Bertrande de Rols

Bertrande de Rols

Martin Guerre (affaire)

L'Affaire "Martin Guerre" est une affaire judiciaire d'usurpation d'identité, jugée à Toulouse en 1560, et qui a dès cette époque suscité un vif intérêt. En 1561, Jean de Coras, l'un des magistrats instructeurs, publie le récit de l'affaire. L'ouvrage, sans cesse réédité, est à l'origine des travaux de l'historienne Natalie Zemon Davis, et du film de Daniel Vigne, lui-même objet d'une version américaine.

L'affaire elle-même tient en quelques lignes : Martin Guerre, paysan d'Artigat dans le Béarn, qui avait quitté son village et sa famille, porte plainte contre Arnaud du Tilh qui a usurpé son identité pendant douze ans, confondant même son épouse, Bertrande de Rols. A l'issue d'une longue et complexe procédure judiciaire, Arnaud du Tilh est déclaré coupable, et brûlé.

Pagede titre d'Arrest Memorable, compte rendu du procès écrit par Jean de Coras, édition de 1565

Dès le XVIème siècle, elle a cependant suscité d'abondantes gloses juridiques, historiques et romanesques, et l'intérêt pour cette histoire ne tarit pas quatre siècles après. Récemment, une étude a également souligné l'intérêt linguistique de l'affaire[1]

Sommaire

Le récit des événements.

Martin Guerre avant son départ

Martin Aguerre naît vers 1524 dans la ville de Hendaye au Pays basque, fils aîné de Sanxi Aguerre [2]. En 1527 sa famille quitte Hendaye et s'établit dans le village pyrénéen d'Artigat au sud-ouest de la France, où ils changent leur nom en Guerre, adoptant les usages du Languedoc[3]. Ils achètent de la terre et établissent une tuilerie, métier qu'ils pratiquaient déjà à Hendaye.

En 1538, âgé de quatorze ans, il épouse Bertrande de Rols, fille d'une famille aisée, très jeune - bien qu'ayant probablement atteint l'âge de la puberté, son mariage n'était pas valide du point de vue du droit canon[4]. Pendant longtemps leur mariage restera sans enfant. Malgré le « resveil », un breuvage aromatisé d'herbes, qu'on leur administra probablement, selon les coutumes de la région[5], aucun enfant ne fût conçu lors de la nuit de noces. En raison de cette infortune - probablement attribuable au jeune âge des mariés -, on les dit « maléficiez » (Coras, p. 40 [6]). Leur union engendra néanmoins d'un fils au bout de huit ans, nommé Sanxis.

En 1548, âgé de 24 ans, Martin est accusé de vol de grain envers son père, « "larcin" [qui] reflétait probablement une lutte pour le pouvoir entre les deux héritiers » [7]. En raison de ce crime grave selon le code basque, Martin Guerre décide d'abandonner Artigat et sa famille. Bertrande, âgée de 22 ans, refuse alors les conseils pressants de sa famille, qui veulent la remarier[8]. Elle désirait probablement conserver ainsi son indépendance [9].

Un nouveau Martin apparaît

Pendant l'été 1556, un homme surgit à Artigat, clamant être Martin Guerre. Il lui ressemble et connaît beaucoup de détails de la vie de Martin et ainsi convainc la plupart des villageois, son oncle Pierre Guerre, ses quatre frères et Bertrande, qu'il est Martin Guerre, bien que quelques doutes subsistent. Le nouveau Martin Guerre vit trois ans avec Bertrande et son fils. Ils ont deux filles dont une survit. Il réclame l'héritage de son père, mort pendant son absence, et entame même des poursuites civiles, en 1558 ou 1559, devant le juge de Rieux, contre son oncle, qui, administrateur de ses biens en son absence, refuse de lui rendre les comptes [10].

Dès lors, Pierre Guerre, qui s'était marié avec la mère de Bertrande devenue veuve durant l'absence de Martin, devient de nouveau soupçonneux. Lui et sa femme essayent de convaincre Bertrande de l'imposture, et de la nécessité d'intenter un procès contre Martin. Devant le refus de Bertrande, Pierre Guerre tente de convaincre son entourage, et propose même à son ami, Jean Loze, d'assassiner le prétendu imposteur. Mais Loze refuse [11]. Outre Bertrande, les sœurs de Martin prennent aussi la défense du soi-disant Martin [12]. Dans le village, l'opinion est divisée.

Un soldat passant par Artigat déclare, en 1559, que le vrai Martin a perdu une jambe à la guerre. Pierre tente même de tuer l'imposteur, mais Bertrande l'en empêche.

En 1559 Martin est accusé d'incendie volontaire par Jean d'Escornebeuf, seigneur de Lanoux, qui le fait emprisonner sur ordre du sénéchal de Toulouse, dans cette ville [13]. Escornebeuf, qui était le premier noble à avoir acheté quelques terres à Artigat, ajoute dans sa plainte, sur proposition de Pierre Guerre, que le prisonnier « avait usurpé le lit conjugal d'un autre homme » [14]. Bertrande reste à ses côtés et il est acquitté.

Pendant ce temps, Pierre Guerre enquête dans les environs et pense avoir trouvé la véritable identité de l'imposteur : Arnaud du Thil, un homme de réputation douteuse du village proche de Sajas. Pierre lance alors un nouveau procès prétendant le faire au nom de Bertrande. Sa femme, la mère de Bertrande, et lui pressent cette dernière de se porter à charge contre Martin et peut-être même la contraignent à le faire.

Le procès de Rieux

En 1560 le procès s'ouvre à Rieux. Dans son témoignage, tentant probablement de défendre l'homme avec qui elle vit désormais, Bertrande dit qu'elle pensait honnêtement que cet homme était son mari. Bertrande et le nouveau Martin racontent tous deux séparément des détails identiques sur leur vie intime avant 1548. Le prétendu Martin la défie : si elle est prête à jurer qu'il n'est pas son mari, il est d'accord pour être exécuté — Bertrande reste silencieuse. Après avoir entendu plus de 150 témoins, certains reconnaissant Martin (y compris ses quatre sœurs), d'autres reconnaissant Arnaud du Thil et d'autres encore refusant de se prononcer, la Cour déclare le défendeur coupable d'usurpation du nom et de la personne de Martin Guerre et d'abus de confiance à l'égard de Bertrande de Rols [15].

Appel à Toulouse, Martin réapparaît

Il fait immédiatement appel auprès du parlement de Toulouse. Bertrande et Pierre sont arrêtés, elle pour possible adultère, Pierre pour possibles accusations mensongères et parjure. Martin plaide sa cause avec éloquence devant la Chambre criminelle, composée d'un groupe de dix à onze conseillers et de deux ou trois présidents, dont Jean de Coras, Michel Du Faur, et Jean de Mansencal, premier président du Parlement de Toulouse [16].

Les juges de Toulouse tendent à croire son histoire : sous la pression du cupide Pierre, Bertrande s'est parjurée. L'accusé est questionné sur son passé : ses dires sont minutieusement vérifiés et aucune contradiction n'apparaît. Soudain le vrai Martin resurgit au cours du procès, avec sa jambe de bois. Questionné à propos de son passé, il répondra avec plus de détails à certaines questions, que l'imposteur ne saurait faire. Ce dernier, reconnu coupable et condamné à mort pour adultère et fraude le 12 septembre 1560, continue à clamer son innocence. Plus tard, Arnaud du Thil reconnaît les faits : il avait appris la vie de Martin Guerre en le rencontrant, quasi-mort, lors d'une bataille en Picardie, en 1553, et s'était décidé à prendre la place du présumé défunt après que deux hommes l'eurent confondu avec le vrai Martin. Il demande pardon. Quatre jours plus tard, il est pendu et brulé devant la maison de Martin à Artigat.

Les juges décidant que Bertrande avait été trompée par Arnaud du Thil, elle et Pierre sont laissés libres.

L'histoire de Martin

Durant son absence, le vrai Martin Guerre était probablement parti en Espagne où il aurait servi un cardinal, Francisco de Mendoza, à Burgos, avant de s'engager dans l'armée de Pedro de Mendoza. Appartenant à l'armée d'Espagne, il fut peut-être envoyé en Flandre et aurait participé à la bataille de Saint-Quentin le 10 août 1557, où il aurait été blessé puis amputé d'une jambe. La raison de son retour, au moment même du procès, est inconnue. Initialement, il rejeta les excuses de sa femme, disant qu'elle aurait dû voir l'imposture.


Commentaires et interprétations

De nos jours, la plupart des commentateurs appuient la version de l'historienne Natalie Zemon Davis, qui soutient que Bertrande a silencieusement ou explicitement pris part à la fraude, elle avait besoin d'un mari et était bien traitée par Arnaud. L'improbabilité de confondre un étranger avec son mari, le soutien qu'elle apporta à l'imposteur jusqu'au dernier moment, ainsi que les détails de vie commune, semblant avoir été préparés d'avance et rapportés lors du procès, sont cités comme présomptions de cette thèse. L'historien Robert Finlay a toutefois critiqué cette thèse, suscitant un article en réponse de Natalie Zemon Davis [17]

Deux comptes rendus du procès sont écrits à l'époque : un par Guillaume le Sueur, l'autre par Jean de Coras, un des juges à Toulouse. À travers les époques, cette histoire a fasciné beaucoup d'écrivains. Montaigne parle de l'affaire dans ses Essais [18]. Leibnitz en tire un exemple. Alexandre Dumas en a écrit une version[19]. Jean-François Bladé, en 1856, publie « Le faux Martin Guerre » dans la Revue d'Aquitaine[20].


En 1967, la romancière américaine Janet Lewis publie le roman The Wife of Martin Guerre, et un opéra du même titre en est tiré, avec une musique de William Bergsma et un livret de Janet Lewis.

Le film de 1982 le Retour de Martin Guerre réalisé par Daniel Vigne, sur un scénario co-écrit par Natalie Zemon Davis, et le scénariste Jean-Claude Carrière, joué par les acteurs Gérard Depardieu et Nathalie Baye est une version à peu près fidèle de l'histoire, à part certains détails et la fin fictive où Bertrande raconte ses motifs.

Ce film a fait l'objet d'une nouvelle version, américaine, Sommersby, avec notamment Jodie Foster et Richard Gere.

Cette histoire a également été adaptée en comédie musicale par Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg (les auteurs de la comédie musicale Les Misérables) et a été jouée à Londres et à Broadway. En France "Martin Guerre" a été joué pour la première fois au festival théâtral de Fromentine en 2005.

Notes et références

  1. Jean-François Courouau, Questions de langues dans l'affaire Martin Guerre, in Annales du Midi, Privat, tome 120, octobre-décembre 2008
  2. Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, éd. Tallandier, 2008, 1er chapitre
  3. . Pendant longtemps, en raison de l'homonymie, on a dit et écrit qu'il s'agissait du village d'Artigues, dans les Hautes-Pyrénées, mais les historiens modernes (Natalie Zemon Davis en particulier) ont rétabli le fait que l'histoire se passe à Artigat, en Ariège, ce qui justifie mieux que le procès se soit tenu à Rieux, à proximité immédiate.
  4. Natalie Zemon Davis, 2008, p.69-70.
  5. Op.cit., p.71
  6. Cité par Natalie Zemon Davis, début 2e chapitre (p.73)
  7. Natalie Zemon Davis, p.78
  8. Natalie Zemon Davis, chap. III, p.85
  9. Ibid.
  10. Natalie Zemon Davis, p.115
  11. Natalie Zemon Davis, p.117
  12. Op.cit., p.118
  13. Op.cit., p.152
  14. Le Sueur et Coras, cité par Natalie Zemon Davis, p.121
  15. Natalie Zemon Davis, p.139
  16. Natalie Zemon Davis, p.142
  17. Robert Finlay, « The Refashioning of Martin Guerre », The American Historical Review, Vol. 93, No. 3. (June 1988), pp. 553-571.
  18. Je vy en mon enfance, un procez que Corras Conseiller de Thoulouse fit imprimer, d'un accident estrange ; de deux hommes, qui se presentoient l'un pour l'autre : il me souvient (et ne me souvient aussi d'autre chose) qu'il me sembla avoir rendu l'imposture de celuy qu'il jugea coulpable, si merveilleuse et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui estoit juge, que je trouvay beaucoup de hardiesse en l'arrest qui l'avoit condamné à estre pendu. Recevons quelque forme d'arrest qui die : La Cour n'y entend rien ; Plus librement et ingenuëment, que ne firent les Areopagites : lesquels se trouvans pressez d'une cause, qu'ils ne pouvoient desvelopper, ordonnerent que les parties en viendroient à cent ans. Montaigne, Essais, livre III, chap. XI (« Des boîteux »)
  19. Alexandre Dumas, Crimes célèbres, 1839
  20. Jean-François Bladé, Les nouvelles, Loubatières, 2000

Bibliographie

  • Jean de Coras, Arrest Memorable du Parlement de Tholose. Contenant Une Histoire prodigieuse d'un supposé mary, advenüe de nostre temps: enrichie de cent et onze belles et doctes annotations, Paris, Galliot du Pré, 1572
  • Guillaume Le Sueur, Admiranda historia de Pseudo Martino Tholosae Damnato Idib. Septemb. Anno Domini MDLX, Lyon, Jean de Tournes, 1561; Histoire admirable d'un faux et supposé mary, advenue en Languedoc, l'an mil cinq cens soixante, Paris, Vincent Sertenas, 1561
  • Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, éd. Tallandier, 2008 (1e éd. fr. Laffont, 1982; éd. or. Harvard University Press, 1983); préface de Carlo Ginzburg et récit d'Alexandre Dumas, « Martin Guerre ».
  • Claude Arnaud, « Martin Guerre, ou l'un et l'autre » (p. 57-93), dans Qui dit je en nous ?, Hachette Pluriel, (2008).

Voir aussi

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