Double contrainte

Double contrainte

La double contrainte exprime deux contraintes qui s’opposent : l’obligation de chacune contenant une interdiction de l’autre, ce qui rend la situation a priori insoluble.

Ce terme est une traduction propre au français de double bind (« double lien »), mais dans un premier temps il était question d’injonctions paradoxales. Cette notion est proposée en 1956 dans le contexte de la présentation d’une théorie des causes de la schizophrénie sous l’impulsion de Gregory Bateson.

L’élaboration de ce principe coïncide avec la création de l’école de Palo Alto et elle est intimement liée à l’étude scientifique des mécanismes de la communication dans les systèmes. Les débouchés les plus connus sont les thérapies familiale et systémique,

Exemples classiques (voir aussi la partie Exemples) :

  • Dans le contexte familial : des parents exigent chacun un lien exclusif de la part d’un enfant, ce qui le soumet à deux demandes oppressantes qui se contrarient.
  • Dans la communication : le langage paradoxal peut contenir deux demandes qui s’opposent comme « Soyez spontané ! », ou « sois un grand mon petit ». Paul Watzlawick propose l’exemple d’un panneau autoroutier indiquant « ignorez ce panneau ».

Sommaire

La théorie

Histoire

L’expression du principe de double contrainte proprement dit n’apparaît que dans les années 1950. Pourtant, l’exposition de cette situation est l’une des bases de la dramaturgie depuis l’antiquité (dans Antigone par exemple), mais seules des expressions du paradoxe avaient jusque-là été exposées.

Le principe de double contrainte trouve son inspiration dans l’étude des mécanismes des systèmes. Concrètement le lien se fait dans le cadre des réunions inter-disciplinaire des conférences de Macy auxquelles participe l’anthropologue Gregory Bateson dès 1942. Ces conférences servent à travailler les théories de la communication, notamment à travers l’étude du principe d’homéostasie, et elles déboucheront entre autres en 1948 sur l’élaboration de la cybernétique.
Gregory Bateson utilise cette base à laquelle il a contribué pour pousser plus loin dans le cadre plus précis de la communication humaine. Il étudie alors le « paradoxe de l’abstraction dans la communication », puis il travaille sur « l’étude de la communication chez les schizophrènes ». Pour mener à bien ces recherches, il réunit une équipe au sein du Veterans Administration Hospital de Palo Alto. Elle est à l’origine composée de l’étudiant en communication Jay Haley, de l’étudiant en psychiatrie William Fry et de l’anthropologue John Weakland. Cette équipe publiera en 1956 Vers une théorie de la schizophrénie qui marque la première expression de ce principe de double contrainte.

Cette nouvelle approche qui reste liée aux avancées scientifiques en matière de systémique sera ensuite désignée comme une école de pensée, on parlera alors de l’École de Palo Alto. Elle est donc issue du même projet que celui qui a permis de présenter la notion de double contrainte, et ces participants forgeront ultérieurement l’expression de la théorie systémique en sciences humaines et poseront les bases de la thérapie familiale.

Définition générale

Une double contrainte désigne l’ensemble de deux injonctions qui s’opposent mutuellement, augmentées d’une troisième contrainte qui empêche l’individu de sortir de cette situation. En termes de logique, elle exprime l’impossibilité que peut engendrer une situation où le paradoxe est imposé et maintenu. Ce schéma peut être identifié dans des domaines comme l’éthologie, l’anthropologie, la situation de travail ou la communication internationale[1].

On le présente au niveau des relations humaines comme un ensemble de deux ordres, explicites ou implicites, intimés à quelqu’un qui ne peut en satisfaire un sans violer l’autre ; comme les obligations conjointes de faire et ne pas faire une même chose. Gregory Bateson l’exprime ainsi : « vous êtes damné si vous le faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas ». Une retranscription proposée est : Si tu ne fais pas A, tu ne (survivras pas, ne seras pas en sécurité, n’auras pas de plaisir, etc.) Mais si tu fais A, tu ne (survivras pas, ne seras pas en sécurité, n’auras pas de plaisir, etc.)[2].

La double contrainte exprime donc le fait d’être acculé à une situation impossible, où sortir de cette situation est également impossible.

En situation

La schizophrénie

Dans Vers une théorie de la schizophrénie, il est question d’injonctions paradoxales dans un milieu familial où règne une communication pathologique. Ces injonctions paradoxales visent une « victime » qui doit en quelque sorte assumer le défaut de communication, en être l’incarnation.

Dans ce cadre d’étude, la victime est le membre schizophrénique du système, et l’idée sous-jacente est de mettre en évidence la façon dont la schizophrénie, donc le dédoublement de la personnalité, est à la fois un mécanisme de défense pour faire face à un contexte d’impossibilité, et un ultime moyen de maintenir la cohésion du groupe en tentant d’assumer concrètement son incohérence.

Le mutisme

La double contrainte a tendance à entraîner un blocage de la communication. C’est un symptôme typique de la schizophrénie que de tenter de ne pas communiquer, et un effet logique dans la mesure où le schizophrène doit assumer le défaut de communication de son environnement.

C’est pourtant une réponse qui est impossible, puisque le « charabia » du « schizophrénien », le retrait ou le silence verbal ou postural même est une communication.

Généralisation

À partir de la mise en évidence par l’étude de la communication autour de la schizophrénie, l’identification de la double contrainte est devenue un outil de compréhension des systèmes de communication.

Dans les familles, elle est identifiée directement, et c’est le défaut de communication originel que tenteront de résoudre les thérapies familiales et autres thérapies systémiques.

Selon cette méthode, ce sont les rouages de la communication du groupe qui, s’ils sont coincés, peuvent entraîner des défauts de communication qui sont à l’origine des pathologies individuelles.

Distinctions

Dilemme

Un dilemme est un choix difficile ou problématique mais possible. Ce qui pose problème est la nécessité de choisir entre des attracteurs d’intensité presque égale. Mais il n’y a ni injonction ni paradoxe, ce n’est donc pas une double contrainte.

Le dilemme est imagé par la nécessite de choisir entre un sac d’avoine et un baquet d’eau dans l’exemple de l’âne de Buridan. Pour arriver à une situation de double contrainte, il faudrait par exemple que l’âne sache qu’il est contraint à boire et à manger, mais qu’il sache aussi qu’il est battu quand il boit parce qu’il ne mange pas, et qu’il est battu quand il mange parce qu’il ne boit pas.

Contraintes

Les termes font qu’on a tendance à assimiler la double contrainte à deux contraintes, à une autorité qui pousse à dépasser un dilemme, ou encore à des contraintes qui s’opposent. Mais la double contrainte de la notion doit contenir des injonctions paradoxales, autrement dit une contrainte à l’absurdité.

Un exemple de contraintes opposables est proposé par William Styron dans Le Choix de Sophie[3], où une mère doit choisir lequel de ses deux enfants pourra survivre sous peine que les deux soient tués. Bien que fort, cet exemple ne contient pas de paradoxe logique mais une obligation à faire un choix contre nature.

Paradoxe

Le paradoxe exprime une chose illogique, plutôt cachée par une logique apparente mais fausse. C’est un illogisme en soi, mais ce n’est que s’il est imposé que l’on peut parler de double contrainte.

Un exemple de paradoxe est proposé par Jorge Luis Borges dans son recueil intitulé L’auteur[4]. Il imagine un pays dont l’art de la cartographie est à ce point poussé à bout, que la carte du pays recouvre le pays dans son ensemble. Il n’y a pas de contrainte associée à cet exemple, ce n’est donc pas une double contrainte.

Solutions

Niveaux de lecture

Exemple de lecture à plusieurs niveaux, pouvant prêter à réflexion ou humour, d’un panneau de signalisation routière « voie sans issue » : le cimetière est-il bien une issue ? (Ambresin en Belgique).

Paul Watzlawick explique qu’on ne sort d’une boucle paradoxale (double contrainte) que par un recadrage, permettant une lecture de la situation à un niveau différent.

La double contrainte étant une situation insoluble directement, sa résolution passe par un changement de niveau ou d’échelle. Par exemple communiquer l’absurde de la situation peut être une façon de dépasser cette situation.

Mise en abîme

L’impossibilité de communiquer est souvent associée à la double contrainte, comme un effet émergent, ou comme un verrouillage supplémentaire de la situation. Il s’agit alors d’un autre niveau de double contrainte où l’interdiction de communiquer s’oppose au besoin naturel et irrépressible de le faire.

Communiquer l’interdit de communiquer est une porte de sortie de ce nouveau niveau de double contrainte, mais c’est aussi une double contrainte en soi. Mais il existe encore des niveaux de lectures. Quel est le sujet interdit ? tous ? Quel est le type de communication interdite ? les mots seulement ? l’interdit s’applique-t-il à tout interlocuteur ? y compris imaginaire ? etc.

Mais plutôt que de pousser l’analyse de cette façon, c’est la créativité, l’humour, ou tout ce qui permet la spontanéité qui est le mode de résolution recommandé et proposé aux personnes qui doivent y faire face, car cela crée nécessairement un espace de possibilité, d’autant plus investi que le besoin est grand.

Conséquence méthodologique

Un moyen de sortir de ce mécanisme est donc d’identifier des repères stables (des évidences qui sont extérieures à l’impossibilité).

À partir d’une double contrainte, il est toujours possible d’identifier (dans la durée) – et pour le moins de chercher (dans l’immédiat) - une trilogie d’éléments (pièces mécaniques, points de vues abstraits, attitude pertinente…) permettant de sortir d’une situation apparemment insoluble.

Théorie des contextes

Un autre élément est d’élever le niveau d’analyse pour sortir du cadre de l’absurdité, ce qui introduit la notion de contexte :

La généralisation de la méthode scientifique ci-avant définie suppose la modélisation préalable : il est difficile de manier des idées abstraites sans recours aux outils de communication technique : la résolution de la double contrainte fait avantageusement appel à la théorie des contextes (approche issue de l’échec de la théorie naïve des ensembles).

Méta-communication

La métacommunication, autrement dit communiquer sur la communication, est un terme récurrent pour exprimer un moyen de faire face à une situation de double contrainte.

Domaines d'études

Philosophie

Une « utilisation » particulière du double bind peut être également citée dans l’œuvre de Jacques Derrida, et dans celle de ses lecteurs ou « disciples » (Geoffrey Bennington, Paul de Man) et qui a connu une fortune diverse dans le champ des Cultural studies aux États-Unis.

L’idée est qu’il y a un écart, un vide, un passage, entre l’intention et la réception de l’intention. C’est le sens même de la différence. Si X écrit une lettre (la graphie est justement le révélateur de cet écart) à Y, le contexte et l’intention de X ne pourra en aucun cas être perceptible à Y, il y va de la Poste. Par conséquent la lecture crée son propre contexte. Et Y peut bien lire les mots de X alors que X est mort.

Il apparaît ainsi impossible qu’un texte ou une lettre soit hors-contexte, et la citation même ne peut être faite ailleurs que dans un autre contexte. Un énoncé existe s’il peut être répété, dans l’altérité, ce qu’on nomme itérabilité. Ceci montre également que toute production de texte désigne implicitement qu’il n’y a pas de début absolu, et donc pas d’Absolu qui ne soit lui-même itérable, sujet à être ramené à un état antérieur.

Cette passion de Derrida pour le texte[5] fonde une grande partie de son travail de déconstruction. Cela se repère dans le sérieux, le jeu de mot, le titre, autant de catégories qui mettent en œuvre ce qu’il appelle la « double bande », ou la « contrebande ». La cristallisation de l’opposition qu’a pu susciter la déconstruction derridienne est très explicitement perceptible dans le conflit qui l’opposa à la théorie linguistique performative de John Austin et de son disciple John Searle[6].

Exemples

Exemples culturel, indépendants de la notion

Littérature

  • Isaac Asimov utilise cette notion dans la nouvelle Cercle Vicieux (dans I, Robot) : un robot se retrouve avec une programmation qui l’oblige à se protéger et à obéir à un ordre qui lui demande de se détruire.
  • Fiodor Dostoïevski utilise un principe qui s’apparente à la double contrainte (qui lui est postérieure) notamment dans L’Idiot : Il met ses personnages dans des situations impossibles et observe leurs réactions et actions.

Humour

  • Un exemple plusieurs fois utilisé pour présenter avec dérision un jeu de prise de contrôle, par exemple dans la bande dessinée Asterix en Corse[7] :
    « Je n’aime pas qu’on parle à ma sœur.
    — Mais elle ne m’intéresse pas votre sœur.
    — Elle te plaît pas ma sœur ?
    — Mais si, bien sûr, elle me plaît…
    — Ah, elle te plaît, ma sœur !!! Retenez-moi ou je le tue ! »

Images

  • L’antipsychiatrie de Ronald Laing et David Cooper a représenté le « double bind » en « knot » (« nœud ») pour évoquer l’idée d’un enfermement.
  • La couverture du livre de Yves Barel (Le paradoxe et le système, PUG, Grenoble, 1979) présente l’image d’une personne montant un escalier entre deux murs, sans ouverture, pour cette même idée d’enfermement.

Notes et références

  1. D’après l’ouvrage L’influence des paradoxes de Bateson en Sciences humaines (source).
  2. Expression de Robert Dilts (source).
  3. Le Choix de Sophie, 1979 ,  éd. Gallimard, coll. Folio, p. 864-867.
  4. L’auteur trad. Paris, Gallimard, 1960.
  5. « Il n’y a pas de hors-texte », dit-il dans La dissémination.
  6. Voir le livre de Derrida, Limited Inc, Paris, Galilée, 1990.
  7. exemple de double contrainte dans Astérix en Corse.

Voir aussi

Bibliographie

Articles connexes

Liens externes


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