Théodicée

Théodicée

Une théodicée (du grec Θεοũ δίκη, « justice de Dieu ») est une explication de l'apparente contradiction entre l'existence du mal et deux caractéristiques propres à Dieu : sa toute-puissance et sa bonté. Pour le philosophe, l'entreprise consiste à prouver que, malgré le mal ou grâce à lui, l'histoire a un sens, une direction et que son développement aboutira au bien (on parle d'« optimisme raisonné »[1]). C'est typiquement la théorie de Leibniz (Essais de théodicée), de Kant (Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique), de Hegel (La Raison dans l'histoire), de Rousseau[réf. nécessaire] et des Lumières en général. De même, Antonio Rosmini (1797-1855) développa une synthèse cohérente et complète de la théodicée. En revanche, Voltaire a critiqué la théodicée (notamment sous sa forme leibnizienne) dans son Candide. Pour le théologien, il s'agit de construire une vision de Dieu, de l'homme et du monde qui explique l'existence du mal sans pour autant 'trahir' Dieu. Car souvent on dit: le mal prouve que Dieu n'existe pas car soit Dieu n'est pas tout-puissant, puisqu'il ne PEUT pas intervenir; soit il n'est pas bon/juste puisqu'il ne VEUT pas intervenir!

Ce thème a aussi été évoqué dans le Coran, à la dix huitième sourate Al Kahf, verset 60-82. Il était question d'une rencontre entre Moïse et un inconnu qui va lui apprendre sur plusieurs étapes la sagesse divine dans des faits en apparence injustes. Plusieurs exégètes musulmans[Qui ?] ont expliqué cette anecdote.

Diverses explications ont été avancées au cours des siècles pour réconcilier l'hypothèse classique d'un Dieu omnipotent, omniscient et bienveillant avec la constatation brutale de l'existence du mal sur terre, et avec l'espérance du paradis. On doit la première et la plus célèbre à saint Augustin, dans la Cité de Dieu. Leibniz au XVIIe siècle s'y est particulièrement illustré, et semble être à l'origine du néologisme « théodicée »[2].

Enfin, dans le catholicisme, ce terme a pris le sens de théologie naturelle.

Sommaire

Théodicée augustinienne

En religion, la théodicée classique est celle de saint Augustin : l'homme s'est détourné de Dieu en commettant le péché. Il est privé de la grâce originelle et attend le Sauveur. Dans le premier concile de Braga, le mal est défini comme une privation volontaire de la grâce de Dieu. Le mal n'est pas un principe en soi, comme le soutiennent les priscilliens et les manichéens, mais plutôt une absence de grâce et de bonnes œuvres, comme on peut dire que le froid n'est pas un principe en lui-même, mais seulement une absence de chaleur.

Les six arguments les plus usuels

L'argument satanique

Dans cette vision développée par des mythes anciens tournant autour du christianisme et d'interprétations tardives des chapitres 2 et 3 de la Genèse, Dieu veut le bien de l'homme. La révolte de Satan, créé par Dieu, est à l'origine de tout le mal dans l'être humain.

Quant aux catastrophes naturelles (tremblement de terre), aux pandémies (sida, cancer, peste…), à la mort, elles sont dues au fait que la Nature a été laissée à elle-même à partir du premier péché humain commis sous l'instigation de Satan : la Nature est maudite à cause de toi.

« Il dit à l'homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre: Tu n'en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. »

— Gn 3:17-18 (Louis Segond)

Utilisant sa liberté d'action pour rejeter les ordres donnés par Dieu sur son comportement dans la Création[3], le premier homme se retrouve mortel et seul au sein d'une nature laissée à elle-même. L'homme doit alors faire appel à Dieu pour lutter contre les maux moral, existentiel et naturel qu'il a introduit en lui et dans la nature par sa désobéissance.

Réfutation de l'argument satanique

La réfutation considère cet argument contradictoire avec la notion d'un dieu créateur de tout : si Dieu a tout créé, il a aussi créé Satan. Cause ultime de tout, il est aussi la cause ultime du mal.

(A cette réfutation les tenants de l'argument satanique en opposent une autre : Dieu a créé Lucifer, le "porteur de lumière". Et c'est Lucifer qui est devenu volontairement le diable, "celui qui divise". Dieu l'a créé en lui donnant par amour, à la fois toute liberté d'agir et toute science de la conséquence de ses actes ("porteur de la Lumière"). Dieu n'est donc pas selon eux, la cause ultime du mal mais c'est Lucifer qui faisant naître le mal, crée une division dans la Création en se séparant de Dieu, source de tout amour.)

L'argument de l'harmonie cachée

Selon les philosophes partisans de la théodicée de l'harmonie cachée, le mal que nous constatons n'est qu'une apparence de mal alors qu'il est en réalité un bien.

Aux yeux d'un ignorant, l'Histoire apparaît comme une collection de civilisations ayant sombré. Mais au yeux de Hegel, c'est la manifestation de l'Esprit qui peu à peu prend conscience de lui-même en s'incarnant successivement dans ces civilisations. L'Histoire accouche dans le fer et le sang du Savoir Absolu, c’est-à-dire de l'Esprit (de Dieu) qui se contemple lui-même, et prend conscience qu'il est l'Histoire.

Ainsi, l'Esprit connaît la justification cachée des malheurs existants sur Terre alors que les humains ignorants de la science spéculative ne comprennent pas cette signification cachée. Cela peut être la même chose pour un scientifique pré-Kantien, qui recherche les harmonies cachées de la Nature - avec la langue mathématique. Une bonne explication scientifique justifie l'état des choses.

Caractère non démontrable de l'argument de l'harmonie cachée

Cette théodicée ne donne pas d'explication de l'existence du mal, mais se contente d'affirmer qu'il en existe une, celle-ci étant connue seulement de Dieu.

L'argument de la discipline

Selon les théologiens partisans de la théodicée de la discipline, le mal est envoyé par Dieu pour punir les pécheurs, ou pour tester la fidélité des croyants.

Réfutation de l'argument de la discipline

Cette vision du Créateur est en contradiction avec l'hypothèse de départ de sa bienveillance. En outre, cette théodicée n'explique pas le mal touchant les innocents (par exemple, un bébé assassiné) et reste muette face aux crimes impunis. D'où l'argument de l'harmonie cachée ou eschatologique.

L'argument eschatologique

Selon les philosophes partisans de la théodicée eschatologique, l'existence du mal ne s'explique que par la présence d'une récompense à la fin du procès. Ainsi pour Hegel nous parviendrons au Savoir Absolu, tandis que pour Marx l'exploitation des prolétaires va produire une société sans classes, sans État et sans Histoire.

Réfutation de l'argument eschatologique

On pourrait dire que l'argument du « tout est bien qui finit bien » se réfute en indiquant que l'existence d'une récompense finale n'excuse pas le mal ayant précédé cette récompense. Les grands criminels de l'histoire, de Hitler en passant par Staline, se sont appuyés sur cet argument[réf. nécessaire].

L'argument ontologique

Selon les philosophes partisans de la théodicée ontologique, la création d'un univers complexe et infiniment diversifié ne peut se faire sans défauts. Sans ces défauts, l'univers serait Dieu lui-même. Malgré l'existence obligatoire de ce mal, la majorité des phénomènes de l'univers sont optimaux et nous vivons dans le meilleur des mondes possibles.

Caractère injustifiable de l'argument ontologique

Si ce monde est le meilleur des mondes possibles alors que penser de la nature du paradis ? Si l'existence du bonheur exige l'existence du malheur, et que les deux sont indissociablement liés, ne doit-on pas conclure qu'au paradis, il n'existe ni l'un ni l'autre, ou bien, comme sur terre, les deux ?

L'argument du libre arbitre

Selon les philosophes partisans du libre arbitre (saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, Leibniz), l'être humain a la capacité de choisir ses actions et de connaître les conséquences de ses actes. Nous sommes des êtres libres de tout déterminisme et cette liberté implique la capacité de choisir de faire le bien ou le mal. L'éventualité du mal est donc la contrepartie nécessaire de la liberté octroyée par Dieu.

Réfutation de l'argument du libre arbitre

Cette théodicée ne s'applique qu'au mal moral et est impuissante à expliquer le mal existentiel (une famille anéantie dans un accident de voiture) et le mal naturel (une famille anéantie par la peste). Mais sans doute les voitures sont conduites, et d'autre part on nous répondrait avec l'argument l'harmonie cachée. D'autre part, l'argument du libre arbitre incite à penser que la liberté sera perdue au paradis. Mais Adam et Ève ne furent-ils pas chassés du paradis pour avoir voulu du fruit permettant d'être « comme Dieu » ?

Une autre critique pourrait consister à dire que Dieu aurait pu choisir de laisser le libre arbitre à ses créatures tout en supprimant les conséquences des actions malfaisantes. Ainsi, un meurtrier pourrait assassiner un innocent mais dans ce cas, celui-ci ressuscite immédiatement : le libre arbitre est préservé et le mal moral est éradiqué. Mais alors faire le mal serait sans conséquences et la liberté une pure agitation.

Jésus montre que le libre arbitre peut conduire à ne pas faire de mal. L'homme a suffisamment de divinité en lui pour choisir de faire le bien. La capacité de l'homme à projeter sa volonté sur le devenir de l'humanité comme sur le sien le rend responsable de ses choix et de son devenir. Les faits sont dès lors la projection résultant de l'intention humaine conduisant a une série d'expériences lui permettant de mûrir dans sa connaissance divine. Cette approche complète l'argument du libre arbitre décrite plus tôt, tout en la réfutant dans sa limitation.

Sens plus restreint dans le catholicisme : la théodicée

Dans le catholicisme, et notamment en France, plus particulièrement au 19° siècle, on a pris l'habitude de parler de la théodicée pour désigner la théologie naturelle ou théologie rationnelle, fondée sur la raison et non sur la révélation : c'est donc la science qui traite de Dieu en tant qu'il est connu par la raison (notamment par l'apologétique), et non sur la Révélation. à ce titre, elle relève de la philosophie (au sens de : philosophie scholastique - cf. Thomas d'Aquin) et non de la théologie (cette dernière étant fondée sur la Révélation)[4]. On parle également de "théologie fondamentale", mais ce terme peut recouvrir divers sens. En effet, la démarche de foi du catholicisme demande (au moins du point de vue théorique) que Dieu soit d'abord connu par la raison, et seulement ensuite par la Foi, qui est l'acceptation de ce que Dieu a révélé : or il n'est pas possible de croire en ce qu'il révèle si on n'est pas sûr qu'il existe.

Notes et références

  1. Gottfried Leibniz, Essais de théodicée[réf. incomplète]
  2. Ainsi, Leibniz utilise un terme à consonance juridique (la justice) pour justifier l'œuvre de Dieu, à laquelle on ne peut, selon lui, raisonnablement rien reprocher. Gilles Deleuze fait une remarque importante à ce sujet : il relève, dans Qu'est-ce que la philosophie (partie Les personnages conceptuels), la persistance d'un langage juridique à travers l'histoire de la philosophie : Leibniz représente l'avocat, qui cherche à défendre la création et son Créateur contre les accusations de négligence à propos du mal ; Hume et les empiristes représentent les enquêteurs - et de fait, il suffit pour s'en rendre compte de lire les principaux titres des œuvres des grands empiristes, qui commencent pour la plupart par An Inquiry..., expression d'ailleurs souvent traduite en français, assez improprement, par recherche au lieu d'enquête (cf. Reid, Burke, Hume, Smith...) - enquêteurs chargés d'apporter les preuves de l'accusation ; et, enfin, Kant joue le rôle du juge (cf. le vocabulaire juridique utilisé dans la première préface à la Critique de la raison pure, notamment « tribunal » de la raison).
  3. Genèse 2.16 à 2.17: L'Éternel Dieu donna cet ordre à l'homme: Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.
  4. Voir par exemple J.S. HICKEY, Summula Philosophiae Scholasticae in Usum Adolescentium. Vol. III : Theodicaea et Ethica (en latin, publié en Irlande, plusieurs éditions vers 1920-1940).

Voir aussi

  • Julienne de Norwich (voir de préférence les articles en anglais ou en italien) : sa spiritualité insiste sur la sagesse et la bonté de Dieu, qui font qu'à la fin, on verra que tout est bien.

Liens externes


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