Ressentiment

Ressentiment

Le ressentiment signifie le fait de se souvenir avec rancune ou animosité. Le ressentiment est aussi un concept philosophique du philosophe allemand Friedrich Nietzsche. L'emploi de ce terme remonte probablement au penseur danois Kierkegaard, et il a été repris par Max Scheler (L'homme du ressentiment, trad. fr. 1950).

Sommaire

Étymologie

Le ressentiment, dérivé du verbe ressentir, qui est une réfection de recentement puis resentement signifie d'abord : « fait de se souvenir avec rancune, animosité », seul sens demeuré vivant.

De la fin du XVIe au XVIIe siècle, le mot « ressentiment » s'est dit d'une impression morale : « fait d'éprouver une douleur ». Puis il a eu, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le sens de « sentiment éprouvé en retour » :

« Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée,
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,
Est-il juste, seigneur, que seule, en ce moment,
Je demeure sans voix et sans ressentiment ?  »

— Jean Racine, Bérénice, Acte II[1].

« L'honneur imprévu de votre présence [le maréchal Schomberg] est pour moi une rencontre si favorable, que je ne puis vous en dissimuler mon ressentiment. »
Bossuet, Panégyrique de St. Gorgon, Préambule[1].

Aujourd'hui ce substantif spécialisé pour « rancune » n'a plus de rapport sémantique avec le verbe dont il dérive.

Le ressentiment chez Nietzsche

Pour Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, les êtres de ressentiments sont une race d'homme pour qui « la véritable réaction, celle de l'action, est interdite et qui ne se dédommagent qu'au moyen d'une vengeance imaginaire » (Généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, Livre de poche, 2000). Il lie ainsi directement le ressentiment à ce qu'il nomme la « morale d'esclave » : la morale d'esclave est par essence constituée par le ressentiment, par un non créateur.

Ainsi, l'être de ressentiment est profondément réactif, c'est-à-dire qu'il est dans une situation d'impuissance qui engendre des frustrations. Tout homme, quel qu'il soit, à qui l'on interdit l'action, et qui de ce fait se trouve dans l'impuissance, est affecté par le ressentiment : c'est-à-dire qu'il ne peut que subir l'impossibilité de s'extérioriser.

La force consiste à surmonter cet état (qui n'est alors plus qu'un état passager), comme lorsque l'on surmonte le désir de vengeance. La faiblesse, au contraire, ne parvient pas à s'en débarrasser (par exemple, quand le désir de vengeance devient une obsession, ou encore quand le regret d'un acte devient une torture morale qui ne laisse plus la pensée en repos), et elle transforme alors ses frustrations à son avantage en trouvant des justifications à son impuissance, par la dénégation et le renversement axiologique : cette volonté de se trouver des justifications caractérise précisément la mentalité d'« esclave », selon Nietzsche.

Une telle mentalité du ressentiment se retrouve par exemple dans les idéologies qui se définissent par rapport à un « ennemi » réel ou supposé : l'ennemi (ou la cause de l'impuissance) est jugé comme cause libre du mal ; et par opposition, celui qui subit s'attribue une supériorité morale imaginaire, ce que Nietzsche résume ainsi : « ils sont méchants, donc nous sommes bons ». Une variante idéaliste en est : « le monde est foncièrement déterminé par le mal, donc nous lui-sommes supérieurs ».

Ce à quoi Vladimir Jankélévitch répondra : « S'il n'y a pas d'autre manière de pardonner que le bon-débarras, alors plutôt le ressentiment ! Car c'est le ressentiment qui impliquerait ici le sérieux et la profondeur : dans le ressentiment, du moins, le cœur est engagé, et c'est pourquoi il prélude au pardon cordial[2]. »

Autres utilisations du concept

Dugald Stewart

Pour l'auteur des Éléments de la Philosophie de l'esprit humain (1792), le ressentiment est instinctif ou délibéré. « Le ressentiment instinctif agit dans l'homme comme dans l'animal ; il est destiné à nous garantir de la violence soudaine, dans les circonstances où la raison viendrait trop tard à notre secours ; il s'apaise aussitôt que nous apercevons que le mal qu'on nous a fait étoit[3] involontaire. Le ressentiment délibéré n'est excité que par l'injure volontaire, et par conséquent il implique un sentiment de justice, de bien et de mal moral. Le ressentiment qu'excite en nous l'injure faite à un autre, s'appelle proprement indignation. Dans ces deux cas, le principe d'action est au fond le même ; il a pour objet, non de faire souffrir un être sensible, mais de punir l'injustice et la cruauté. Comme toutes les affections bienveillantes sont accompagnées d'émotions agréables, toutes les affections malveillantes sont accompagnées d'émotions pénibles. Cela est vrai même du ressentiment le plus légitime[4]. »

Gilles Deleuze

Article détaillé : Nietzsche (Gilles Deleuze).

Le concept de ressentiment a été commenté, notamment, par Gilles Deleuze dans Nietzsche et la philosophie (1962) dans l'optique d'un renouveau « affirmatif » et anti-dialectique de la philosophie. Après l'hégémonie des doctrines post-hégéliennes, Deleuze propose une philosophie non plus axée sur l'idée de dépassement dialectique et sur l'activité critique, mais bien sur la valorisation de l'actif sur le réactif (la critique et la dialectique étant assimilés à la négativité).

René Girard

La notion a également été travaillée à partir des années 1960 par René Girard[5], qui identifie le ressentiment à la pure et simple jalousie ordinaire à l'égard d'un modèle indépassable. Girard critique l'idée « romantique » qu'il puisse exister des individus « supérieurs » seuls capables de sentiments autonomes, et considère que l'imitation est la condition ordinaire et générale de l'Homme. Nous sommes tous « réactifs » au sens indiqué avec mépris par Nietzsche, y compris et même à commencer par les êtres qui, apparemment, sont supérieurs au sens nietzschéen. De telles personnes, comme Roméo et Juliette ou les idoles du star-système, non seulement ne sont pas supérieures, mais elles sont au contraire suprêmement dépendantes des sentiments d'autrui pour nourrir les leurs, au risque, lorsqu'elles sont livrées à elles-mêmes, du suicide et des mondes artificiels. Nietzsche lui-même apparaît à Girard comme particulièrement « ressentissant » (par exemple à l'égard de Wagner, qu'il admirait avant de l'attaquer), et la tension entre le mépris pour les « esclaves » et sa propre situation devient un paramètre explicatif de la folie de Nietzsche. Girard évoque également les idéologies du ressentiment (le communisme, l'anti-sémitisme, et plus généralement tous les « anti- » quelque chose...) sur le même thème, alors que la Bible et le christianisme « crucifiés » par Nietzsche et plusieurs auteurs modernes lui apparaissent au contraire comme porteurs de la vérité des sentiments.

On doit faire remarquer que Girard s'appuie sur une lecture simplificatrice de la pensée la théorie de Nietzsche, dont il écarte les nuances (par exemple, pour Nietzsche l'homme supérieur n'échappe pas au ressentiment, mais il le surmonte) et que Nietzsche était atteint d'un cancer du cerveau, ce qui implique que le lien entre sa folie et sa psychologie, admis par Girard, n'est pas si évident et peut être dans l'autre sens…

Marc Angenot

Sur le plan idéologique, le concept de ressentiment a été étudié par l'analyste et historien des discours Marc Angenot (Les idéologies du ressentiment, 1996) qui en fait l'un des vecteurs des idéologies politiques, identitaires et nationalistes du XXe siècle. De la même manière que ses prédécesseurs Angenot conçoit le ressentiment comme une attitude qui se caractérise par une accumulation de griefs et par un volontarisme dont la prolifération (particulièrement notoire aujourd'hui avec le postmodernisme, les revendications identitaires et le « tribalisme ») alimente les diverses formes de discrimination et de conflictualités sociales. Même si la stabilité et l'« enchantement » se volatilisent sous nos yeux (ce que le philosophe allemand Walter Benjamin nommait le « déclin de l'aura »), la réflexivité et le maintien d'une certaine espérance collective restent les meilleurs moyens, selon Angenot, pour se prémunir des effets réactifs du ressentiment.

L'historien et philosophe Pierre-André Taguieff a également consacré certains écrits sur le ressentiment dans une perspective proche de celle d'Angenot.

Marc Ferro

Pour Marc Ferro, historien, Codirecteur des Annales, directeur d’études à l’EHESS : « À l'origine du ressentiment chez l'individu comme dans le groupe social, on trouve toujours une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme. Celui qui se sent victime ne peut pas réagir, par impuissance. Il rumine sa vengeance qu'il ne peut mettre à exécution et qui le taraude sans cesse. Jusqu'à finir par exploser. Mais cette attente peut également s'accompagner d'une disqualification des valeurs de l'oppresseur et d'une revalorisation des siennes propres, de celles de sa communauté qui ne les avait pas défendues consciemment jusque-là, ce qui donne une force nouvelle aux opprimés, sécrétant une révolte, une révolution ou encore une régénérescence. C'est alors qu'un nouveau rapport se noue dans le contexte de ce qui a sécrété ces soulèvements ou ce renouveau. »

« La reviviscence de la blessure passée est plus forte que toute volonté d'oubli. L'existence du ressentiment montre ainsi combien est artificielle la coupure entre le passé et le présent, qui vivent ainsi l'un dans l'autre, le passé devenant un présent, plus présent que le présent. Ce dont l'Histoire offre maints témoignages[6]. »

Notes et références

  1. a et b Frédéric Godefroy, Lexique comparé de la langue de Corneille et de la langue et de la langue du XVIIème siècle jusqu'à nos jours, tome II, Librairie académique Didier et Cie, Paris, 1862.
  2. Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, 1967.
  3. En vieux français dans le texte.
  4. Charles Giraud, de l'Institut de France, Journal des savants, page 10, 1817.
  5. Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961, Paris, Bernard Grasset.
  6. Le ressentiment dans l'Histoire, Odile Jacob, 2007, IBSN 978-2-7381-1874-.

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