- Documents Andonian
-
Les documents Andonian sont une série de documents (dont 50 télégrammes chiffrés et 2 lettres) dont il ne reste aujourd'hui que des reproductions ; s'ils sont authentiques, ces documents prouvent irréfutablement le lien entre le comité central du parti Union et Progrès (les Jeunes-Turcs), qui dirigeait l'Empire ottoman depuis 1908, et les massacres des Arméniens qui eurent lieu durant la Première Guerre mondiale. L'établissement d'un tel lien permettrait de qualifier sans ambigüité ces massacres de génocide, bien que cette qualification repose sur de nombreux autres éléments tels que les compte-rendus des procès tenus à Constantinople et ailleurs en Turquie en 1919 et 1920, les témoignages des diplomates présents sur place et d'autres documents notamment produits par la commission Mazhar.
Publiés en français (sous le titre « Documents officiels concernant les massacres arméniens ») et en anglais (sous le titre « The Memoirs of Naim Bey ») en 1920, puis en arménien en 1921, ils ont marqué les esprits à l'époque, jouant notamment un rôle lors du procès de l'assassin de Talaat Pacha (ministre de l'Intérieur turc durant la Première Guerre mondiale), Soghomon Tehlirian, qui s'est conclu par un acquittement. Outre les télégrammes et les lettres, les documents réunis et publiés par Aram Andonian (un journaliste rescapé de la rafle du 24 avril 1915 qui marque le début du génocide arménien) contiennent les mémoires d'un officiel ottoman en poste à Alep, Naïm Bey, qui vendit lesdits télégrammes et lettres à Aram Andonian, ainsi que des commentaires d'Andonian lui-même.
Des différences notables existent entre la version anglaise et les deux autres, sans doute dues au fait qu'Aram Andonian ne sachant pas l'anglais, il n'a pas pu relire la traduction et en corriger les erreurs. Dans les versions française et arménienne, des reproductions photographiques de plusieurs télégrammes (chiffrés ou déchiffrés) émaillent le texte du livre. Cependant, les 52 documents ne sont pas présentés dans un ordre chronologique, mais sont censés illustrer les mémoires de Naïm bey et les commentaires d'Aram Andonian qui regroupent les documents sous sept rubriques :
- la préméditation
- les mesures de précaution pour assurer la discrétion de l'opération
- l'étendue des massacres
- les petits martyrs (c'est-à-dire les enfants arméniens qui n'ont pas non plus été épargnés)
- les encouragements du gouvernement (censés rassurer les fonctionnaires sur le terrain)
- les essais de justification (recherche de preuves de révoltes arméniennes, d'aveux de rebelles, etc.)
- le deuxième acte (derniers massacres en 1918 des soldats arméniens pas encore démobilisés).
L’authenticité des documents Andonian ne fut guère remise en cause jusque dans les années 1980, lorsque des historiens turcs membres de la Société turque d'histoire, Türkkaya Ataöv puis Sinasi Orel et Sureyya Yüca, étudièrent les reproductions et y relevèrent de nombreuses irrégularités[1]. Si T. Ataöv produit un texte peu objectif, les deux autres historiens se sont penchés sérieusement sur les défauts évidents contenus dans les documents Andonian, et que l'on peut regrouper en sept points [2]:
- Erreurs de date
- Fausse signature d'un vali (gouverneur) sur certains télégrammes
- Chiffrage incohérent par rapport aux autres documents ottomans chiffrés de l'époque
- Numérotation erratique des télégrammes
- Qualité du papier utilisé qui n'est pas celle des documents officiels ottomans contemporains
- Imprécision dans la graphie et la syntaxe des textes en osmanli (turc écrit en caractères arabes)
- Conservation des documents (incompatible avec leur caractère hautement secret revendiqué).
Cette remise en question amena Vahakn Dadrian, historien qui s'est spécialisé dans l'étude du génocide arménien, à examiner à son tour les reproductions[3] et, bien qu'y relevant également de nombreuses imprécisions, il conclut cependant à une hautement probable authenticité en apportant des justifications auxdites imprécisions qui se limitent finalement à la forme et non au fond des documents. Gérard Chaliand et Yves Ternon[4], notamment, approuvèrent les conclusions de Dadrian. En revanche, d'autres historiens comme Gilles Veinstein[5], Erik-Jan Zürcher[6] ou encore Guenter Lewy[7] rejettent leur authenticité en citant les travaux d'Orel et Yüca, sans toutefois mentionner la « contre-expertise » de Dadrian qui contredit les points avancés par Orel et Yüca.
Devant la polémique et pour ne pas prêter le flanc à des critiques faciles, les historiens décidés à prouver l'existence du génocide arménien comme Yves Ternon ont désormais renoncé à se baser sur les documents Andonian, mais insistent sur le fait que les informations qu'ils contiennent sont recoupées par tant d'autres documents historiques dont l'authenticité ne fait aucun doute qu'il est intellectuellement malhonnête de justifier la théorie de simples massacres non génocidaires par les imprécisions qu'Aram Andonian s'est permis dans son travail d'édition. En effet, si Orel et Yüca ont démontré avec un souci du détail poussé à l'extrême certaines failles dans le dossier Andonian, ces deux chercheurs - et plus généralement les travaux soutenus par la Société turque d'histoire - ignorent purement et simplement une montagne de documents allant à l'encontre de leur théorie négationniste[8] mais qu'il est difficile d'écarter d'un revers de la main sous prétexte de détails formels bâclés : les compte-rendus des procès turcs, le Journal officiel turc (Takvim-i Vekayi) et la presse de Constantinople qui reviennent à maintes reprises sur l'organisation des massacres, les travaux de la commission d'enquête Mazhar, les écrits des diplomates en poste dans l'empire ottoman, etc., etc. : en gros, tout ce qui concerne la période allant de novembre 1918 à avril 1920[9], dix-huit mois au cours desquels les nouvelles autorités turques se sont efforcées de faire la lumière sur les commanditaires des massacres des Arméniens, et d'en imputer la responsabilité sur le Comité Union et Progrès afin d'en absoudre en quelque sorte le peuple turc dans son ensemble.
Les éditions d'Andonian des télégrammes de Talaat Pacha
- Մեծ Ոճիրը. Հայկական վերչին կոտորածը և Թալէադ Փաշա [Le grand crime. Le dernier massacre arménien et Talaat Pacha], Hayrenik, Boston 1921.
- Documents officiels concernant les massacres arméniens, Paris 1920 (traduction incomplète par M. S. David-Beg)
- The Memoirs of Naim Bey. Turkish Official Documents Relating to the Deportation and the Massacres of Armenians, compiled by Aram Andonian, Hodder and Stoughton, London 1920 (traduction-résumé anonyme)
Bien que publié après les deux autres versions, le texte arménien est l'original, constitué par Aram Andonian en 1919. Prendre en compte ce retard dans la publication permet d'expliquer certaines « erreurs » relevées par les auteurs turcs dans la datation des documents[10].
Notes
- Londres, 1983, 178 p. (Affaires arméniennes, les « télégrammes de Talât Pacha » : fait historique ou fiction ?, Paris, éd. Triangle / Société turque d'Histoire, 1983) [PDF] Ouvrage sur les télégrammes de Tâlat Pasha, par S. Orel, publié en 2006 ; Türkkaya Ataöv, The Andonian “Documents” atrributed to Talat Pasha are Forgeries, Ankara, 1984, traduit en français la même année sous le titre Les documents Andonian attribués à Talaat pacha sont des faux. Sinasi Orel et Sureyya Yüca, The Talât Pasha Telegrams : Historical Facts or Armenian Fiction ?, Oxford University Press
- Le texte du livre est disponible sur internet. Yves Ternon, Enquête sur la négation d'un génocide, éd. Paranthèses, 1989, pp. 59-67
- Vahakn N. Dadrian, The Naim-Andonian Documents on the World War I Destruction of Ottoman Armenians: The Anatomy of a Genocide, International Journal of Middle East Studies v.18, no.3 (Août 1986): 311-360
- Bruxelles, éd. Complexe, 1980 ; Yves Ternon, Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, éd. Parenthèses, 1989 : Le texte du livre est disponible sur internet Gérard Chaliand et Yves Ternon, Le Génocide des Arméniens,
- L'Histoire, avril 1995 Gilles Veinstein, « Trois questions sur un massacre »,
- Erik-Jan Zürcher, Turkey: A Modern History, Revised Edition (Hardcover), 2004, I. B. Tauris, 115–116.
- L'article de G. Lewy en anglais et en turc ; Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey: A Disputed Genocide, University of Utah Press, 2005 Guenter Lewy, « Revisiting the Armenian Genocide », The Middle East Quarterly, 2005
- Orel et Yüca ne font d'ailleurs pas mystère de leur aveuglement volontariste, affirmant benoîtement en guise de conclusion « Comment trouverait-on des documents authentiques relatifs à un génocide imaginaire ? », cité par Y. Ternon, Enquête..., 67.
- Y. Ternon, Enquête..., p. 35.
- V. Dadrian, « The Naim-Andonian Documents on the World War I Destruction of Ottoman Armenians: the Anatomy of a Genocide », International Journal of Middle East Studies, 1986, vol. 18, p. 344 (note 3).
Lien externe
Wikimedia Foundation. 2010.