- Nazaréisme
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Judéo-nazaréisme
L’appellation de Nazaréens (héb. נצרים Netzarim ou נוצרים Notzrim) fut la toute première que les chrétiens prirent sur la base du titre de Nazaréen ou Nazôréen donné à Jésus (la vocalisation importe peu – « Ainsi s'accomplit ce que le Seigneur avait dit par les prophètes : Il sera appelé Nazaréen. » Matthieu 2,23 ; Actes des Apôtres 2,22 ; 3,6 ; 4,10 ; 22,8 ; 26,9) ; mais sa signification, probablement multiple, nous échappe aujourd’hui. Peu à peu, à partir de l’an 34, elle fut abandonnée au profit de celle de disciples du Messie (en grec : christianoï, ce qui donne chrétiens en français – mšiyayé en araméen). Un groupe reprit cette appellation à son compte, celui que vise cet article, et qu’il convient de désigner sous le terme plus précis, suggéré par Ray A. Pritz[1], de « judéo-nazaréens » afin d’éviter les équivoques dues aux auteurs patristiques : ceux-ci, qui les évoquent sans jamais s’y intéresser, les ont parfois confondus avec des groupes gnostiques, ce qu’ils ne sont pas. L’avantage de l’appellation de « judéo-nazaréens » est de rappeler leur origine judéenne, au moins pour le noyau d’entre eux, issu de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem autour de Jacques, un cousin de Jésus ; celui-ci fut assassiné par le Grand Prêtre en 62 puis, à cause de la Première guerre judéo-romaine, tous les judéo-chrétiens quittèrent la ville en 68 juste avant qu’elle ne soit totalement encerclée par les Romains, et la plupart y revinrent après 70[2], quand les derniers insurgés de la ville furent vaincus. Un groupe refusa de revenir et s’organisa en Syrie : les « judéo-nazaréens ».
Certains auteurs gréco-romains tels qu'Irénée, Augustin, Jérôme, Épiphane les ont quelquefois appelés Ébionites, (qualificatif signifiant simplement pauvres, ébionim). Vus de l’extérieur, c’est-à-dire par des païens ou même par des chrétiens issus de milieux païens, les juifs croyant en Jésus étaient facilement assimilés entre eux, et cette erreur est toujours fréquente aujourd’hui en Occident. Car des réalités antagonistes sont ainsi regroupées : croire que Jésus sauve, ou croire qu’il est seulement le messie, ce qui n’est pas du tout la même chose.
- Du côté de ceux qui croient que Jésus sauve, c’est-à-dire de ceux qui, seuls, doivent être appelés judéo-chrétiens, il faut compter la Communauté de Jérusalem, qui subsista au moins jusqu’au 4e siècle, mais également la Communauté de Chypre, ou encore la grande Église de l’Orient, basée à Céleucie-Ctésifon , appelée « nestorienne » de manière très erronée : héritière des traditions judéo-chrétiennes de Judée et de Mésopotamie, elle a gardé des expériences théologiques et liturgiques proches de celles des Apôtres (ce que l’identité de langue – l’araméen – facilitait évidemment).
- Du côté des ex-judéo-chrétiens qui ont nié que Jésus sauve par lui-même, il faut compter les judéo-nazaréens et tous ceux qu’ils ont suscités ou influencés, notamment les ariens. Ces judéo-nazaréens s’opposent radicalement aux judéo-chrétiens en même temps qu’ils s’opposent aux autres juifs. Car bien sûr, subsistaient aussi diverses communautés juives qui, sous obédience pharisienne ou non, ont refusé dès le départ de reconnaître Jésus comme Messie.
Le monde juif du Ier et du IIe siècle était marqué par une grande pluralité ; celle-ci s’expliquait parfois par des raisons simplement géographiques : plus de la moitié des « juifs » vivait (déjà) hors de la Terre Sainte, jusqu’en Chine[3] (ce qui explique d’ailleurs la rapide extension de l’Église de l’Orient jusque là-bas). Ce qu’on appelle communément « judaïsme » est simplement la forme prise par les communautés d’obédience pharisienne à partir du synode de Yavneh en Galilée, en l’an 95, forme qui n’est devenue majoritaire que beaucoup plus tard.
Les indications patristiques sont donc à replacer dans ce contexte. Par exemple, d'après Épiphane (Panarion 29.29), la « profession de foi [des Nazaréens] est bien celle des Juifs en tout, sauf qu’ils disent croire au Christ. Chez eux, en effet, on professe qu’il y a une résurrection des morts et tout vient de Dieu ; ils proclament aussi un seul Dieu et son Serviteur Jésus-Christ ». Jérôme, dans une épître à Augustin présente leur doctrine comme étant « se vouloir juive et chrétienne, mais n'être ni l'un ni l'autre ». Cette remarque doit être bien comprise : en fait, ce groupe, dérivé de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem, prétendait être formé des seuls vrais juifs et des seuls vrais chrétiens. Concrètement, leur doctrine s’est constituée en opposition à la prédication des apôtres, dont elle est une réinterprétation radicale.
Sommaire
Le contexte judéo-chrétien
Voici le récit que donnent Actes des Apôtres à suite de l’assassinat d’Etienne en 34 :
« Ceux qu'avait dispersés la tourmente survenue à propos d'Etienne étaient passés jusqu'en Phénicie, à Chypre et à Antioche, sans annoncer la Parole à nul autre qu'aux Juifs. Certains d'entre eux pourtant, originaires de Chypre et de Cyrène, une fois arrivés à Antioche, adressaient aussi aux Grecs la Bonne Nouvelle de Jésus Seigneur. Le Seigneur leur prêtait main-forte, si bien que le nombre fut grand de ceux qui se tournèrent vers le Seigneur, en devenant croyants. La nouvelle de cet événement parvint aux oreilles de l'Église qui était à Jérusalem et l'on délégua Barnabas à Antioche. Quand il vit sur place la grâce de Dieu à l'œuvre, il fut dans la joie et il les pressait tous de rester du fond du cœur attachés au Seigneur. C'était en effet un homme droit, rempli d'Esprit Saint et de foi. Une foule considérable se joignit ainsi au Seigneur. Barnabas partit alors à Tarse pour y chercher Saul, il l'y trouva et l'amena à Antioche. Ils passèrent une année entière à travailler ensemble dans cette Église et à instruire une foule considérable. Et c'est à Antioche que, pour la première fois, le nom de « messiens » (chrétiens) fut donné aux disciples » (Actes, 11, 19-26).
À Jérusalem, dans les milieux sacerdotaux du Temple, on en était resté à l’appellation de Nazaréens ( Ναζωραίων ) qui est encore utilisée en 58 pour désigner Paul comme « un chef de l’opinion (haïresis) des Nazaréens ».
Le judéo-nazaréisme va se révéler comme une idéologie guerrière. Pour le comprendre, il faut remonter à ses prémices avant le Ier siècle, dans un monde hébraïque diversifié et marqué par des antagonismes profonds : depuis les Hasmonéens, les Rois de Judée ne sont plus des descendants de David, et les Grands-Prêtres sont tout aussi illégitimes. Ceci ne pouvait que susciter un mouvement d’opposition. Les faits ont été retracés longuement par Jacqueline Genot-Bismuth en particulier dans Le scénario de Damas[4] et résumés dans le Tome I du Messie et son prophète[5] (p.114-137) : le personnage du « maître de Justice » que beaucoup croyaient mythique est très vraisemblablement le Cohen Yossé ben Yo‘ezer qui s’opposa au Culte du Temple au IIe siècle av. J.-C.. Il fut finalement mis à mort dans des conditions atroces en -159 par le Grand Prêtre. Loin de faire taire ses partisans obligés de se disperser, sa mort renforça leur culture politique d’opposition exacerbée par un rêve de pureté cultuelle, axé sur l'attente du messie qui purifiera le culte et chassera l'étranger des Lieux saints. Cette mouvance, dont les Zélotes sont une branche, est à l'origine de la littérature dite « de la mer Morte ». Ces découvertes éliminent les invraisemblables hypothèses qui avaient été imaginées à la suite des fouilles de 1950 par certains fouilleurs des grottes de la mer Morte : rapprocher le site archéologique de Qumrân du contenu littéraire des grottes, c'est-à-dire imaginer les habitants du site en "moines esséniens", auteurs uniques des manuscrits des grottes, et donc très occupés à les recopier dans un scriptorium à la mode moyen-âgeuse (ce qui constitue un anachronisme de dix siècles !). Ces rapprochements sans fondements, nés dès les années 50 dans l'entourage du Père de Vaux qui dirigeait les fouilles, ont été mis en cause assez vite par les archéologues (dont Robert et Pauline Donceel[6]) : le site même de Qumrân n'a rien de "monastique", il témoigne au contraire d'un habitat très riche ; et son invraisemblable "scriptorium" n'est autre qu'une pièce de séjour telle qu'on en trouve dans d'autres demeures riches de la région à cette époque. Quant aux textes des grottes, il convient de les libérer de la fiction "essénienne" qui a été bâtie autour d'eux, comme l'a dénoncé un exégète spécialiste de ces manuscrits, André Paul[7], l'a dénoncée en 2008.
Les idées politico-religieuses guerrières sont donc d'origine pré-chrétienne, mais ce messianisme est encore uniquement nationaliste. Il ne s'agit pas de conquérir la terre entière mais seulement la Terre Sainte, afin d'y rétablir le culte et la royauté légitimes. Tout va changer avec le judéo-nazaréisme, qui est post-chrétien mais hérite de ce mode de pensée : on le voit en particulier dans les versions d'époques différentes des Testaments des Douze Patriarches, dont certaines présentent des ajouts ou des réécritures manifestes, développant un messianisme à caractère universaliste. C’est la terre entière que les vrais croyants sont appelés à libérer (du Mal), et non plus seulement la Terre Sainte. Le Messie dont la seconde venue est attendue (donc Jésus) prendra la tête des armées et pataugera dans le sang de ses ennemis vaincus. En fait, cette vaste littérature n’est pas encore parfaitement cernée, soit parce qu’on classe erronément certains de ses écrits comme « chrétiens » par le seul fait qu’ils font des allusions à Jésus ou à l’évangile (toujours de Matthieu, voir infra), soit parce qu’ils sont classés tout aussi erronément comme « juifs apocalyptiques » – alors qu’ils sont foncièrement anti-juifs et anti-chrétiens. Outre dans les versions tardives des Testaments, ces écrits post-chrétiens judéo-nazaréens se reconnaissent dans le 4e Livre d’Esdras, le 2e Livre de Baruch, le Livre des Jubilés, les fragments connus de l’Évangile des ébionites, les apocryphes à caractère apocalyptique et guerrier et d’autres apocryphes comme les Actes de l’apôtre Pierre et de Simon, et enfin dans certaines des sources utilisées par la littérature pseudo-clémentine. Ce vaste chantier est en cours.
Même sur la base d’une documentation trop partielle (ce que Frédéric Manns, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?[8] a mis en lumière), l’ancien directeur des Etudes juives, Simon Claude Mimouni, a perçu la postérité du judéo-nazaréisme jusque dans la naissance de l'islam, où « il joua un tel rôle qu'on peut se demander s'il n'en est pas en grande partie à l'origine ».
La doctrine des « Nazaréens »
La difficulté des historiens est de comprendre ce qui s’était passé entre-temps. Jésus n’a pas enseigné une doctrine de prise de pouvoir, qui divise le monde entre « bons » et « mauvais ». S’il a évoqué les « fils de lumière » et les « fils des ténèbres », il ne visait jamais que des entités spirituelles qui ne correspondent à aucune catégorie socio-politique mais renvoient à ce qui se passe au fond l’âme de chacun. Il en va tout autrement dans la doctrine judéo-nazaréenne, qui réinterprète l’attente du retour du Christ comme point de départ de l’éradication des « fils des ténèbres » et l’établissement du Royaume de Dieu sur toute la terre et sous la domination des « fils de la lumière », royaume de perfection et de justice annoncé par Isaïe. On est loin des paroles rapportées dans l’évangile de Jean 18,36 : « Mon Royaume ne vient pas de ce monde ».
La structuration de cette idéologie de guerre universelle – la première du genre – doit quelque chose aux circonstances, qu’il s’agisse des atrocités de la guerre qui se termine en 70 (ou en 73 à Massada pour les derniers insurgés) ou de l’événement inouï de la destruction du Temple. Toute la question était l’interprétation à donner à cette catastrophe au regard de la Révélation (il y a un rapport avec les signes de la fin des temps, mais le regard ici est singulier). L’idée principale était de ne pas retourner à Jérusalem, à moins que ce soit pour la conquérir : c’est d’abord là que le salut du monde doit se jouer, le Messie (Jésus) ne pouvant redescendre du Ciel (où Dieu l’a mis en l’enlevant de la croix) que lorsque la ville sera aux mains des « vrais croyants » soumis à Dieu.
En attendant, ils s’étaient installèrent là où les circonstances les avaient conduits, au-delà de Pella en Syrie ; les judéens qui étaient étrangers à la folie insurrectionnelle avaient été priés en effet de quitter le territoire durant le temps des opérations militaires. Se radicalisant, vénérant la mémoire de Jacques (comme en témoignent plusieurs apocryphes), ils s'isolèrent en attendant des jours meilleurs, leur « désert » étant partout où ils s’établirent.
On voit en quoi l’opposition à la foi des Apôtres est radicale : pour eux, Jésus n’est pas sauveur par lui-même, il n’a donc rien de divin (car seul Dieu peut délivrer du Mal) ; il est seulement le Messie, un super-employé de Dieu, né miraculeusement par l’action de l’Esprit divin en Marie – ceci est exactement la position défendue par les musulmans, et le Coran, qui emploie quatre fois l’expression « le Messie-Jésus », polémique vigoureusement contre les « juifs » qui nient la conception miraculeuse et traitent Marie de prostituée (effectivement, on y fait allusion dans les Talmud-s et dans la Tosefta Hullin). Par exemple Eusèbe (263-339) signale que certains « ébionites » – ceux qui se dénomment eux-mêmes nazaréens – « ne niaient pas que le Seigneur fût né d’une vierge et du Saint-Esprit… [mais] ils ne confessaient pas qu’il fût Dieu Verbe et Sagesse préexistant » (Hist. eccl., III, 27,44-45). En fait, le reproche essentiel fait aux « juifs » est de n’avoir pas cru et d’avoir voulu tuer leur Messie, donc d’être damnés (le Coran le dit explicitement, et les chrétiens y sont également voués au Feu éternel). Épiphane, dans son Panarion 30,7 indique que les Nazôraïoï « sont les grands ennemis des Juifs. Non seulement les enfants des Juifs sont pleins de haine envers eux, mais matin, midi et soir, trois fois le jour, quand ils se réunissent pour prier dans leurs Synagogues, ils les maudissent et anathématisent en disant : Dieu maudit les Nazaréens ».
L'islam et le Troisième Temple
L'étude du judéo-nazaréisme a conduit à envisager avec un nouveau regard la question des origines de l'islam, même si cette approche est rejetée par la majorité des musulmans. Un passage du 4e livre d’Esdras donne une idée de la parenté de pensée avec le Coran[9].
Ce passage qui parle des justes auxquels le monde doit revenir, fait penser à un verset de la sourate 7, d’autant plus qu’il est mis dans la bouche de Moïse : La Terre appartient à Dieu. Il en fait hériter qui il veut parmi ses créatures, et le résultat appartient aux pieux (s.7,128). La Terre doit donc appartenir aux pieux et aux justes parce qu’ils obéissent à Dieu et qu’ils doivent réaliser le salut du monde tel que Dieu le veut. On peut penser qu’un croyant ne vole pas un non-croyant : il ne fait jamais que prendre ce qui lui appartient de droit. De telles idées ne s’inventent pas tout à coup. Selon les récits islamiques, Mahomet épousa Khadija dont le cousin ou oncle, Waraqa ibn Nawfal est un « prêtre nasraniy » qui bénit leur mariage – le mot nasraniy signifie ici clairement non pas chrétien mais nazaréen comme en témoignent plusieurs passages du Coran lui-même : dans les sourates 2, verset 22 et 22,17, même la très officielle traduction coranique saoudienne IFTA n’ose pas rendre le pluriel nasârâ autrement que par nazaréens .
On ne peut pas reprendre ici la masse des indices convergents qui suggèrent que Waraqa faisait partie de la première génération d’Arabes qui, avant Mahomet, avait été touchée par la doctrine des judéonazaréens (qui étaient géographiquement leurs voisins - la topographie syrienne semble en avoir laissé des traces que René Dussaud a mises en lumière -, voir carte ci-jointe, partie ouest en jaune/ les références de ce travail monumental ont été intégrées à la carte elle-même). Par exemple, un hadith rapporte que, quand Waraqa mourut, la révélation faite à Mahomet s'interrompit. Waraqa était sans doute de mère judéonazaréenne et de père arabe, mais ne fut le seul « pont » entre les deux groupes, en cette fin du 6e siècle : toute la communauté judéonazaréenne locale avait entrepris de convertir leurs voisins arabes à leur vision de l’histoire et du « Messie-Jésus » (selon l’expression du Coran).
Bien entendu, c’est une autre « histoire des origines » que l’islam donne de lui-même, une histoire qui fait intervenir l’ange Gabriel, une jument ailée, de supposés polythéistes qui ne doivent donc rien aux juifs et aux chrétiens en matière de « Révélation » mais qui accueillent et comprennent néanmoins celle qui leur « descend » du Ciel, qui est très sophistiquée, truffée d’allusions aux écrits chrétiens ou juifs, etc. : les invraisemblances à répétition de ce récit ont fait tiquer depuis longtemps les chercheurs, d’autant plus qu’ils savent qu’un tel récit n’apparaît sur le marché que deux siècles après les faits supposés.
Les judéo-nazaréens comprenaient comme une nouvelle présence matérielle la seconde venue du Messie-Jésus qui serait redescendu du Ciel. C’est d’ailleurs le message central que Mahomet proclama aux Arabes, selon deux sources indépendantes dont l’une est musulmane et l’autre juive :
- “Selon Abu Hourayra le Prophète a dit : « Par Celui qui tient mon âme en sa main, la descente de Jésus fils de Marie est imminente ; il sera pour vous un arbitre juste… il mettra fin à la guerre et il prodiguera des biens tels que personne n’en voudra plus »” (hadith de Bukhari et Muslim)[10]
- Ce souvenir, que les manipulations ultérieures n’ont pas pu effacer, est recoupé par l’unique témoignage contemporain, conservé dans la Doctrina Jacobi[11] et tiré d’une lettre envoyée par un juif rabbinique à son frère ; elle indique : « il [Mahomet] proclamait la venue du Messie qui allait venir ». Ce Messie, mot signifiant celui qui a reçu l’onction de Roi, le Coran précise onze fois de qui il s’agit : le « Messie-Jésus » (al masîh-‘Îsa) et nul autre. Pour rappel, les arabophones ne savent généralement plus le sens de ce mot car des significations fallacieuses et contradictoires ont été inventée plus tard, dont la plus courante est « frotter », ce qui ferait donc du « Messie » un « frotteur » (par allusion détournée à l'évangile de Marc 8,23s ou à celui de Jean 9,6s où l’on voit Jésus frotter un malade avant de le guérir).
Parmi les chercheurs francophones, Alfred Louis de Prémare[12], décédé en 2006, est reconnu comme l’un des plus éminents, jusque dans certaines universités du monde arabe. Selon lui, il faut relire complètement les sources d'origine islamique sur lesquelles on s'appuyait jusqu'à présent, pour les intégrer dans une perspective plus ouverte (il existe des écrits non musulmans décrivant la période et permettant de mieux comprendre le corpus islamique qui a subi de longues transformations ultérieurement à ces événements). La base même du récit islamique actuel, la Vie de Mahomet d'Ibn Hisham, qui est venue remplacer celle d'Ibn Ishaq dont les exemplaires ont été ensuite systématiquement détruits, est une commande califale très politique, qui date du IXe siècle. Ses données sont aussi douteuses et souvent aussi invraisemblables que celles du million et demi de hadiths dont l’authenticité n’est plausible pour pas un seul, hormis quelques rares remarques noyées ici et là que seuls quelques spécialistes sont susceptibles d’épingler avec certitude (par exemple concernant Waraqa).
Parmi les chercheurs américains, il faut mentionner Patricia Crone, d’origine suédoise, qui a publié une thèse en 1977 sur la non possibilité du commerce mecquois, ce qui la conduisait à se demander comment ces habitants ont pu subsister avant que La Mecque ne soit le lieu de pèlerinage des musulmans (ce qui n’est attesté de manière fiable qu’à partir de la fin du 7ème siècle). C’est vers le nord-ouest de la péninsule arabique que les indications biographiques fiables pointent toujours, indique-t-elle. Mais elle est revenue sur une grande partie de cette thèse en 2006 et estime dorénavant qu'un tel commerce est vraisemblable, ainsi que l'existence de La Mecque en période préislamique. En Allemagne, les travaux du professeur Luxenberg montrent que la langue du texte coranique est très influencée par le syriaque, à la lumière duquel nombre d’obscurités textuelles disparaissent ; il est donc difficile de penser que le texte a été rédigé en Arabie du Sud, dont les dialectes sont d’ailleurs très différents.
Il existe cependant une piste permettant de réunir toutes les données apparemment si divergentes que fournit l’étude des origines de l’islam. Le nœud en est la tentative, dûment attestée par l’historiographie grecque, de la tentative des Arabes de Mahomet en 629, visant la Terre sainte et Jérusalem vers laquelle, comme les judéo-nazaréens, celui-ci se tournait pour prier. Les circonstances paraissaient les plus propices, les deux empires – byzantin d’un côté et perse de l’autre – étant affaiblis par des guerres continuelles. La petite armée au départ de Médine escomptait donc une victoire facile, la prise de Jérusalem et la reconstruction du Tempe constiteraient les prémices de l’ère nouvelle qui devait alors s’ouvrir avec la re-descente du Messie-Jésus. Mais la petite armée byzantine, aidée par des contingents nabatéens et arabes, suffit à mettre les Médinois en déroute. Habituellement, les récits cachent cet épisode de la vie de celui qui sera appelé plus tard « le Prophète », alors que c’est le seul qui soit à la fois bien attesté et daté (avec l'Hégire à Médine).
Mahomet ne s’y risqua plus. Trois ans plus tard, il était mort, et c’est son successeur ‘Umar qui y parvint finalement en 638 (ou fin 637) : la ville lui ayant été ouverte, il fit déblayer l’esplanade et bâtir (hâtivement)… un « Cube » en bois dans les dimensions du Saint des Saints du Temple de Salomon, là même où le Temple avait été jadis bâti.
Les attentes attachées à cette réalisation – qui n’est rien d’autre que celle du troisième Temple annoncé dans les écrits apocalyptiques – ne nous sont plus familières, et nous comprenons difficilement aussi les déceptions qui ont suivi et qui ont signé la disparition du judéo-nazaréisme visible. Néanmoins, on peut en avoir un idée par l’invention du récit du « voyage nocturne » durant lequel le « Prophète » est supposé avoir gagné l’esplanade du Temple depuis La Mecque sur le dos d’une jument ailée, puis s’être rendu au Ciel (et retour). Ce voyage s'explique trés bien par la thèse de Kamal Salibi et Gérard Mannoni selon laquelle la Bible est née en Arabie. L’année 1 qui avait été décrétée à l’occasion de l’arrivée dans l’oasis de Yathrib (renommé ensuite Médine) des Arabes de La Mecque. Le calendrier musulman a gardé 622 pour l’année 1, mais celle-ci n’a qu’une signification banale. En fait, toute l’histoire des origines a été repensée peu à peu sous l’égide des califes, pour donner la « biographie » de Ibn Hishâm et les récits actuels.
Le projet nazaréen de conquête mondiale – qui est le premier du genre – était d’abord une vision « de foi » (ce qui reste vrai dans tous les projets postérieurs), et dans cette vision, la prise de la Terre sainte (réalisée en 634) et ensuite de Jérusalem (qui n'aura lieu finalement qu'en 638) revêtait une importance idéologique capitale, en rapport avec la « bénédiction de Dieu ». Sophrone, évêque de la ville, l'avait bien compris.
Bibliographie
- Gilliot Claude, Origines et fixation du texte coranique, in Etudes, décembre 2008, p. 643-652
- Prémare A.-L. de, Joseph et Muhammad. Le chapitre 12 du Coran, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1989
- Die syro-aramäische Lesart des Koran, Christoph Luxenberg, Das Arabische Buch, 2000
- Crone Patricia & Cook Michael, Hagarism. The Making of the Islamic World, Cambridge University Press, 1977
- Crone Patricia & Hinds Martin, God’s Caliph. Religious authority in the first centuries of Islam, Cambridge University Press, 1986
- Crone Patricia, Meccan trade and the rise of Islam, Oxford, Blackwell, 1987
- Enquêtes sur l'islam, A-M Delcambre (et alii), Desclée de BRouwer, 2004
- Kamal Salibi, Gérard Mannoni "La Bible est née en Arabie", Grasset, 1996.
- Azzi Joseph, Le prêtre et le prophète, aux sources du Coran, Maisonneuse et Larose, 2001
- Gallez E-M, Le Messie et son prophète, 2 tomes, éditions de Paris, 2005
- Prémare A.-L. de, Aux origines du Coran, questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004
- Prémare Alfred-Louis de, La construction de savoirs religieux dans les premières générations de musulmans in Alpha. Biographies et récits de vie, IRMC (Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain), Tunis / Afemam, Aix-en-Provence, 2005, p.121-132
- Paul André, Qumran et les Esséniens. L’éclatement d’un dogme, Cerf, 2008
- Pritz R.A., Nazarene Jewish Christianity [Le judéochristianisme nazaréen], Jérusalem-Leiden, Brill, 1988
- Eisenman Robert, The Dead sea scrolls and the first christians, 1996
Notes et références
- ↑ Pritz R.A., Nazarene Jewish Christianity [Le judéochristianisme nazaréen], Jérusalem-Leiden, Brill, 1988
- ↑ Frédéric Manns, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie? p.57-60, Editions Beauchesne, 2000
- ↑ Perrier Pierre, Thomas fonde l’Eglise en Chine (65-68), Paris, Jubilé, 2008
- ↑ Jacqueline Genot-Bismuth, Le scénario de Damas. Jérusalem hellénisée et les origines de l’essénisme, Paris, éditions François-Xavier De Guibert, 1992
- ↑ Edouard-Marie Gallez, Le Messie et son prophète , T1 Aux origines de l'islam, Ed. de Paris , Versailles, 2005
- ↑ DONCEEL-VOÛTE Pauline et Robert, The Archeology of Khirbet Qumran, in WISE Michael O. & Alii, Methods of Investigation of the Dead Sea Scrolls and the Khirbet Qumran Site : present realities and future prospects [Annals of the New York Academy of Sciences, vol.722], 1994, p.26-27.36. Voir aussi Dossiers d’Archéologie, Dijon , 1999 , 240 , p. 90-123.
- ↑ Paul André, Qumran et les Esséniens. L’éclatement d’un dogme, Cerf, 2008
- ↑ Frédéric Manns, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Beauchesne (éditions), Paris, 2000
- ↑ Seigneur, Tu as déclaré que c’est pour nous que tu as créé le monde. Quant aux autres nations qui sont nées d’Adam, tu as dit qu’elles ne sont rien... Si le monde a été créé pour nous, pourquoi n’entrons-nous pas en possession de ce monde qui est notre héritage ? … Cherche à savoir comment seront sauvés les justes, à qui appartient le monde et pour qui il existe, et à quelle époque ils le seront (4Esd 6,55-56.59. 9,13b).
- ↑ Le texte est plus long, et on y décèle à l’évidence des strates postérieures : “il cassera la croix et tuera les porcs”, et : “En ce moment, une seule prosternation sera meilleure que le monde et son contenu. Puis Abu Hurayra dit : « Lisez, si vous voulez les paroles d’Allah : Il n’y aura personne, parmi les gens du Livre, qui n’aura pas foi en lui avant sa mort. Et au Jour de la Résurrection, il sera témoin contre eux » (Coran 4,159)” (Bukhari et Muslim).
- ↑ Didascalie de Jacob v 16, 209 - Patrologia Orientalis, 1903, vol.VIII, p.715
- ↑ Prémare Alfred-Louis de, Les fondations de l’Islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002
Voir aussi
Articles connexes
- Nazir Voir : 4. Jésus était-il nazir ?
- Judéo-christianisme
- Christianisme ancien
- Quêtes du Jésus historique
- Agarènes
- Christoph Luxenberg
- Chrétiens_de_saint_Thomas#L.27implantation_du_christianisme_en_Chine.
Liens et documents externes
- Le site qui est consacré aux judéo-nazaréens
- Liste de sites sur la Méditerranée au Moyen Age
- Judéo-nazaréisme et origines de l'Islam, entretien avec E.-M. Gallez
- Caractéristiques des nazôréens
- Les travaux de Lülling sur le Coran (1970-1980)
- Le livre de Frédéric Manns Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie?
- Prémare Alfred-Louis de, La construction de savoirs religieux dans les premières générations de musulmans in Alpha.
- Christoph Luxenberg The Syro-Aramaic reading of the Koran
- Gens du Livre et Nazaréens dans le Coran in Oriens Christianus
- Histoire ecclésiastique III
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