Roman feuilleton

Roman feuilleton

Roman-feuilleton

Un roman-feuilleton est un roman populaire dont la publication est faite par épisodes dans un journal. C’est une catégorie de roman qui se définit donc par sa forme et non par son fond (tout comme le roman épistolaire). Un roman-feuilleton peut être, par ailleurs, un roman d’amour, d’aventures, un policier ou un roman érotique, sans restriction de genre. Depuis ses origines (1836), le roman-feuilleton est considéré comme une sous-production littéraire, et la virulence des propos tenus dès le milieu du XIXe siècle par ses détracteurs peut sembler ne pas coïncider avec les noms de Charles Dickens, Dumas ou de Balzac, qui furent feuilletonistes à leurs heures. L’histoire de ce mode de récit permet de mieux comprendre les questions d’ordre éthique et esthétique qu’il a posé dès son apparition, et qui sont toujours d’actualité.

Sommaire

Du feuilleton dramatique au feuilleton-roman

Le « feuilleton », à l’origine, est un terme technique utilisé dans le journalisme au XIXe siècle : il désigne le bas des pages d’un journal, également appelé « rez-de-chaussée ».

Il est communément admis que c’est sous le Consulat que cette partie du journal va prendre de l’importance en abritant tout d’abord des critiques, puis des articles de littérature et de science. Si on parle en général de Geoffroy comme premier feuilletoniste, la date et la genèse exactes de cette mutation sont plus difficiles à certifier. On lira dans le Larousse Universel en deux volumes de 1923 :

« Jusque-là, les notices littéraires étaient insérées dans le corps du journal. En installant sa critique dramatique au « rez-de-chaussée » du Journal des Débats, Geoffroy attira par cette nouveauté l’attention des lecteurs. Tous les journaux voulurent avoir le leur, et la vogue du feuilleton devint telle, que le journal semblait vide le jour où il manquait (…) »

Mais par ailleurs, Sainte-Beuve écrira dans un article du 25 février 1850 où il évoque l’arrivée de Geoffroy au Journal des débats : « M. Bertin, en homme d’esprit qu’il était, s’avisa de l’aller prendre lorsqu’ayant fondé le Journal des débats, il sentit que le feuilleton des théâtres faisait défaut. »

Quoi qu’il en soit, le premier feuilleton est donc un « feuilleton-dramatique » au sens premier du terme (une chronique sur le théâtre), inauguré par Geoffroy au cours de la première décennie du XIXe siècle. Les auteurs qui remplissent dès lors ces bas de page sont aussi appelés « feuilletonistes », et on trouve parmi eux Dussault et Féletz (au Journal des débats), Michaud et Châteaubriant (au Mercure) et, sous pseudonyme, le premier Consul lui-même (au Moniteur). Il s’agit à l’époque pour l’essentiel d’articles littéraires et de critiques théâtrales. D’un journal à l’autre les querelles de plumes font rage. Depuis Colbert et son entreprise de patronage des arts, on sait que toute expression artistique peut faire l’objet de débats politiques et de philosophie, et c’est de cela dont il est question à travers toutes les questions littéraires. Il faut pouvoir se représenter la façon dont le débat d’idées occupait cet espace des journaux de l’époque, pour comprendre comment fut reçue la dévolution progressive de ce même espace au feuilleton-roman.

« Feuilleton-roman » est la première appellation utilisée lorsqu’on fit paraître, dans ces fameux « rez-de-chaussée », des chapitres de romans au lieu de critiques. Balzac notamment fait publier ses romans dans la presse, au moins partiellement, à partir de 1831, avant de les publier sous forme de volumes. Le public montre un fort engouement pour ce mode de publication, et les grands journaux de l’époque ne manquent pas de constater l’effet de fidélisation que leur valent les « feuilleton-romans ». Dans cette première étape du genre, l’écriture romanesque n’est pas affectée par ce mode de publication, qui est envisagé comme une première présentation de l’œuvre au public par épisodes, avant d’être présentée en volume. Le choix des chapitres présentés, le découpage de l’œuvre, ne sont pas, alors, antérieurs à son écriture. Mais une révolution se prépare, qui va entraîner avec elle la transformation du feuilleton-roman en véritable technique littéraire : la démocratisation de la presse.

le feuilleton roman et l’émergence du journalisme de masse

En 1836, Émile de Girardin va transformer le visage de la presse de l’époque en initiant le principe du quotidien à bon marché. Les frais de fabrication des journaux étant élevés, le quotidien se vendait relativement cher pour les budgets de l’époque, et les tirages étaient parallèlement assez bas. En abaissant considérablement les prix de vente, Girardin se donne la possibilité de conquérir un public plus vaste, dans un contexte socio-économique où on pense également en termes d’alphabétisation, d’éducation ; de démocratisation du peuple. Les autres journaux suivront sa trace, ne serait-ce que pour rester concurrentiels sur un strict plan économique. Pour que l’opération soit viable, il est cependant primordial que les journaux puissent attirer de nouveaux annonceurs, car le montant des abonnements suffit dès lors à peine à régler les frais de fabrication. Et pour garantir à ces derniers un grand nombre de lecteurs, il devient vital de fidéliser le lectorat, ce qu’on décide de faire en publiant des romans complets, et plus seulement en « rez-de-chaussée ». C’est ce qu’Alfred Nettement appellera en 1847, dans ses Études critiques sur le feuilleton-roman, « la naissance de la presse à 40 francs », indissociable de l’histoire du feuilleton-roman en tant que genre littéraire.

Eugène Sue, auteur des Mystères de Paris en 1842

Le 1er juillet 1836, Émile de Girardin et Armand Dutacq font paraître Le Siècle et La Presse.La Presse publie le premier feuilleton-roman d’Alexandre Dumas : La Comtesse de Salisbury, du 15 juillet au 11 septembre. Elle fait également paraître La Vieille Fille de Balzac, du 23 octobre au 30 novembre 1836. Puis de septembre à décembre 1837, ce seront les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié (dans Le Journal des débats). D’un point de vue littéraire, la nouveauté tient à ce que la publication « au feuilleton » précède désormais à l’écriture des œuvres des feuilletonistes. Il ne s’agit plus de découper au mieux un roman préalablement écrit en tranches, mais d’écrire (et souvent, d’écrire vite) des romans dont on sait par avance qu’ils sont destinés au découpage. Sont conçus dans cet esprit Les Mystères de Paris d’Eugène Sue (publiés du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843, et qui inspireront ses Mystères de Marseille à Émile Zola, Les Mystères de Londres de Paul Féval, Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, ou encore l'ensemble de l'œuvre romanesque de Jean-Louis Dubut de Laforest.

Inspiré par le succès des Les Mystères de Paris d'Eugène Sue, le feuilletoniste Ponson du Terrail, publie en 1857 dans le journal La Patrie la première œuvre du cycle des « Drames de Paris », L'Héritage mystérieux. Son héros, le populaire Rocambole, inspire l'adjectif « rocambolesque » qui va désormais qualifier des événements ou des péripéties incroyables.

On peut alors véritablement parler du « roman-feuilleton » comme genre en soi. Les éditeurs de journaux envisagent ces publications comme de véritables opérations publicitaires, et embauchent des équipes d’auteurs à qui ils demandent d’écrire, rapidement, des romans dans le goût du public. Certaines de ces équipes font même du travail de collaboration, composant des romans à plusieurs mains. Une partie de la critique voit alors dans ces publications « bas de page » une littérature populiste et industrielle, pour tout dire avilie, et caractéristique de l’émergence d’une culture de masse.

Les jugements portés sur le roman-feuilleton

Alexandre Dumas, dont le style de cape et d'épées se prêtera particulièrement bien au roman-feuilleton

Dès le milieu du XIXe siècle, les réactions ne vont pas manquer face au succès grandissant de cette forme de littérature. Le baron Chapuys de Montlaville prononcera plusieurs discours à la tribune de l’Assemblée nationale entre 1843 et 1847, où seront dénoncés les dangers de ce qu’il compare à une véritable œuvre d’aliénation de la raison par l’imagination. Il représente ici la position des puritains face à la multiplication de ces romans populaires, et traduit l’inquiétude de ses pairs devant les formes que prend la démocratisation des débats d’idées. Pour nuancer cette position, il faut préciser que c’est également l’avilissement moral des lecteurs que l’on craint, notamment à cause de la démarche mercantile qui accompagne ces romans, dont on craint qu’elle ne contamine définitivement la pensée des écrivains. Alfred Nettement de son côté constatera avec regret l’affadissement des positions politiques autrefois défendues par les journaux, qui doivent à présent se ménager les opinions de tous bords pour contenter leurs annonceurs et survivre. À côté de ce constat qu’il appuie de quelques anecdotes assez édifiantes, il estime également que la dérive de la littérature dans la forme commerciale du roman-feuilleton est à mettre sur le compte d’une dérive générale des arts littéraires. La vision qu’il en donne permet de prendre un peu de recul par rapport aux critiques dont le roman-feuilleton est l’objet :

« « Quels ont été les auteurs qui ont régné sur nos théâtres dans ces derniers temps, et qui résument par conséquent le mieux les tendances de notre littérature dramatique ? Ce sont MM. Victor Hugo, Alexandre Dumas et Scribe. (…) M. Victor Hugo, on le sait, n’avait pas attendu les romanciers du feuilleton pour réhabiliter la courtisane. (…) on l’a vu célébrer tour à tour sur la scène, la beauté de la laideur, la chasteté de la prostitution, la probité du brigandage, la dignité de la bouffonnerie, les magnificences des haillons et les parfums de la boue. Il est vrai que, par compensation, toutes les fois qu’il met les mains sur les grandeurs de la famille ou de la société, il les traîne aux gémonies. (…) C’est une terreur littéraire, c’est un 93 théâtral, succédant à la terreur et au 93 politique. La poétique de M. Alexandre Dumas et celle de M. Scribe appartiennent à des genres différents, et elles attaquent la société par un autre bout, mais elles l’attaquent d’une manière aussi dangereuse.  »

Les critiques ne s’adressent pas seulement au contenu des romans, mais également à leur forme :

« L’art peut souffrir des conditions dans lesquelles il se manifeste, si la publication du livre par tronçons doit avoir une influence mauvaise sur les procédés de composition et de style[1]. »

Obligés de soutenir l’intérêt du lecteur, les auteurs de roman feuilleton développent des « procédés de suspension savante[1] » que certains critiques jugent racoleurs :

« [..] on aimait surtout dominer l’imagination par des menaces de terreur. L’idéal était de montrer, à la fin du numéro, un bras sortant de la muraille et tenant une tête ensanglantée ; puis l’on posait en deux alinéas cette double question : « Quel était ce bras ? » - « Quelle était cette tête ? » Et l’on remettait au prochain numéro une réponse, que l’auteur souvent n’avait pas encore trouvée[1]. »

Accusé d'être à cours d’idées, le feuilletoniste va chercher l’inspiration dans les archives médicales ou judiciaires « qu'il rajeunit à force d’invraisemblances[1]. » Puisqu’il est payé à la quantité, et non à la qualité du texte, il noircit les pages à coup de descriptions oiseuses comme Ponson du Terrail dans Les Gandins ou d’effusions de style comme Charles Hugo, accusé d’« épuiser le dictionnaire » avec Une famille tragique[1].

D’autres auteurs comme Cuvilliers-Fleury dans Le Journal des débats et Arthur de Gobineau dans Le Commerce constateront le développement du roman-feuilleton sans s’en inquiéter outre mesure. Il répond, pensent-ils, à un nouveau lectorat qui a sans doute des attentes différentes, et il n’y a rien à en conclure sur un supposé abrutissement des citoyens par le divertissement littéraire. Il faut plutôt se réjouir, selon eux, du succès de cette forme littéraire qui contribue grandement à l’alphabétisation des classes laborieuses.

Pérennité du genre

Contrairement au roman épistolaire, le roman-feuilleton a très bien passé l’épreuve du temps. Il a donné naissance à un dérivé cinématographique, le « feuilleton-cinéma ». Dans les années 1910, le feuilleton littéraire Fantômas écrit par Pierre Souvestre et Marcel Allain rencontre un succès tel qu'il est adapté au cinéma par Louis Feuillade, faisant du feuilleton cinématographique l'ancêtre du feuilleton télévisé, qui est devenu l’acception la plus courante du mot « feuilleton ». Les séries actuelles peuvent donc se considérer comme les avatars les plus récents du genre.

Il est toujours pratiqué en littérature, et la question de qualité dépend grandement, comme aux débuts du genre sans doute, du talent de « feuilletoniste ». Internet a d’ailleurs ouvert de nouvelles voies en la matière, et Stephen King s’est fait feuilletoniste pour La Ligne verte, sorti sous forme de petits fascicules, et le temps d’une publication (interrompue d’ailleurs) en juillet 1999 : l’ouvrage The Plant, « roman à épisodes », était alors proposé en téléchargement sur son site, avec une contrepartie monétaire. La publication s’est interrompue en cours de route, sous le motif officiel de trop nombreux téléchargements illégaux. Dans une autre veine, Internet Actu a publié un cyber-polar humoristique, Où est passée ma Yescard, de Paul Carbone, disponible par envois d’e-mails ou sur le web, agrémenté de nombreux liens hypertextes, illustré et publié hebdomadairement. Martin Winckler, en diffusant de la même manière Les Cahiers Marcoeur en 2004, s'inscrit dans la même démarche. La gratuité est un élément commun à de nombreux romans-feuilletons disponibles sur le web, remettant d’ailleurs en cause l’un des fondements de la critique du roman-feuilleton, qui revient à l’associer systématiquement à une démarche mercantile, et donc à un produit littéraire de faible qualité.

Il est fréquent de conclure qu’une œuvre littéraire est mauvaise, parce qu’elle a été conçue dans les goûts du public et rapidement exécutée. C’est le regard que l’époque porte sur le roman-feuilleton, mais une position qu’il est peut-être sage de considérer avec recul, lorsqu’on considère les noms des feuilletonistes que la postérité a conservés.

Bibliographie critique

  • Alfred Nettement, Études critiques sur le feuilleton-roman, Lagny, Paris, 1847.
  • Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. I, Garnier frères, Paris, 1851.
  • Régis Messac, « le Style du roman-feuilleton », La Grande Revue, Paris, n° 12, décembre 1928, p. 221-234
  • Régis Messac, le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique , livres V & VI, Librairie Honoré Champion, Paris, 1929.
  • Lise Queffélec, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, PUF (coll. Que Sais-je ?), Paris, 1989.
  • Gabriel Thoveron, Deux siècles de paralittératures : lecture, sociologie, histoire, Editions du CEFAL, Liège, 1996.
  • Florent Montaclair, L'adaptation du roman-feuilleton au théâtre : Colloque de Cerisy-la-Salle,[17-23 août 1998], Presses du Centre UNESCO de Besançon, Besançon, 1998.
  • La querelle du roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), textes réunis et présentés par Lise Dumasy, ellug, Grenoble, 1999.

Notes et références

  1. a , b , c , d  et e G. Vapereau, « Le roman feuilleton. Sa nature et ses caractères. Sa décadence. MM. Ponson du Terrail, Paul Bocage, Ch. Hugo. », dans L’Année littéraire et dramatique, 1861, p. 157-163 [texte intégral] .
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