- Passion selon saint Matthieu
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La Passion selon saint Matthieu (BWV 244) (en latin Passio Domini nostri Jesu Christi secundum Evangelistam Matthaeum, c'est-à-dire Passion de notre Seigneur Jésus-Christ selon l'Évangéliste Matthieu, connue en allemand sous le nom de Matthäuspassion), est l'une des œuvres vocales les plus abouties de Johann Sebastian Bach (en français Jean-Sébastien Bach). La Passion, partition monumentale dont l'exécution dure environ 2 heures 45, compte parmi les grandes œuvres de la musique classique.
La Passion, d'inspiration luthérienne, est écrite pour des voix solistes, un double chœur (chœur divisé en deux groupes indépendants) et donc deux orchestres. Elle allie deux éléments : le texte de l'Évangile et les commentaires. La sobriété relative, très dynamique, de récitatifs chantés par l'Évangéliste, dans lesquels interviennent fréquemment les protagonistes du drame (les personnages impliqués dans l'action ainsi que la foule - turba -, représentée par le chœur), fait donc alterner comme sur une scène de théâtre, le chant soliste et des épisodes choraux très puissants et expressifs. Des arie da capo (airs à reprise), également chantés par les voix solistes, reviennent sur chaque moment important. De nombreux chorals luthériens, magnifiquement harmonisés par Bach, installent le tout dans la liturgie protestante du jour de la Passion (le Vendredi Saint).
La compassion, la passion pour l'autre, et l'abandon à la douleur constituent l'idée maîtresse de l'œuvre. Qu'elles soient de joie ou de peine, amères ou libératrices, toute l'œuvre paraît baigner dans les larmes.
Bach a composé également une Passion selon Saint Jean, qui est donnée plus fréquemment : elle est plus courte et ne nécessite qu'un seul chœur au lieu de deux. Bach avait apparemment le projet d'écrire quatre Passions correspondant aux différents récits de la dernière Cène (repas) et de l'institution de l'Eucharistie, de l'arrestation, de la condamnation à mort et de la Crucifixion de Jésus, par les quatre Evangélistes.
Sommaire
Création et histoire des différentes représentations de l'œuvre
La Passion selon saint Matthieu fut chantée pour la première fois le 15 avril 1729, le jour du Vendredi Saint. On ne sait si elle a été écrite cette même année ou deux ans auparavant en 1727. Elle a été remaniée deux fois. La troisième version, définitive, a été créée en 1736.
Les trois présentations eurent lieu en l'église Saint-Thomas de Leipzig où Bach fut maître de chapelle de 1723 à sa mort en 1750. À chaque fois, elles y reçurent un mauvais accueil. Leipzig était une cité protestante (luthérienne) marquée par un piétisme, certes emprunt de rigueur, qu'on pourrait imaginer hostile aux effets dramatiques et à la puissance d'émotion de cette musique. Mais on aurait tort car Bach lui-même était un ardent piétiste[1] (et donc un partisan de ce courant philosophique qui privilégie le sentiment de piété individuelle)[2] et la principale raison est en fait à l'inverse : pour les employeurs de Bach, son art, largement polyphonique et contrapuntique, représentait surtout le passé[3]... Nous le percevons tout autrement : chez lui en réalité, les traditions d'écriture issues de l'époque médiévale se mêlent constamment aux conceptions italianisantes propres à l'ère baroque, synthétisant ainsi plusieurs siècles de musique européenne, ce qui pouvait dérouter des oreilles ou des esprits trop ancrés dans le présent. Bach mettait les deux esthétiques - passablement opposées - au service de son œuvre et des différents chemins qu'elle emprunte, "Soli Deo Gloria" ("À la gloire de Dieu seul"), selon la formule luthérienne qu'il reprenait couramment pour signer sa musique.
Comme bien d'autres œuvres, la partition ne sera redonnée qu'un siècle plus tard, le 11 mars 1829, dans ce cas grâce aux efforts de Felix Mendelssohn Bartholdy qui dirigea l'Académie de Chant de Berlin, et entraîna une redécouverte durable de Bach.
Au XXe siècle, la Passion fut donnée et enregistrée par des chœurs et des orchestres dirigés par les plus grands chefs, Herbert von Karajan, Wilhelm Furtwängler, Karl Richter, Otto Klemperer, Hermann Scherchen, Nikolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, Ton Koopman, Helmuth Rilling, Georg Solti, John Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe, proposant des interprétations variées.
Analyse
Cette partie est une invitation à écouter la Passion en comprenant comment elle est faite. Elle permet de comprendre les étapes de la création qui ont donné à l'œuvre son aspect final.
Le récit des dernières heures et de la mort du Christ mis en musique
La Passion selon saint Matthieu est avant tout un ensemble de textes entendus au cours d'un office, qui décrivent ou commentent une action. L'art mis en œuvre est donc d'inspiration religieuse (et même directement liturgique) et lyrique.
Le texte principal existait depuis les débuts du christianisme. C'est le récit du dernier repas, de l'arrestation, du jugement, de la condamnation à mort et de la crucifixion de Jésus, le Christ, ainsi qu'il est constamment nommé dans l'œuvre. Ce récit est tiré de la fin de l'Évangile selon Matthieu, plus exactement les chapitres 26 et 27. Le chapitre 28, le dernier, n'a pas été retenu. Il va sans dire que Bach a, à son tour, médité et interprété à sa manière l'ensemble de ces textes pour pouvoir les mettre en musique.
La base : un récitatif chanté
Puisque, dans le cadre d'un office religieux, Bach ne pouvait pas faire entendre le texte de la Passion comme sur un théâtre, il adopte la forme d'un drame sonore, un oratorio, sorte d'opéra pour l'église, sans réellement de mise en scène. Dans le cas présent, ce genre musical doit amener à méditer sur les dernières heures de la vie de Jésus, présenté, tout au long du texte, comme ayant une nature à la fois humaine et divine.
Le texte de l'Évangile de Matthieu, tient en six pages (dans une traduction allemande du grec) et il est en prose. Bach a choisi de le restituer intégralement. Il le confie à un même chanteur (l'"Evangéliste"), sur une ligne musicale qui met constamment l'accent sur tel ou tel mot ou sur telle ou telle nuance du récit et met ainsi en valeur chaque détail de l'action. Les personnages (ou groupes de personnages) qui sont évoqués peuvent intervenir à leur tour. C'est le principe du récitatif. Selon la dynamique du moment, le chant peut être simplement soutenu ou ponctué d'accords du continuo, presque obligatoirement présent (violoncelle, orgue ou - plus rarement choisi car il s'agit de musique religieuse - clavecin), auquel Bach peut ajouter un élément extérieur, les cordes de l'orchestre : ces différents épisodes s'opposent, avec souplesse et rapidité. Tout cela contribue évidemment à faciliter l'écoute. On s'aperçoit en fait qu'elle est loin d'être ardue. Elle peut être encore plus aisée si on s'initie un peu à l'allemand et, bien sûr, au sens d'un des écrits fondateurs du christianisme. Comme tout compositeur baroque, Bach est très attaché à la signification du texte qu'il se propose de faire chanter, et qu'il va donc traduire musicalement au plus près des mots et de ce qu'ils transmettent. Dans le discours (la rhétorique) baroque, texte et musique sont toujours intimement liés.
La multiplicité et la richesse des moyens employés
Bach ajoute à la simple déclamation chantée d'autres couches de musique qui donnent à l'œuvre une ampleur considérable, une étoffe qui oppose ses contrastes dramatiques à la relative sobriété de cette première ligne.
On peut énumérer ces différentes couches, qui viennent s'ajouter à la ligne de base et l'enrichir.
- Il fait donc chanter toutes les paroles rapportées dans le récit par des voix différentes, ou encore par tout un chœur. Des chanteurs solistes assument donc les rôles de Jésus, Pierre, Judas, Ponce-Pilate, la femme de Pilate, des témoins, etc.
- Il introduit des pauses dans la lecture. Ce sont les réactions, les commentaires de l'assemblée des croyants. Ils sont sensibles à l’histoire et comprennent son sens. Ils interviennent toujours sur des phrases littéraires et musicales très calmes (mais dont la mise à quatre voix contraste parfois avec cette simplicité, en fonction des différents moments de l'œuvre). Elles sont comme de grandes respirations chantées par tout le chœur et elles permettent surtout à l'assemblée des fidèles de participer au drame. Il y en a douze. On les appelle des chorals. Parfois composés par Luther ils sont à la base de la liturgie musicale "protestante" allemande (comme le chant grégorien dans la liturgie catholique).
- Il introduit des commentaires chantés appelés aria(s) (ou arie, en italien) à chaque tournant de l’histoire. Le récit est interrompu par un chanteur qui livre son émotion et sa réflexion. Le plus souvent, le chant est d'abord annoncé dans un petit air intermédiaire, semi-déclamé, qu'on appelle un arioso. Il résume la situation, et introduit au chant qui va suivre. Ces textes sont dus au poète Picander. Il y a quinze arias et dix ariosos en tout dans la Passion. La plupart sont chantés par des voix seules.
- Le récit de la Passion est précédé d’une grande "ouverture" chantée par les deux chœurs. La première partie est clôturée par un nouvel épisode choral. La seconde partie est également introduite par le(s) chœur(s), et l’œuvre s’achève par un grand chœur final, précédé par un court adieu de chaque soliste au Christ.
- Bach utilise les deux chœurs, qu'il fait entendre l'un après l'autre ou les deux ensemble, comme deux groupes qui se mêlent ou qui peuvent aussi s'unir complètement.
Structure de la Passion en couleurs
1 CHŒUR D'OUVERTURE LE PARFUM DÉPENSÉ 2 EVAN 3 4a 4b 4c 4d 4e 5 Alto 6 Alto LE DERNIER REPAS 7 8 Soprano 9a 9b 9c 9d 9e 10 11 12 Soprano 13 Soprano LA VEILLÉE 14 15 16 17 18 19 Ténor & chœur 20 Ténor & chœur 21 22 Basse 23 Basse 24 25 26 27a Sop, alt, & chœur 27b 28 29 FINAL 1re PARTIE (deuxième partie) L'INTERROGATOIRE 30 Alto & chœur 31 32 33 34 Ténor 35 Ténor 36a 36b 36c 36d 37 38a 38b 38c 39 Alto 40 LA CONDAMNATION 41a 41b 41c 42 Basse 43 44 45a 45b 46 47 48 Soprano 49 Soprano 50a 50b 50c 50d 50e 51 Alto 52 Alto LA CRUCIFIXION 53a 53b 53c 54 55 56 Basse 57 Basse 58a 58b 58c 58d 58e 59 Alto 60 Alto & chœur 61a 61b 61c 61d 61e 62 63a 63b 63c 64 Basse 65 Basse 66a 66b 66c 67 Bas, tén, alt, sop 68 GRAND CHŒUR FINAL
LÉGENDE- Dans la première colonne sont indiquées les différentes parties de la Passion, qui portent chacune un numéro et permet de s'orienter dans l'œuvre. Il y a 68 parties. On dit 68 numéros. Les numéros sont parfois décomposés en sous-sections. Une petite lettre est alors ajoutée au numéro.
- La deuxième colonne indique la trame principale : le récit de la Passion mis en musique. Elle est en marron, lorsque le récit est déclamé par le narrateur ou par l'un des personnages de l'action. Elle est en vert lorsque tout un chœur intervient.
- La troisième colonne recense en rouge tous les arias (les airs chantés) ajoutés au récit principal, le plus souvent précédés de leurs annonces, les ariosi (ou ariosos...), en orange. Pour chaque aria est précisé le type de voix, et s'il est accompagné d'un chœur.
- La quatrième colonne indique en bleu clair les interventions du chœur de croyants qui réagissent à l'histoire, par les chorals, ainsi qu'en violet le seul moment où sa colère éclate. Elle mentionne également en bleu foncé le chœur d'ouverture, le final de la première partie, ainsi que le grand chœur final, précédé en gris d'une sorte de dernier récitatif/arioso où chaque type de voix (chaque personnage) apparaît tour à tour.
Origine des chorals
La Passion selon saint Matthieu comporte de nombreux chorals, qu'il est assez intéressant d'étudier en détail car caractéristiques d'un style et de l'époque. Chacun d'entre eux est bâti autour d'une mélodie, généralement prise dans des chants spirituels ou empruntée à la liturgie protestante, sur laquelle sont chantées une ou plusieurs strophes de cantiques traditionnels ; enfin le compositeur construit l'harmonisation du choral en ajoutant trois autres voix qu'il écrit sous la mélodie (celle-ci étant, dans cette musique, à la voix la plus aiguë du chœur, chantée par les sopranos). On précisera ainsi pour chaque choral le cantique d'origine ainsi que la mélodie utilisée, dans leur ordre d'apparition :
- Herzliebster Jesu, was hast du verbrochen (Jésus bien-aimé, quel est donc ton crime) : 1ère strophe d'un cantique de Johann Heermann, mélodie de Johann Crüger
- Ich bin's, ich sollte büßen (C'est moi, je devais en payer le prix) : 5ème strophe du cantique O Welt, sieh hier dein Leben de Paul Gerhardt
- Erkenne mich, mein Hüter (Reconnais-moi, mon Maître) : 5ème strophe de O Haupt voll Blut und Wunden (Ô tête couverte de sang et de blessures) de Paul Gerhardt, célèbre et récurrente mélodie provenant du Herzlich tut mich verlangen de Hans Leo Hassler
- Ich will hier bei dir stehen (Je veux rester à tes côtés): 6ème strophe du O Haupt voll Blut und Wunden de Gerhardt, mélodie du Herzlich tut mich verlangen de Hassler
- Was mein Gott will, das g'scheh allzeit (Que la volonté de mon Dieu puisse toujours s'accomplir) : 1ère strophe d'un cantique d'Albert de Brandebourg (dernier grand maître de l’ordre Teutonique et premier duc héréditaire de Prusse)
- O Mensch, bewein dein Sünde groß (O Homme, pleure ton grand péché) : 1ère strophe d'un cantique de Sebald Heyden, mélodie de Matthias Greitter ; la Passion selon saint Jean de 1725 commençait par ce grand choral, qui a ensuite été remplacé par le célèbre Herr, unser Herrscher
- Mir hat die Welt trüglich gericht (Le monde m'a trompé) : 5ème strophe du cantique In dich hab ich gehoffet, Herr (En toi j'ai espéré, Seigneur) d'Adam Reissner
- Wer hat dich so geschlagen (Qui t'a ainsi frappé) : 3ème strophe du O Welt, sieh hier dein Leben de Paul Gerhardt, mélodie du O Welt, sieh hier dein Leben de Heinrich Isaac
- Bin ich gleich von dir gewichen (Tour à tour je te renie) : 6ème strophe du Werde munter, mein Gemüte de Johann Rist, mélodie du Werde munter, mein Gemüthe de Johann Schop
- Befiehl du deine Wege (Tu gardes le silence) : 1ère strophe d'un cantique de Paul Gerhardt, mélodie de Hans Leo Hassler
- Wie wunderbarlich ist doch diese Strafe (Comme ce châtiment est étonnant !) : 4ème strophe du Herzliebster Jesu de Johann Hermann
- O Haupt voll Blut und Wunden (Ô tête couverte de sang et de blessures) : deux premières strophes du cantique de Paul Gerhardt, mélodie du Befiehl du deine Wege de Hans Leo Hassler
- Wenn ich einmal soll scheiden (Si un jour je dois partir) : de nouveau le O Haupt voll Blut und Wunden de Paul Gerhardt, ici la 9ème strophe ; mélodie de Hans Leo Hassler
Notes
- Emmanuel Kant (1724-1804), une des grandes figures de la philosophie allemande, sera lui aussi influencé par ce courant de pensée.
- Le luthérien Felix Mendelssohn (1809-1847), p. 7. Etude présentée par Sébastien Fath, historien, chercheur au CNRS (laboratoire GSRL), lors du colloque franco-allemand « La famille Mendelssohn, une saga œcuménique dans les tourmentes de l’histoire ? », organisé par Philippe Olivier dans le cadre de l’Association Universitaire et Artistique de Neuilly, 9 février 2009.
- A Leipzig, Bach et les autorités municipales dont il dépendait se sont livré une guerre constante. En 1729, elle en était au plus fort. Cf. Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach, PUF, 1984, p. 80.
Références
- Le récit par Matthieu de la condamnation de Jésus
- Passion selon Saint Jean
- Autre grand compositeur baroque allemand, Georg Philipp Telemann a composé 46 passions de 1716 à 1767, dont l'écoute est intéressante pour les passionnés des Passions de Bach.
Liens externes
- Commentaire sur les dix premiers numéros de l'œuvre
- 117 enregistrements de la Passion de 1930 à 2005 (site en anglais)
- Passion selon saint Matthieu : partitions libres dans l’International Music Score Library Project.
- Écoute, analyse et traduction intégrale de la Passion selon saint Matthieu en 7 articles sur Musique du jour : numéros 1 à 10, 11 à 19, 20 à 25, 36 à 48, 49 à 61 et 62 à 78
- http://blogdesebastienfath.hautetfort.com/media/02/02/1574067144.pdf
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