Hénologie

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L'Un

L'Un, en philosophie ou en mystique, désigne le Principe suprême, souvent donné comme impensable et ineffable. Historiquement, cette notion prend tout son essor, en philosophie, à partir du néoplatonisme de Plotin au milieu du IIIe siècle. Grammaticalement, le mot « un » est ici employé comme substantif et avec majuscule (comme « Dieu » ou « Être »). Le mot s'oppose principalement à Multiple (dès Platon) et entre dans la liste des transcendantaux (avec Être, Bien, Vrai, Beau... qui sont au-delà des catégories et peuvent se convertir : Un = Bien = Beau). C'est l'Un-Dieu, l'Un-principe, mesure suprême.

On peut le distinguer (ou pas) de la « Monade (μονάς), unité numérique », et « l'unité numérique résulte de ce que la matière est Une » (Aristote, Métaphysique, Delta/V, 6) ; le point est indivisible, la ligne n'est divisible qu'en un sens, la surface en deux, le volume en trois (longueur, largeur, profondeur). Il y a un lien entre l'Un-principe et l'Un-monade, puisque l'un est mesure, unité de mesure, mesure des nombres, puisque le domaine des nombres vaut comme modèle de mesure (Aristote, Métaphysique, Delta, 6 ; N, 1). Cela dit, il faut se souvenir que chez les penseurs de l'Antiquité grecque, un n'est pas un nombre, car, pour eux, la notion de nombre suppose la multiplicité "[1]. ; pour les pythagoriciens (Nicomaque de Gerasa) et Plutarque, "un est à la fois pair et impair", il est "bisexuel" (arsenothêlu).[2]

Euclide donne ces définitions dans les définitions de ses Éléments, livre VII :

« 1. L’unité est ce selon quoi chacune des choses existantes est dite une. 2. Un nombre est un assemblage composé d’unités. »

On peut opposer Un-principe, métaphysique, et Un-genre, Unité, notion logique, que chacun accepte. Parler de l'Un est très idéaliste, alors que chercher l'unité est simplement rationnel.

La science de l'Un (έν) s'appelle l'hénologie comme la science de l'Être l'ontologie. Ces deux disciplines philosophiques sont liées, puisque un et être sont convertibles : tout ce qui a de l'être a de l'unité, tout ce qui a de l'unité a de l'être. L’un et l’être sont réciproques (Unum et ens convertuntur). Leibniz dit : "Ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l'un et l'être sont des choses récirproques" (Correspondance avec Arnauld, avril 1687).

Sommaire

Historique

L'Un chez les philosophes grecs

La notion d'unité prend son importance à partir de Xénophane de Colophon, vers 540 av. J.-C. Platon en témoigne : "La gent éléatique, issue de Xénophane et de plus haut encore, ne voit qu'unité dans ce qu'on appelle le Tout" (Le sophiste, 242d). Xénophane parle d' "un seul Dieu" (fragment 23). L'Être est un et unique.

Pythagorisme

Chez les Pythagoriciens (dès Philolaos, vers 400 av. J.-C.), l'Un est la "Monade, l'unité originaire dont dérive la série des nombres, la Décade ou ensemble des dix premiers nombres entiers. Mais l'Un est à la fois principe et élément, car il dérive des deux "principes premiers", la Limite et l'Illimité.[3] Cosmogoniquement, les deux principes (Limite et Illimité) engendrent l'Un (qui est à la fois impair et pair), qui engendre les nombres (soit impairs soit pairs). Plus tard, les Mémoires pythagoriques, du IIe s. av. J.-C., disent :

« Le principe de toutes choses est la Monade ; de la Monade dérive la Dyade indéfinie, pour jouer le rôle de matière sous-jacente à la Monade qui est la cause active ; de la Monade et de la Dyade indéfinie dérivent les nombres, des nombres les points, de ceux-ci les lignes, de celles-ci les figures planes, des plans les solides, des solides les corps sensibles [objets des sens], de qui les Éléments sont au nombre de quatre - feu, eau, terre, air. »

— trad. André-Jean Festugière

« Archytas et Philolaos usent indifféremment des termes 'un' et 'monade' »

— Théon de Smyrne, Exposé des connaissances mathématiques utiles à la lecture de Platon.

Chez les pythagoriciens comme Alcméon de Crotone, l'Un n'est plus premier. Selon J.-P. Dumont, il faut alors établir l'ordre suivant : 1) Principes (Limite et Illimité) ; 2) Éléments : impair et pair ; 3) l'Un, mélange ; 4) le nombre (et par conséquent le Ciel, qui est nombre, ainsi que tous les êtres qu'il enveloppe).[4] Selon Aristote, "le nombre est, pour les pythagoriciens, principe..., les éléments du nombre sont le pair et l'impair, celui-ci étant limité et celui-là illimité ; l'Un procède de ces deux éléments, puisqu'il est à la fois pair et impair ; le nombre procède de l'Un et le Ciel, en sa totalité, est nombre" (Métaphysique, A, 5).

Platonisme

Euclide de Mégare, disciple de Socrate, identifie, avant Platon, l'Un et le Bien.[5]

Platon, dans La République (VI, 506a, 526e) identifie l'Un et le Bien, principe de toute existence et de toute connaissance, dont la beauté transcende toute expression ; l'Idée de Bien, c'est Dieu. L'Un est au-dessus de l'Être (La République, 509b ; Parménide). Dans le Parménide, l'Un est le principe d'unité sous-jacent à la multiplicité des Idées et des phénomènes. Platon envisage trois hypothèses. Hypothèse 1. L'Un, c'est l'Un, il échappe à l'être et à la connaissance comme à la parole (Parménide, 137c-142e). Cet Un absolu, qui ne participe pas à la substance des choses, a particulièrement fasciné les néoplatoniciens. Hypothèse 2. L'Un, il est, c'est l'être (142e-155e), il est donc multiple, il accepte tous les contraires, mais il est connaissable et on peut tout en dire. Hypothèse 3. L'Un est et n'est pas (155e-157b), il change, il est instant.

Dans sa doctrine non écrite Platon pose deux "premiers principes", deux "genres suprêmes" éternellement opposés : l'Un et la Dyade indéfinie, dont l'interaction engendre les Idées et les Nombres.[6] L'Un et la Dyade ne sont pas des nombres, mais sources des nombres : "c'est à partir de cet Un que le nombre idéal est engendré"[7], "la Dyade indéfinie est génératrice de la quantité"[8]. Il y a dualisme entre les principes, Monade et Dyade. L'Un est l'Idée du Bien, il se situe au-delà de l'être, il est Limite (la notion est positive, chez les Grecs). Il est genre suprême, mesure des nombres, condition d'où dérive tout être, cause de la vérité et source d'excellence (vertu). À l'autre bout, "la Dyade indéfinie du Grand et du Petit" est altérité, inégalité, dissemblance, mouvement.

Pour Speusippe, qui nie les Idées de Platon et les remplace par les Nombres selon le pythagorisme, l'Un est le principe premier, au-dessus de l'être, il se distingue de la Monade, principe des nombres. Speusippe fait dériver le point de l'Un (puis, comme Platon, du deux : la ligne, du trois : le plan, du quatre : le volume) (Aristote, Métaphysique, M, 9, 1085a32 ; Harold Cherniss, Aristotle's Criticism of Plato and the Academy, 1944, p. 131).

Aristotélisme

Aristote (Métaphysique, Delta/V, chap. 6), rejette les Idées de Platon, dont l'Un, si abstrait chez Platon et qui en réalité se dit « en plusieurs sens » : « l'unité n'est pas la même dans tous les genres » (en musique, grammaire...). L'unité est soit accidentelle (quand, par ex., on parle de "Coriscos instruit", en réunissant "Coriscos" et "Instruction") soit essentielle et par soi. Aristote admet quatre modes de l'unité : le continuum matériel (par ex. un fagot), un même substrat primordial ou dernier (par ex. l'eau, indivisible), un genre commun à plusieurs espèces (par ex. animal pour cheval, homme, chien), enfin une définition essentielle et invariable (par ex. pour "surface", car elle a « toujours longueur et largeur »). Les critères varient. Le critère éminent est la division impossible ; le critère courant est la chose en commun ; le critère primordial est la substance identique ; un autre critère est la forme une (par ex. pour une chaussure, dont les diverses parties sont posées dans un ordre). Aristote liste les modes de l'un : "Il y a l'Un sous chacun de ces modes : le Même, c'est ce dont la substance est une ; le Semblable, c'est ce dont la qualité est une ; l'Égal, c'est ce dont la quantité est une" (Métaphysique, Delta, 15, 1021 a).

Néopythagorisme

Eudore d'Alexandrie (fondateur à Alexandrie, vers 40 av. J.-C., ou 25 apr. J.-C., du néopythagorisme) pose un principe fondateur, absolument transcendant, et ensuite une paire d'opposés qui en découlent, la Monade (Limite, Forme) et la Dyade (Illimité, Matière), constituant le second Un. Tandis que la Dyade est l'archétype de la matière, la Monade est celui des Idées, qui intègrent le Logos, dont l'action sur la matière réalise l'univers. De cette succession de l'Un suprême, de l'Un composé de Monade et de Dyade et du Logos comme unité d'une multiplicité, se manifestent trois dieux ordonnés selon une hiérarchie, et dont les premières traces sont perceptibles dans les trois premières hypothèses du Parménide de Platon ainsi que dans la lettre II du pseudo-Platon (L. Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne, De Boeck Université, p. 632-633). La conception d'Eudore d'Alexandrie est rapportée vers 535 par Simplicios de Cilicie dans son Commentaire sur la 'Physique' d'Aristote, 181.

Moderatus de Gadès, philosophe néopythagoricien et platonicien actif vers 90 de notre ère, annonce aussi Plotin, car il place l'Un au-dessus des Formes.

« Le premier Un est au-dessus de l'Être (to einai) et de toute essence (ousia). Le deuxième Un, qui est l'Être vrai et intelligible, ce sont les Formes. Le troisième, ou Un psychique, participe au [premier] Un et aux Formes. Ensuite le dernier degré de la nature, ce sont les choses sensibles, qui ne participent pas au degré de plus élevé [de la réalité] mais sont ordonnées par leur reflexion ou manifestation. La matière dans les choses sensibles est une ombre du Non-Être, dont la forme primitive est la Quantité (poson). »

— Simplicios de Cilicie, Commentaire sur la 'Physique' d'Aristote, 230.

Néoplatonisme

Numénius d'Apamée (vers 155) :

« Le premier Dieu [le premier Un] ne fait aucune oeuvre et il est vraiment Roi, tandis que le Dieu qui gouverne tout, en parcourant le ciel, n’est que Démiurge [le deuxième Un]. C’est pourquoi nous participons à l’Intelligence (to noêton) quand elle descend et se communique à tous les êtres [le Troisième Un, comme Âme du monde ou cosmos ou étincelles de Dieu ?] qui peuvent la recevoir. »

Plotin, entre 254 et 270, dans ses Ennéades, suppose trois hypostases, principes divins : l'Un, l'Intellect, l'Âme. L'Un est le Bien, unité absolue et plénitude. De lui découle tout être, mais aussi toute beauté. "La lumière est inséparablement liée au Soleil, d'une manière analogue l'être ne peut pas non plus être séparé de sa source : l'Un." Parce que l'Un est l'unité absolue, un accès vers lui plus direct est impossible. "Aucun nom ne lui convient, pourtant, puisqu'l faut le nommer, il convient de l'appeler l'Un, mais non pas en ce sens qu'il soit une chose qui a ensuite l'attribut de l'un" (Ennéades, VI, 9, 5). L'Un s'écoule à cause de sa surabanondance, comme rayonnement, émanation. De là naît d'abord l'Esprit, l'Intellect (noûs), qui représente la sphère des Idées, c'est-à-dire des archétypes éternels de toutes choses. Puis vient, troisième hypostase après l'Un et l'Intellect : l'Âme, qui, comme Âme du monde, contient toutes les âmes individuelles. L'ascension vers l'Un est envisagée par Plotin comme un processus de purification. L'impulsion en est l'amour de la Beauté et de l'Un originels. (Atlas de philosophie, Le livre de poche, 1993, p. 63).

Proclos (412-485) fait tout dériver et revenir à l'Un. L'Un est Être, Vie, Esprit.

Les néoplatoniciens pythagorisants (comme Syrianos, Nicomaque de Gerasa, Jamblique de Tyr) ont assimilé l'Un à la Monade.

L'Un chez les mystiques chrétiens

La théologie mystique du Pseudo-Denys l'Aréopagite (vers 490, en Syrie) conserve l'idée d'Un au-delà de l'essence mais il l'infléchit dans un sens chrétien : « Toute affirmation reste en deça de la Cause unique et parfaite de toutes choses, car toute négation demeure en deça de la transcendance de Celui qui est simplement dépouillé de tout et qui se situe au delà du Tout »(Théologie mystique, trad. Maurice de Gandillac, 1943, p. 184). Le pseudo-Denys défend la fameuse proposition selon laquelle "tout être est super-être en Dieu" (en latin esse omnium est superesse divinitas) (Hiérarchie céleste, IV, 1). Or cela peut s'entendre de deux façons : soit au sens panthéiste où "Dieu est le même que les choses", soit au sens catholique, défendu par Bernard de Clairvaux, où « Dieu est l'être causal des choses ».

Le grand théoricien de la mystique de l'Un est, dans le christianisme, Maître Eckhart (vers 1260-1327). Il distingue la déité et Dieu. La déité, l'Un, c'est l'essence divine absolue, isolée, au-dessus de tout nom, de tout rapport, et dont nous ne pouvons rien affirmer, sinon qu'elle est unité. On ne peut donc en parler qu'en termes de théologie négative : la déité n'est pas ceci... Dieu, au contraire, c'est la déité en tant qu'elle entre en rapport. Pour certains commentateurs, il y aurait deux Eckhart, celui pour qui Dieu est l’Être et celui pour qui Dieu est l’Un, d'autres (comme Hervé Pasqua) tiennent Eckhart pour néoplatonicien.

Bibliographie

  • Benoît Beyer de Ryke et Alain Dierkens (dir.), Mystique : la passion de l'Un, de l'Antiquité à nos jours, éditions de l'université de Bruxelles, 2005, 244 p.
  • Eric Robertson Dodds, "The 'Parmenides' of Plato and the Origin of the Neoplatonic One", Classical Philology, 22 (1928), p. 129-142.
  • Jean-Paul Dumont, Éléments d'histoire de la philosophie antique, Nathan Université, 1993.
  • Histoire de la philosophie, Gallimard, coll. "Pléiade", t. I, 1969.
  • Jean-Marc Narbonne, Hénologie, ontologie et Èreignis, Les Belles Lettres
  • Hervé Pasqua, Maître Eckhart. Le procès de l'Un, Cerf, 2006, 433 p.

Notes et références

  1. Euclide, Éléments, livre VII, définitions 1 et 2.
  2. Aristote, Métaphysique, A, 5, 986a20. Plutarque, L'E de Delphes, 8. W. Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, 1972, p. 36, 372.
  3. Aristote, Métaphysique, 986a19, 1080b31. W. Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, 1962, trad., Harvard University Press, 1972, p. 34, 36.
  4. Jean-Paul Dumont, Eléments d'histoire de la philosophie antique, Nathan, 1993, p. 64.
  5. Diogène Laërce, II, 106. Platon, Protagoras, 329cd.
  6. Aristote, Métaphysique, B, 3, 998b ; K, 1, 1059b. Marie-Dominique Richard, L'enseignement oral de Platon, Cerf, 1986, p. 15, 220, 238.
  7. Aristote, Métaphysique, N, 4, 1091b3.
  8. Aristote, Métaphysique, M, 8, 1083a13.

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