- Quatre Tibétains de Rugby
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Les années 1910 virent la tentative de faire de quatre jeunes Tibétains l'avant-garde des modernisateurs du pays grâce à une éducation reçue dans une public school de Grande-Bretagne, en l'occurrence Rugby[1].
Lungshar, un dignitaire tibétain, avait été chargé d'emmener en Angleterre, en 1913, quatre jeunes Tibétains (W. N. Kyipup, K. K. Möndö, Gongkar et R. D. Ringang). Une fois leur scolarité achevée, les « quatre Tibétains de Rugby », ainsi qu'on les appelle, avaient reçu une formation professionnelle dans un domaine scientifique ou technique particulier avant de rentrer au Tibet.
L’expérience ne fut guère concluante, les quatre diplômés étant par la suite incapables ou empêchés de contribuer de façon importante au développement du Tibet[2].
Sommaire
L’expérience
En août 1912, le 13e dalaï-lama demanda à ce qu’un certain nombre de « fils de bonne famille, vigoureux et intelligents », reçoivent une éducation hors pair en Angleterre. Les jeunes gens choisis se retrouvèrent à l’Agence commerciale britannique à Gyantsé, accompagnés d’un haut responsable tibétain du nom de Lungshar. Il s’agissait de W. N. Kyipup, âgé de 16ans, K. K. Möndö (un moine), 17 ans, Gongkar, 16 ans, et R. D. Ringang, 11 ans. Le gouvernement indien décida que Basil Gould, qui était sur le point de rentrer en Angleterre, les accompagnerait pendant la durée du trajet et les aiderait pendant les premières semaines de leur séjour en Angleterre en avril 1913[3].
Les quatre jeunes Tibétains s’installèrent à Farnham où ils commencèrent à apprendre l’anglais sous la houlette de l’École Berlitz. On décida ensuite de les envoyer étudier à Rugby[4].
W. N. Kyipup
Kyipup avait étudié la télégraphie, l'arpentage et la cartographie et, à son retour au Tibet, on lui avait confié la tâche de développer le réseau télégraphique mais il ne réussit pas dans les télégraphes et fut affecté à d'autres postes[5].
K. K. Möndö
Möndö étudia l'ingénierie minière à Grimethorpe et la minéralogie à Camborne. A son retour, il se lança dans la prospection minière mais accusé de déranger les esprits et de gâter les récoltes, il dut renoncer[6].
Gongkar
Gongkar alla à l'académie militaire de Woolwich puis suivit une formation d'officier auprès de l'armée de l'Inde britannique[7] car on comptait sur lui pour réorganiser l'armée tibétaine. Pour des raisons politiques, il fut affecté à un poste frontière du Kham[8]. On rapporte que Gongkar serait tombé amoureux d'une jeune Anglaise et aurait voulu l'épouser mais que permission de convoler en justes noces lui fut refusée par le 13e dalaï-lama. Le jeune homme devait mourir de pneumonie en 1917[9].
R. D. Ringang
Ringang, étant le plus jeune des quatre, était resté plus longtemps en Angleterre et avait fait des études de génie électrique à l'université de Londres et à celle de Birmingham[7]. De retour au pays, il construisit une centrale hydroélectrique à partir d'équipements acheminés depuis l’Angleterre et posa une ligne électrique jusqu'au palais d'été du dalaï-lama à Lhassa, une entreprise colossale. Il est le seul Tibétain de Rugby à avoir accompli quelque chose. Cependant, après sa mort, la centrale ne fut plus entretenue faute d’argent[10].
Le bilan
« L’expérience ne fut pas une grande réussite », pour reprendre le constat fait par Lhalu Tsewang Dorje, le fils de Lungshar, à l'opérateur radio britannique Robert W. Ford, mais pour ce dernier la faute n’en incombe pas entièrement aux anciens élèves tibétains de Rugby[6]. L'expérience ne fut pas renouvelée pendant les dernières décennies de la présence britannique dans le sous-continent indien[11]. Pour Alastair Lamb, les anciens élèves de Rugby furent aiguillés sur une voie de garage par le pouvoir tibétain[12]. Alex McKay, pour sa part, fait remarquer qu'ils formaient, avec leurs compatriotes qui avaient fait des études en Inde britannique ou à l'école anglaise de Frank Ludlow à Gyantsé (de 1923 à 1926), un cercle grandissant de penseurs progressistes (en règle généralle) dont la fréquentation était agréable pour les visiteurs européens et qui étaient considérés comme un important relais des idées occidentales[13].
En 1946, lorsque le prisonnnier de guerre autrichien Heinrich Harrer gagna Lhassa, il ne restait plus qu'un seul des anciens élèves de Rugby, à savoir Kyipup, à l'époque haut responsable du ministère des affaires étrangères. Évoquant leur rencontre, l'auteur de Sept ans d'aventures au Tibet le qualifie de « seul survivant d'une expérience sensée mais que les Tibétains ne parvinrent jamais à renouveler »[14].
Notes et références
- (en) British Intelligence on China in Tibet, 1903-1950, Formerly classified and confidential British intelligence and policy files, Editor: A.J. Farrington, Former Deputy Director, OIOC, British Library, London, IDC Publishers, 2002, p. 2 : « A fascinating group of files offers minute detail in an attempt to turn four young Tibetans into a vangard of "modernisers" through the medium of an English public school education ».
- (en) Alastair Lamb, Tom Browns from Central Asia, in The History of Tibet: The modern period : 1895-1959, the encounter with modernity, Alex Mackay ed., Routledge, 2003, 737 p., pp. 325-328, p. 328.
- « the Dalai Lama in August 1912 proposed that 'some energetic and clever sons of respectable families' in Tibet be sent to England. [...] At this time Basil Gould was about to go to England on leave. The Indian government, therefore, decided that he should guide the four Tibetans through the difficult first few weeks of their journry away from the roof of the world'. » Alastair Lamb, op. cit., p. 325 :
- Alastair Lamb, op. cit., pp. 326-327.
- (en) Robert W. Ford, Wind Between the Worlds, New York: David McKay Company, Inc, 1957, pp. 107-110, p. 108. The book contains the story of the 4 Rugby boys as related by Lhalu Tsewang Dorje, Lungshar’s son, to Robert Ford.
- Robert W. Ford, op. cit., p. 108.
- Alastair Lamb, op. cit., p. 327.
- Robert W. Ford, op. cit., p. 109.
- « Gongkar is said to have fallen in love and tried to marry an English girl, but to have been refused permission for such a match by the Dalai Lama. » Alastair Lamb, op. cit., pp. 327-328 :
- « It was a tremendous undertaking for a Tibetan — and it worked. Except for a few months in the winter, when the stream was frozen, it provided the city with electric light. But nothing was spent on maintenance, and after Ringang died the plant fell into disrepair. When I was in Lhasa it produced only enough power to drive the machines in the Mint. It was to replace this that Reginald Fox and Peter Aufschnaiter were building a new hydroelectric station on much more ambitions lines. » Robert W. Ford, Wind between the worlds, op. cit., pp. 109-110 :
- « The experiment was not repeated during the remaining period of British rule in the Indian subcontinent. » Alastair Lamb, op. cit., p. 327 :
- « they were effectively sidetracked by the Tibetan establishment. » Alastair Lamb, op. cit., p. 327 :
- (en) Alex McKay, Tibet and the British Raj: the frontier cadre, 1904-1947, Curzon Press, Richmond, 1997, 293 p., p. 136 : « They formed a growing circle of generally progressive thinkers, in whose company European visitors felt comfortable. [...] the cadre [...] recognised that 'the pupils from these schools ... constitute a major propaganda channel'. »
- (en) Heinrich Harrer, Seven Years in Tibet, translated from the German by Richard Graves; with an introduction by Peter Fleming; foreword by the Dalai Lama, E. P. Dutton, 1954 : « the only survivor of a sensible experiment that the Tibetans never got around to repeating ».
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