Suicide évolutif

Suicide évolutif

Le suicide évolutif est un processus évolutif selon lequel la sélection à l’échelle individuelle peut mener vers l’extinction de l'espèce entière.

L'extinction des espèces est un principe fondamental en évolution. On l'associe généralement à des variations des facteurs environnementaux, qu'ils soient purement physiques ou biologiques. Dans ce cas c'est l'incapacité de l'espèce à s'adapter qui a pour conséquence l'extinction. Le suicide évolutif propose une explication alternative, puisqu'on considère que l'extinction d'une espèce est une conséquence de son adaptation.

Cependant, cette théorie reste difficilement observable dans la nature, dû, en grande partie, à la difficulté de déterminer la cause exacte d'une extinction, ou tout simplement d'identifier le comportement d'une espèce avant sa disparition (Rankin et al. 2005).

De plus, le suicide évolutif est un concept récent (J. B. S. Haldane 1932). Ainsi, très peu de preuves empiriques ont été mises en évidence, d’où la nécessité d’utiliser des modèles de dynamique de population.

Si le terme « évolution » suggère lui-même un impact bénéfique pour la population, cette théorie peut sembler contre-intuitive. Cependant, l’évolution agit à l’échelle de l’individu et non à l’échelle de la population.

Sommaire

Historique

Charles Darwin remarqua que la sélection naturelle pouvait favoriser certains traits qui, en fonction de la réponse de l’environnement, pouvaient se révéler être dangereux pour les individus (1859, 1871).

Mais c’est en 1932 que le concept de suicide évolutif a été évoqué pour la première fois par J. B. S. Haldane, qui suggérait que l’adaptation n’allait pas nécessairement mener vers des caractères bénéfiques pour la population.

Après les travaux de J. B. S. Haldane, plusieurs travaux sur le sujet ont suivi : en 1995, par Matsuda et Abrahms, puis la même année par Dieckmann ; en 2011 par Gyllenberg et al.; et enfin en 2003 par Webb.

À noter que tous les auteurs n'ont pas utilisé le terme de suicide évolutif. Ainsi, cette théorie a été successivement appelée "auto-extinction" (Matsuda et Abrams 1994), "évolution vers l'extinction" (Dieckmann et al. 1995), ou "extinction darwinienne" (Webb 2003).

Applications

Étant donné le manque de données empiriques, la mise en évidence du suicide évolutif passe essentiellement par l'élaboration de modèles théoriques qui s'appuient sur la dynamique adaptative. Celle-ci met en relation la dynamique d'une population et la dynamique évolutive d'un trait au sein de celle-ci. On considère donc que la sélection naturelle va favoriser l'invasion des mutants ayant une plus forte fitness (valeur sélective) relative d'une part, mais qu'elle produira ainsi, de façon indirecte, des changements dans l'environnement biotique, abiotique ou génotypique. La fitness étant dépendante de l'environnement, la sélection peut amener la fitness moyenne de la population à diminuer. Dans le cas du suicide évolutif, le mutant envahit la population et entraîne une diminution de la fitness moyenne telle que la population n'est plus viable dans son environnement. La fitness du mutant doit donc dépendre de la variable d'interaction environnementale et aussi de la stratégie du résident.

En termes de densité, il faut qu'il y ait bifurcation vers un nouvel équilibre défini par l'extinction.

Les exemples de suicide évolutif incluent une grande variété de dynamiques et de modes d'extinction suivant le type d'interaction, de variable d'interaction environnementale ou de modèle étudié. La mise en évidence peut alors se faire de façon purement déterministe ou au travers de mécanismes menant la population à un stade de rareté en termes de densité.

Les différents travaux ont néanmoins permis d'établir quelques généralités :

- Transition discontinue : si la rareté, en termes d'individus, est précurseur de l'extinction, le problème est d'abord de comprendre les mécanismes par lesquels la sélection naturelle peut mener à de faibles densités de population. Une fois que la population atteint un niveau de densité faible, on peut facilement imaginer qu’un effet stochastique environnemental pourrait venir à bout des derniers individus. Il a été démontré que la transition jusqu'à un faible niveau de densité doit être brutale. Cette transition dite « discontinue » est une condition nécessaire, mais néanmoins non suffisante à l'extinction.

- Effet Allee : que l’on considère des interactions externes (manipulation de l'environnement abiotique, interactions interspécifiques...) ou internes (compétition intraspécifique, conflit génomique), il s’avère qu’un effet Allee peut potentiellement favoriser le suicide évolutif. Le mode d'extinction peut se contenter d'amener la population jusqu'à son seuil critique de densité.

Modèles théoriques

Il existe plusieurs modèles théoriques de dynamique adaptative qui ont permis de mettre en évidence le suicide évolutif.

Dispersion dans une métapopulation structurée

Le modèle proposé par Gyllenberg, Parvinen et Dieckmann en 2002, décrit le processus de dispersion de populations locales entre différents patchs au sein d’une métapopulation, ce processus exposant les individus en transfert à un risque de mortalité.

Parfois, des catastrophes locales peuvent avoir lieu et éradiquer une de ces populations locales, bien que le patch affecté demeure habitable. Ainsi sous certaines conditions environnementales, une métapopulation peut être viable, mais la sélection naturelle peut favoriser des taux de dispersion tels qu’ils conduiront la métapopulation à l’extinction, il s’agit alors du suicide évolutif.

En effet, le suicide évolutif peut avoir lieu pour des taux de catastrophe croissants lorsque la taille de la population locale est réduite et il peut également se produire pour des taux de catastrophe constants si le taux de croissance local à l’intérieur des patchs montre un effet Allee.

Le modèle ajoute qu’il existe une bifurcation évolutive conduisant au suicide évolutif, dont la condition selon laquelle la taille de population subit une transition discontinue vers l’extinction, c’est-à-dire chutant brutalement, est nécessaire.

Dans le cas contraire où la taille de population tend de manière progressive vers zéro, la limite de viabilité est évolutivement repoussée telle que le suicide évolutif ne peut avoir lieu.

Ainsi, lorsqu’une catastrophe se produit, le taux de dispersion d’une population locale va diminuer et tendre vers la frontière séparant la zone de viabilité et celle de l’extinction, tel qu’en franchissant cette limite, il mènera à une bifurcation et la taille de la métapopulation va diminuer continuellement vers zéro. Cette diminution continuelle entraîne une répulsion de la limite d’extinction et le suicide évolutif ne se produit pas. Cela signifie qu’une transition discontinue vers l’extinction est indispensable, la taille de métapopulation chutant brutalement vers zéro, tandis que le taux de dispersion franchit la limite d’extinction.

De manière générale, les mécanismes par lesquels le suicide évolutif peut se dérouler sont liés à la Tragédie des biens communs (Hardin 1968) qui décrit une situation où le comportement d’individus égoïstes mène à une aggravation des conditions de vie : de tels individus sont considérés comme mutants dans la population de résidents. Leur apparition ainsi que la fitness associée dépendent grandement de l’environnement établi par les individus résidents, critère pour leur irruption, mais qui n’explique en rien comment les conditions de vie se dégradent par la suite lorsque le mutant apparaît et devient résident. Le rôle de l’évolution sur les détériorations qui suivront est plus probable : les conditions de vie peuvent atteindre un point tel où la viabilité de la population est compromise.

Habituellement, on considère que si les conditions de vie d’une population deviennent trop défavorables, la population s’éteint. Dans ce modèle, une dégradation de cet environnement peut refléter un taux de catastrophe décroissant ou un risque de dispersion croissant. Mais il faut noter que pour des taux de catastrophe bas en présence d’un effet Allee, la sélection naturelle va en réalité favoriser les individus qui dispersent trop peu pour recoloniser les patchs vidés par les catastrophes. En améliorant les conditions environnementales (en réduisant le taux de catastrophe à des valeurs très basses), on peut mener à des conséquences drastiques et au suicide évolutif.

Modèle non structuré avec compétition asymétrique

M. Gyllenberg & K. Parvinen décrivent le suicide évolutif comme un processus évolutif où une population viable s’adapte de telle façon qu’elle ne peut plus subsister. Il a été trouvé qu’une transition discontinue vers l’extinction est une condition nécessaire pour le suicide, dont l’apparition a lieu dans des modèles de métapopulations structurées. Dans le modèle proposé par M. Gyllenberg & K. Parvinen, le suicide évolutif peut également avoir lieu dans des modèles de population non structurées.

De plus, les auteurs soulignent qu’un modèle structuré ne garantit pas la possibilité de suicide : ils montrent que le suicide ne peut se produire dans des modèles de population structurées par classes d’âge (type Gurtin-MacCamy).

Également, l’étude menée observe que le suicide évolutif se produit dans un modèle de compétition asymétrique non structuré avec effet Allee : les stratégies des résidents et des mutants affectent les interactions compétitives. Ainsi, la fitness du mutant ne dépend pas seulement de la variable d’interaction environnementale, mais aussi de la stratégie des résidents. En effet, lorsque la fitness du mutant ne dépend pas de la stratégie du résident, les auteurs prouvent que le suicide évolutif est impossible.

Ainsi, lorsque Dieckmann, Marrow et Law décrivent la coévolution de phénotypes dans une communauté de prédateurs et de proies (1995), les auteurs démontrent qu'une communauté peut évoluer à un stade où une disparition des prédateurs peut avoir lieu. Le processus coévolutif conduit les valeurs phénotypiques de chaque stratégie vers la limite de coexistence, affectant ainsi les interactions compétitives proie-prédateur : la population de prédateurs s’éteint et le phénotype prédateur n’est plus défini, tandis que le phénotype proie continue d’évoluer vers son propre point d’équilibre. L’extinction des prédateurs est ainsi guidée par des dynamiques évolutives, et non par des dynamiques de population.

Coopération altruiste dans une métapopulation

En 2011, K. Parvinen décrit l’évolution de la coopération altruiste dans un modèle de métapopulation et souligne qu’une émergence asymétrique entre coopérateurs et transfuges peut donner lieu par la suite à l’extinction de la population et au suicide évolutif.

Ainsi, au sein de la population, un groupe de coopérateurs est vulnérable face à l’exploitation de transfuges, individus qui ne coopèrent pas, mais reçoivent tous les bénéfices provenant de la coopération des autres individus. La coopération se produit alors de façon asymétrique.

La sélection naturelle pourrait causer une réduction de la stratégie de coopération jusqu’à ce que la population atteigne la limite de viabilité. Un individu dont la stratégie de coopération serait plus faible pourrait alors envahir la population provoquant l’extinction de la métapopulation. C’est le suicide évolutif, cas extrême de la Tragédie des biens communs (Hardin 1968) où un comportement égoïste donnerait lieu à une dégradation des biens communs.

L’auteur affirme par ailleurs qu’une métapopulation structurée ne serait pas une condition nécessaire pour observer une bifurcation évolutive vers une coopération altruiste. Ainsi, tout modèle de populations pourrait suffire.

Exemples empiriques

Il n'existe que très peu d'exemples empiriques pour le suicide évolutif. Un de ces exemples apparait dans une étude réalisée par Travisano, Maeda, Fuji et Kudo (données non publiées). Ils ont regardé une population de bactéries dans laquelle a été naturellement sélectionné un taux de croissance plus grand que celui d’une population de bactéries contrôle. Ils remarquent que la population qui a évolué, croît et subit ensuite une diminution brutale d’effectif, la menant à l’extinction. Cette situation n’est pas observée dans la population contrôle. Travisano suggère que cette extinction est due à l’accumulation de métabolites toxiques dans le milieu. En effet certains organismes modifient leur milieu abiotique, ce qui affecte leur fitness. Il y a rétroaction entre l’organisme et l’environnement. Ainsi à mesure que la population croît, les toxines dans le milieu atteignent un seuil critique où la population est empoisonnée et causent son extinction. C’est donc l’augmentation du taux de croissance qui a été sélectionné qui aura pour conséquence ultime la disparition de la population.

Références

  • Dieckmann U., Marrow P., Law R. 1995. [1] Journal of Theoretical Biology 176: 91-102]
  • Gyllenberg M., Parvinen K., 2001. Necessary and sufficient conditions for evolutionary suicide. Bulletin of Mathematical Biology 63: 981-993
  • Gyllenberg M., Parvinen K., Dieckmann U. 2002. Evolutionary suicide and evolution of dispersal in structured metapopulations. J. Math. Biol. 45: 79-105* Rankin
  • Parvinen, K. 2011. Adaptative dynamics of altruistic cooperation in a metapopulation : evolutionary emergence of cooperators and defectors or evolutionary suicide?. Society for Mathematical Biology
  • Webb C. 2003. [2]A complete classification of Darwinian extinction in ecological interactions. The American Naturalist vol. 161 no. 2: 181-206
  • Parvinen K. 2005. Evolutionary suicide. Acta Biotheoretica 53: 241-264
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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Suicide évolutif de Wikipédia en français (auteurs)

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