainsi compte de lattaque «surprise» du Japon sur la Russie : «Le Japon, cest un peuple enfant. Maintenant quil a ces jouets-colosses (cuirassés), il nest pas assez raisonnable, il nest pas assez vieux pour ne pas les essayer. Il veut savoir comment on sen sert. Il est comme le «gosse» à qui on a acheté un chemin de fer : il faut absolument quil fasse marcher son chemin de fer». Puis, le 10 février : «Orgueil et goût de la guerre ont pu être pour quelque chose dans la conduite du Japon. On ne manquera pas de représenter les Japonais comme des perturbateurs de lordre public et de la paix, quils sont incontestablement, comme des barbares, quils sont restés, malgré les emprunts faits à lEurope civilisée». Le Parisien du 3 avril 1904 commente ainsi les événements : «Le succès des soldats du mikado ferait, en effet, inévitablement éclater ce quon a appelé le péril jaune ; dailleurs, le rôle de la Chine, qui surveille le conflit sommaire et est prête à entrer dans la lice, reste énigmatique et plein de surprises possibles ! Le début de la guerre a, dautre part, nettement précisé la mentalité des deux lutteurs : dun côté, la bonne foi, la loyauté, le désir sincère déviter leffusion de sang ; de lautre la duplicité, le manque de foi, en même temps que la volonté déterminée de saffirmer sur des champs de bataille comme une puissance belliqueuse, avide et conquérante. La Russie représente pour nous non seulement la race blanche en lutte avec la race jaune, mais lâme même de la civilisation combattant lesprit de barbarie». En France, les commentaires suscités par le conflit russo-japonais sont partagés entre pro-Russes et pro-Japonais. La ligne de partage entre les deux camps est souvent surprenante, pour le moins évolutive, et va se renversant au fil du déroulement du conflit. Elle nest pas sans liens avec la volonté partagée par les partisans de voir dans ce conflit une expression de la «lutte des races» alors quil noppose en définitive que deux puissances ayant chacune des ambitions sur ou pour la Chine, après lAngleterre, lAllemagne, la France ou les Etats-Unis. «Ce vif intérêt de lopinion internationale repose essentiellement sur deux spécificités marquantes de cet antagonisme : le cadre mondial de la rivalité des puissances dans lequel il sinscrit, dune part ; et dautre part, le contexte universel dhégémonie raciale quil recouvre, autrement dit la confrontation dun pouvoir «blanc», prétendu supérieur, à un pouvoir «jaune» jugé inférieur. Pour la première fois sans doute dans lHistoire, Occident et Orient, colonisateurs et indigènes, sont donc amenés à suivre, avec une intensité véritablement partagée, les péripéties de la guerre» [13] . Alors que le «péril jaune» semblait devoir venir de la Chine et être provoqué par un afflux massif de ses «400 000 000 dâmes» ainsi que semble indiquer une statistique de lépoque souvent reprise, ce péril vient désormais du Japon. De chinois, le péril devient japonais, sans pour autant perdre sa «couleur» et certains commentateurs vont jusquà souhaiter que la Chine puisse se révéler un rempart contre linéxorable expansion japonaise. «Lors de la guerre russo-japonaise, le «péril jaune» devient un véritable topique, et on trouverait peu dauteur en sympathie avec la Russie, ou seulement attentiste, qui ne lui aient pas consacré au moins quelques lignes, quand ce ne sont pas des chapitres entiers»[14].

Deux ouvrages caractéristiques

Austin de Croze

Deux ouvrages sont le reflet de la façon dont une certaine intelligentsia française et «japonophile» interprète la signification historique de cette «première guerre du XXème siècle» qui ne tranchera rien de la lutte opposant les «Blancs» aux «Jaunes». Le premier est un petit livre de cent dix pages et deux appendices rassemblant les documents étayant ce qui se présente comme une charge pamphlétaire que lauteur oppose à «cet engouement latin qui nous porte à nous emballer pour ou contre des choses ou des gens que nous connaissons à peine». Il est écrit par Austin de Croze, un de ces «braves idéalistes» persuadés que le Japon faisait la guerre «dans le but unique de faire triompher les idées de progrès, de justice, de liberté, dhumanité et de civilisation»[15] . Croze sy fait lapôtre du Japon, contre une opinion a priori russophile : «Plus que jamais en France, nous crions : «Vive la Russie !». «Vive la Russie !» parfait. Mais pourquoi ajouter : «A bas le Japon !» alors que le Japon est un des meilleurs disciples de la Révolution française ?» Voilà ce que lauteur écrit dans lavant-propos à son Le péril jaune et le Japon[16] , ouvrage qui paraît en 1904 alors que lissue du conflit est encore incertaine et que la France a pris parti pour la Russie : «Je parlerai de cet épouventail : «le péril jaune». Je parlerai surtout de ce Japon, qui fut lélève volontaire de la France, de lAngleterre et de lAllemagne et dont la civilisation égale aujourdhui la nôtre. Jen dirai, non pas les mœurs simples, pittoresques et charmantes, mais son esprit, sa culture intellectuelle, ses ressources agricoles, industrielles et commerciales, sa situation ouvrière. Alors, opposant la liberté qui règne au pays du Soleil-Levant au despotisme qui pèse sur nos frères de Russie, on pourra conclure que le Japon est, en droit et en fait, une grande et noble puissance mondiale, vis-à-vis de nous, la Septième Puissance»[17] . Austin de Croze livre son interprétation des enjeux du conflit,dans son chapitre consacré à une analyse de la «Japonophobie». «On a affirmé, dans les milieux inspirés par la chancellerie russe, que le Japon sétant aperçu que la paix en Extrême-Orient ne lui permettait plus lémigration de ses sujets et lécoulement de ses produits, il avait voulu risquer une guerreavec une chance contre dix, ce qui serait assez héroïque déjà ! – le privilège du marché en Extrême-Orient, sa suprématie en Corée. Le repoche serait puéril, sil nétait odieux. Le Japon en Corée ? Et pourquoi non ? Nest-il pas en droit de répondre : Et vous en Tunisie ? Et vous à Madagascar ? Et vous au Tonkin ? Et les Anglais en Egypte, au Transvaal ? Nest-il pas en droit dinvoquer, pour ce quil veut faire de la Corée une nation indépendante, civilisée à la moderne, alliée et liée à ses intérêts, ce que les Etats-Unis ont fait pour Cuba, ce quils viennent de faire pour Panama ? Oui, mais cela gêne lappétit que manifeste lEurope pour les expansions territoriales, et cest pourquoi sont russophiles, les nations qui prétendent au partage de la Chine, et cest pourquoi la presse anglaise elle-mêmemaintenant que les adversaires sont aux prises et saffaiblissent mutuellementmet une sourdine à ses vœux japonophiles !»

Cette prise de position tranche avec les déclarations des russophiles de l'époque, colportées par une presse qui se révèlent parfois outrancières à linstar du résumé dune conférence sur le thème du «Péril jaune» donnée le 20 février 1904 par Edmond Théry, directeur de LEconomiste européen et auteur, en 1901, dun ouvrage également intitulé Le Péril jaune [18]. Austin de Croze lui prête les propos suivant : «Il est à souhaiter que le Japon soit écrasé, afin de dégoûter la Chine, à nouveau et à tout jamais, de la civilisation européenne. Car, si la Chine arrivait à se créer une armée et surtout une industrie qui lui soient propres, cen serait fait de nos armées et de notre industrie nationale». Et semporte une nouvelle fois contre leur auteur : «Voilà donc ce que les japonophobes osent reprocher au Japon, - sa civilisation, qui finira par tenter la Chine. Ah ! ils ont de singuliers raisonnements les économistes. Voilà t-il pas un raisonnement dusurier, déçu dans son petit commerce ? (…) Mais il faudrait alors avoir la franchise de proclamer quil y a des peuples qui nauront jamais droit à la Science et à la Liberté…» Cest très précisément ce dont certains «russophiles» ne se privent pas daffirmer. En témoignent selon de Croze «les lignes abominables» dun Charles Richet [19], président de la Société darbitrage entre nations, publiées le 15 mars 1904 dans la «Revue». Désireux de prendre part à la polémique qui oppose Edmond Théry[20] à Jean Finot, ce dernier, comme une partie de la gauche progressiste de lépoque, justifie laction «régénératrice» du Japon en Chine[21] , Charles Richet écrit ceci : «Il ne me semble pas quil soit possible dhésiter : la suprématie de la race blanche est une absolue évidence. Que cette supériorité autorise les blancs à être fourbes, menteurs, pillards, cruels, barbares, vous ne me ferez pas linjure de mattribuer cette opinion : je prétends seulement que les blancs sont supérieurs aux jaunes, et je vais essayer de le prouver. Et dabord par un argument ad hominen. Si les admirateurs des Japonais étaient pris au mot et quon les invitât à sallier par légitime mariage à une Japonaise, ils feraient la grimace, je mimagine : et les nobles lords anglais, si résolument partisans, en diplomatie, dune alliance avec les sujets du Mikado, verraient sans enthousiasme leurs filles séprendre dun des petits bonshommes ridicules qui se pavanent à Tokyo, fussent-ils pourvus de plusieurs galons. … Madame Chrysanthème, si lon veut ! Mais Mme Chrysanthème nest quun petit animal de luxe, élégant et docile à ses heures : une humble, et peut-être jolie mousmé qui, dans le fond de la case, charme les loisirs de lexil, à côté du perroquet et du singe. Ce dédain, que les hommes de race blanche, quoi quils en disent, ont tous pour les hommes de race jaune, est-il justifié ? Lhistoire est pour répondre, et les conquêtes de la civilisation, encore que bien rudimentaires, prouvent que la race blanche a tout fait. … Ces hommes sont des hommes comme nous : ils sont nos frères, cela est certain, mais nos frères inférieurs. Et cela nest pas moins certain. Et maintenant quelle sera ma conclusion ? Elle est très simple et peut se résumer en un mot : la justice. … Mais à ces étrangers, à ces barbares dune autre race que nous, si nous devons justice, nous ne devons pas davantage ; et, lorsquils prétendent, eux aussi, comme dans le cas actuel, au rôle détestable de conquérant et denvahisseur, il est permis de leur refuser autre chose que la justice.

Ces «lignes abominables» donnent la mesure de la violence verbale opposant les débateurs comme elles permettent de se forger une idée assez précise de létat desprit et de la rhétorique en vogue à cette époque.


Louis Aubert

Louis Aubert est lauteur du second ouvrage, Paix japonaise[22]. Son livre se veut un ouvrage dintroduction au Japon mais il est publié en 1906 : le Japon a vaincu la Russie. Se pose alors la question du sens à donner à cette victoire. La victoire du Japon sur la Russie sonne, selon lauteur «le glas du vieux Japon», autrement dit la modernisation achevée du Japon issu de la restauration de Meiji. En 1906, Louis Aubert prévoit que «toutes les ambitions du Japon sordonnent autour de lidée dune «“Paix japonaisede lExtrême-Orient» et prévient quen sinstallant sur le continent asiatique, «glorieux et endetté», le Japon se trouve devant une situation grandiose non pas en raison de ce que ce pays vient daccomplir (la victoire sur la Russie) mais pour les possibilités qui souvrent à lui. Ce bouleversement annoncé, «si lEurope et les Etats-Unis font son jeu», précise lauteur, ne se fera pas sans sacrifices et il conviendrait que les Européens sachent en prendre la mesure. Voici dabord comment il évoque les sacrifices que les Japon sera immanquablement à faire. «A cette situation neuve, il faut que sadaptent les mœurs dautrefois, lentement formées pendant deux siècles et demi dans ces îles séparés du monde». En effet, quaura donc produit ce long repli du Japon sur lui-même ? «La vie sétait alors condensée en quelques habitudes simples, tenaces. Comme en vase clos ni contrariées ni compliquées par des influences étrangères»[23] . La nouvelle de la chute de Port Arthur sonne le «glas du vieux Japon» car ce pays se trouve de facto dans la situation de devoir assumer sonambition coloniale, à savoir résume t-il : «administrer la Corée», «gérer la Chine», pourvoir à dénormes marchés potentiels et tenir «un rôle de protecteur sur lAsie orientale et dans le Pacifique». Cela bien entendu si la Chine, lEurope et les Etats-Unis ne sy opposent pas. Lhistoire semble donc écrite et, devant ces bouleverments qui sannoncent très concretement après la victoire japonaise, Louis Aubert souligne limpréparation de lEurope continentale. Elle nen a pas suffisamment pris la mesure et a dangereusement ignoré le tremblement que ne manquera de provoquer cette intrusion du Japon sur la «scène internationale» et ses ambitions coloniales. Linvocation du «péril jaune» pour conjurer sa cécité ny suffira probablement pas. «Aussitôt après la déclaration de guerre, en Russie naturellement, mais aussi en France, en Belgique, surtout en Allemagne, on invoqua le «péril jaune», la lutte des races : Blancs contre Jaunes, civilisés contre barbares, chrétiens contre païens. Cétait la philosophie des dessins de Guillaume II : larchange Michel, glaive levé, menaçant les Jaunes ; cétait aussi la philosophie de ses propos sur les Etats-Unis dEurope croisés contre la Barbarie. Après Liao-Yang, après Moukden, confusément on se représente le monde jauneCoréens, Siamois, Annamites, Chinois, conduits par le Japontombant sur les Blancs ; ce serait une catastrophe soudaine, irrémédiable, à laquelle il faudrait se résigner, une digue qui se romp, un flot jaunâtre recouvrant dun coup notre civilisation toute blanche»[24]. Et Louis Aubert de conclure : «Il est curieux que nous continuions de nous représenter lAsie et ses hordes avec les mêmes mots et les mêmes images quemployaient au XIIIème siècle les contemporains de saint-Louis qui entendirent parler des Mongols ou qui les virent»[25] . Lauteur avance plusieurs facteurs pour expliquer lignorance dans laquelle lEurope est restée de lAsie (interruption des communications terrestres, interposition de lIslam, des Turcs, etc.) «Ainsi séparés, les deux mondes pendant des siècles signorèrent ; les rapports par mer depuis un demi-siècle, depuis les guerres de 1840 et 1860, nont pas suffi pour rendre familière à lEurope les choses dExtrême-Orient, pour changer les mots et les images quévoque le péril jaune»[26] . Cette anachronique et facheuse cécité vient de coûter la défaite à la Russie et naura en réalité profiter quà «deux puissances qui nont jamais partagés le préjugés anachroniques de lEurope sur le péril jaune, les Etats-Unis et lAngleterre», analyse finement le géographe qui conclut en invitant lEurope à se ressaisir : «Je crois quen dépit de lavantage pris par le Japon sur lEurope, en dépit de lattitude anti-européenne de la Chine, les Européens ont encore un grand rôle à jouer en Extrême-Orient, à condition que cen soit fini de leurs appétits de conquête, de leur mépris et de leur brutalité de race supérieure, et quils se consacrent à une œuvre de paix et de civilisation à peine ébauchée»[27] .

Notes et références

  1. A supposed danger that Asiatic peoples will overwhelm the with, or overrun the world. The Oxford English Dictionnary, second Edition 1989.
  2. Austin de Croze, Le péril jaune et le Japon, Comptoir général dédition, Paris, 1904, p 23.
  3. Jacques Novicow, Le péril jaune, Editions V.Giard & E.Brière, Paris, 1897, p 1.
  4. Régis Poulet, Le péril jaune, La revue des ressources, lillusion orientale, 2005.Consultable à l'adresse suivante http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article499
  5. Jacques Decornoy, Péril jaune, peur blanche, édition Grasset 1970. Ancien élève de l'École nationale d'administration, chef de la rubrique "Asie du Sud-Est" au journal "Le Monde".
  6. Régis Poulet, op.cit.
  7. Edmond Théry, Le péril jaune, édition Félix Juven, Paris, 1901, p 298.
  8. Le site Visualizing Cultures propose en ligne une série d'images sur le thème du péril jaune. http://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/yellow_promise_yellow_peril/index.html
  9. Anatole France y consacre par exemple de nombreuses des pages de son roman Sur la pierre blanche , Calmann-Levy, Paris,1905. «Russie, pour sa part, occupa la Mandchourie et ferma la Corée au commerce du Japon. Le Japon qui, en 1894, avait battu les Chinois sur terre et sur mer, et participé, en 1901, à l'action pacifique des puissances, vit avec une rage froide s'avancer l'ourse vorace et lente. Et tandis que la bête énorme allongeait indolemment le museau sur la ruche nippone, les abeilles jaunes, armant toutes à la fois leurs ailes et leurs aiguillons, la criblèrent de piqûres enflamméesOu cet autre passage faisant allusion au «péril jaune». «Ce que les Russes payent en ce moment dans les mers du Japon et dans les gorges de la Mandchourie, ce n'est pas seulement leur politique avide et brutale en Orient, c'est la politique coloniale de l'Europe tout entière. Ce qu'ils expient, ce ne sont pas seulement leurs crimes, ce sont les crimes de toute la chrétienté militaire et commerciale. Je n'entends pas dire par qu'il y ait une justice au monde. Mais on voit d'étranges retours des choses; et la force, seul juge encore des actions humaines, fait parfois des bonds inattendus. Ses brusques écarts rompent un équilibre qu'on croyait stable. Et ses jeux, qui ne sont jamais sans quelque règle cachée, amènent des coups intéressants. Les Japonais passent le Yalu et battent avec précision les Russes en Mandchourie. Leurs marins détruisent élégamment une flotte européenne. Aussitôt nous discernons un danger qui nous menace. S'il existe, qui l'a créé? Ce ne sont pas les Japonais qui sont venus chercher les Russes. Ce ne sont pas les Jaunes qui sont venus chercher les Blancs. Nous découvrons, à cette heure, le péril jaune. Il y a bien des années que les Asiatiques connaissent le péril blanc».
  10. «Nos lecteurs savent avec quel soin le Petit Journal s'attache à les renseigner aussi exactement que possible sur les graves événements qui, depuis trois mois, se déroulent -bas à 8,000 lieues, à l' autre bout du monde. Dès le début des opérations russo-japonnaises, les lecteurs du Petit Journal ont pu lire dans ses colonnes maintes dépêches importantes émanant de ses envoyés spéciaux et suivre les correspondances d' un vif intérêts qui sont adressées par eux. Le Petit Journal a pris toutes ses dispositions pour ne pas s'en rapporter exclusivement aux informations souvent tendancieuses des agences et pour contrôler toutes les nouvelles. Outre ses correspondants particuliers installés depuis longtemps un peu partout, outre les télégrammes de source étrangère qu'il s'est mis en mesure de recevoir, le Petit Journal a, aussitôt que les hostilités apparurent inévitables, envoyé en Extrême-Orient plusieurs rédacteurs spéciaux aptes, par leur connaissance du théâtre des événements et par des études spéciales, à suivre les belligérants et à lui fournir sur les faits dont ils seraient les témoins des appréciations originales et personnelles. Ce sont : à Saint-Pétersbourg, M. Aujar de Buzancy, qui, grâce à ses relations, reçoit le meilleur accueil dans tous les milieux russes ; au Japon, M. Villetard de Laguérie, l' écrivain bien connu, qui, déjà, en 1894, suivit les péripéties de la guerre sino-japonaise ; à Vladivostok, M. Noël ; enfin, en Mandchourie, M. Louis Darnet. Quel que soit l'événement qui se produise sur l'un de ces points ou à proximité, le Petit Journal est ainsi en mesure d'en rendre compte à ses lecteurs, immédiatement, et de la façon la plus exacte, quand, toutefois, la censure russe ou japonaise ne s'en mêle pas». Le Petit Journal illustré du 15 Mai 1904, sous le titre «Les événements d' Extrême-Orient, l'envoyé spécial du " Petit Journal " en Mandchourie» accompagnant une illustration représentant Louis Darnet.
  11. Patrick Beillevaire, «Lopinion publique française face à la guerre russo-japonaise», in Cipango, cahiers détudes japonaises, numéro 9, automne 2000, p 185-232.
  12. Louis Aubert, Paix Japonaise, édition Librairie Armand Colin, Paris, 1906.
  13. Olivier Fink, «La guerre russo-japonaise vue par la Gazette de Lausanne», in Cipango, cahiers détudes japonaises, numéro 9, automne 2000, p 233-262.
  14. Patrick Beillevaire, ibidem, p 202.
  15. Charles Pettit, Pays des mousmés, pays de guerre, Paris, Félix Juven, 1905, VII, cité par Patrick Beillevaire, article cité.
  16. Austin de Croze, Le péril jaune et le Japon, Comptoir général dédition, Paris, 1904. Austin de Croze était le directeur de la revue La Vie Cosmopolite, ancien chargé de mission en Extrême-Orient par le Ministère de lInstruction publique et des Beaux Arts. Le livre est le texte de la conférence que lauteur a donné «le 7 avril dernier, à luniversité populaire, La Coopération des Idées, sous la présidence de lillustre japonisant Léon de Rosny, directeur de lEcole des Hautes-Etudes, qui pour ouvrir et clôturer cette séance, prononça les plus belles et les ardentes paroles à la gloire du Japon».
  17. Opus cité, p 10. Un avis sur la seconde de couverture avertit le lecteur. «Lauteur, protestant contre la souscription pour les blessés russes seulement, affectera la moitié du produit de la vente de cet ouvrage à la souscription de la Croix-Rouge, pour les blessés japonais».
  18. Edmond Théry, Le péril jaune, édition Félix Juven, Paris, 1901. A la fin de cet ouvrage consacré esentiellement à la Chine, lauteur conclut en avertissant les nations européennes du danger que réprésente cette fois la montée en puissance du Japon, devant bientôt figurer un nouveau «péril jaune» : «Tous les Européens, qui ont étudié sur place les nouveaux éléments de la marine et de larmée japonaise, sont unanimes à constater que le programme de 1896 a été réalisé avec une énergie et une précision des plus remarquables, et que le Japon est devenu aujourdhui une puissance de premier ordre, dont les nations européennes engagées dans les affaires de la Chine devront respecter les droits» (p298). Voir également la mise en garde de Félix Martin, reprise par Edmond Théry, op cit, p 299 : «De tels moyens de combat entre les mains dune nation dont nous connaissons les instincts ambitieux et guerriers, ayant une haute idée de sa valeur et du rôle quelle est appelée à jouer dans le monde, constitureront un danger permanent pour la paix en Extrême-Orient. A ce point de vue, le péril jaune nest pas un vain mot ! LEurope qui, dans un aveuglement inconscient, a contraint le peuple japonais à sortir de son immobilité, qui lui construit des cuirassés et lui prêtera demain de largent pour les payer, lEurope naura t-elle pas à se repentir davoir favorisé léclosion à la vie moderne de ce peuple audacieux ?»
  19. Charles Robert Richet (1850-1935), physiologiste français, prix Nobel en 1913, membre fondateur de la Société française deugénisme.
  20. «Les Japonais veulent aujourdhui avoir une action prépondérante en Chine, non pas pour en tirer un simple profit commercial, maisdisent leurs journaux que les Chinois lisent courammentpour pétrir et façonner le colosse à leur image, et sen servir pour régénérer la race jaune tout entière et préparer sa revanche sur la race blanche, toujours méprisée et détestée par eux», Edmond Théry, LEconomiste européen, 23 décembre 1903, cité par Austin de Croze, op.cit, p 40. Les italiques sont dans le texte.
  21. «Cette guerre, certes, a aussi pour cause des intérêts, mais elle a aussi une âme de justice. Le Japon a la bonne conscience dêtre le redresseur du droit international. Pour nous aussi, la guerre sera une leçon de morale politique. Si nous sommes vainqueurs, comme je lespère, ce sera par la force de nos institutions libérales. A elles, plus encore quà nos armées, nous devons la reconnaissance. Le pouvoir absolu est défendu communément par des arguments dordre militaire. Nous constaterons, au contraire, quun régime de liberté permet seul, en cas de guerre, de réaliser lunanimité de la nation». Propos rapportés par Le Figaro du 8 avril 1904 de «M.Inouyé Tétsujiro, le savant philosophe de la faculté des Lettres de Tokio», cité par Austin de Croze, op.cit., p 40.
  22. Louis Aubert, Paix Japonaise, édition Librairie Armand Colin, Paris, 1906
  23. ididem, p 6.
  24. ididem, p 7. Sur «les dessins de Guillaume II», voir Muriel Détrie, Une figure paradoxale du péril jaune : le Bouddha, in revue Orients Extrêmes, Carnets de lexotisme, lHarmattan, 1995. Actes du colloque «Relations littéraires avec lextrême Orient» du 11 mars 1995.
  25. ididem, p 7.
  26. ididem, p 7.
  27. ididem, p 7.
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