Poursuite stratégique contre la mobilisation populaire

Poursuite stratégique contre la mobilisation populaire

Poursuite stratégique contre la mobilisation publique

Qualifiée en droit d'Amérique du Nord, une poursuite stratégique contre la mobilisation publique ou poursuite-bâillon est une action en justice visant à entraver la participation politique et le militantisme. Il s’agit le plus souvent d’une poursuite civile pour libelle diffamatoire, intentée contre un individu ou un organisme ayant pris parti dans le cadre d’un enjeu public. Le concept inclut également les menaces de poursuite, car le succès d'une telle opération ne découle pas tant d'une victoire devant les tribunaux que du processus lui-même, visant à intimider la partie défenderesse ou l'épuiser financièrement dans le but de la réduire au silence.

Ainsi, le plaignant s'en prendra généralement à des individus isolés ou des organismes de petite taille, et brandira la menace de dommages-intérêts complètement démesurés par rapport au tort qui lui est prétendument causé. Si les menaces n'ont pas l'effet désiré, des procédures judiciaires seront entamées, ce qui aura l'effet de transformer un enjeu public en litige privé. Toutes les ressources financières et humaines du défendeur seront alors monopolisées par sa défense, au détriment de la promotion de la cause socio-économique, environnementale ou culturelle qui lui tient à cœur.

Les procédures sont souvent abandonnées lorsqu'elles ont atteint leur objectif de paralyser politiquement le défendeur. De plus, bon nombre de cas se limitant aux menaces de poursuite ne sont jamais rapportés (ou le sont plusieurs années après les faits), ce qui rend une évaluation exacte de l'ampleur du phénomène très difficile.

Sommaire

Acronymes et termes apparentés

L'emploi de l'acronyme SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation) est généralisé dans les pays anglophones. La « participation publique » dont il est fait mention doit s'entendre par « participation du public à la vie démocratique ».

Aux États-Unis, le terme SLAPPback (gifle en retour) est associé aux nombreuses contre-poursuites ou demandes reconventionnelles intentées par les individus et groupes s'estimant lésés par les poursuites initiales. Par ailleurs, le terme cyberSLAPP est employé dans les cas où des plaignants entament des procédures avant même d’avoir réussi à obtenir l’identité réelle de toutes les personnes visées, dans le but de faire supprimer des propos tenus dans Internet de manière plus ou moins anonyme[1].

Au Québec, l'acronyme BIPP (bâillon imposé à la parole publique) a été proposé pour calquer son pendant d'origine états-unienne[2] (en anglais, slap signifie « gifle », alors que « bip » est une onomatopée qui suggère la censure dans les médias audiovisuels). On dénote l'apparition, à l'été 2007, du terme poursuite-bâillon (et plus rarement injonction-bâillon) dans la presse francophone[3] à la suite de son emploi dans le rapport officiel déposé au ministre de la Justice en mars de la même année[4], tandis que l'Office québécois de la langue française déconseille l'utilisation du terme « poursuite abusive », juridiquement incorrect.

Historique

Le concept a été formulé en 1988 par les chercheurs de l'Université de Denver Penelope Canan et George W. Pring[5]. Il ne se limitait à l'époque qu'aux poursuites civiles réellement intentées à l'encontre d'individus et de groupes de pression essayant de promouvoir une cause d'intérêt public auprès d'élus ou d'instances gouvernementales.

Contexte juridique

Les poursuites stratégiques sont généralement intentées dans des démocraties libérales au système judiciaire fortement développé, et où existent déjà des mesures de protection des droits de la personne. (Lorsque des projets socio-économiques majeurs sont initiés dans des régimes dictatoriaux, il est évident que la détention arbitraire, voire même l'élimination physique des personnes s'y opposant sont des «solutions» plus expéditives.)

Articulation avec les droits de la personne

Le concept tel que formulé à l'origine est intimement lié à la liberté d'expression et au droit de pétition garantis par le premier amendement de la Constitution des États-Unis d'Amérique. Toutefois, les mesures de protection constitutionnelles peuvent varier d'un pays à un autre, tant dans leur formulation que dans leur portée. Par conséquent, la terminologie du droit international peut être utile :

  • Le mécanisme des poursuites stratégiques soulève la question de l'application des droits civils et politiques. Outre la liberté d'expression, l’égalité devant les tribunaux est directement en cause, puisque la disproportion de moyens financiers entre les parties – toujours en faveur des plaignants – est une composante essentielle du phénomène.
  • Les individus ou organismes qui sont l'objet de poursuites stratégiques défendent généralement des causes associées à la catégorie plus large des droits économiques, sociaux et culturels. Les groupes de défense de l'environnement sont parmi les plus fréquemment ciblés.

Contexte politique

Les poursuites stratégiques sont un symptôme de la nouvelle forme de gouvernance «triangulaire» issue des réformes néolibérales et de la mondialisation économique. En d'autres termes, le désengagement de l'État de plusieurs secteurs d'activité a provoqué un rééquilibrage des pouvoirs cahoteux entre les deux autres pôles que sont, d'une part, les acteurs privés du monde capitaliste (dont les firmes transnationales) et, d'autre part, des ONG et coalitions ad hoc issues de tous les échelons de la société civile. Le désengagement de l'État prend parfois la forme d'une incapacité à faire appliquer ses propres lois, ce qui contraint les ONG et le public à jouer le rôle de « chien de garde » des acquis démocratiques.

En ce sens, certains avancent que les poursuites stratégiques vont de pair avec un discours médiatique de plus en plus présent, selon lequel ces ONG et groupes de pression nuisent au développement économique et à l'investissement[6].

Exemples de poursuites stratégiques dans le monde

Aux États-Unis

Le California Anti-SLAPP Project fait un inventaire partiel de plusieurs dizaines de cas ; mais leur nombre réel (incluant les menaces de poursuite) s'élève dans les milliers. L'un des plus connus est celui ayant opposé l'animatrice Oprah Winfrey au regroupement d'éleveurs Texas Beef Group en 1998. Mme Winfrey avait exprimé à la télévision ses inquiétudes quant à la sûreté du bœuf produit aux États-Unis, suite à l'apparition de la maladie de la vache folle au Royaume-Uni. Le Texas Beef Group lui réclama 6,7 millions $ en dommages-intérêts.

Au Royaume-Uni

Article détaillé : Affaire McLibel.

Dans l'Affaire McLibel (de l'anglais libel, « diffamation »), deux activistes de London Greenpeace, soit David Morris et Helen Steel, furent poursuivis par la chaîne de restauration rapide McDonald's pour avoir distribué des dépliants extrêmement critiques de ses pratiques. Après une saga judiciaire de sept ans (1990-1997, dont trois ans consacrés au procès lui-même), la Cour a donné raison à McDonald's, mais a reconnu la véracité de certains arguments des défendeurs. En appel, la somme allouée en guise de dommages-intérêts fut réduite à 40 000 £, somme que les défendeurs n'ont jamais payée. Morris et Steel ont par la suite saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a déclaré en février 2005 que leur procès n'avait pas été juste ni équitable.

Au Canada

Un exemple bien connu est la poursuite intentée par la compagnie papetière Daishowa contre un groupe d'activistes de Toronto appelé Friends of the Lubicon. Ce groupe avait entrepris une campagne de boycottage des papiers et cartons produits par Daishowa auprès de clients importants, au motif que ses coupes forestières mettaient en danger le mode de vie des Cris du lac Lubicon, une petite nation autochtone de l'Alberta. Le but de la campagne était de forcer Daishowa à cesser l'exploitation forestière tant qu'un accord de partage des terres ne serait pas signé avec le gouvernement fédéral. L'injonction permanente demandée par la papetière ainsi que de nombreux motifs de plainte furent rejetés par la Cour de première instance et la Cour d'appel de l'Ontario. Toutefois, la plainte en diffamation a été retenue et le groupe Friends of the Lubicon fut condamné à verser une somme symbolique d'un dollar pour avoir utilisé le terme génocide dans ses affiches et dépliants. Les dommages-intérêts initialement demandés par Daishowa s'élevaient à 5 millions $.

Au Québec

L'Association de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) a émis publiquement la crainte de devoir cesser ses activités, suite à une poursuite intentée par l'entreprise de récupération de métaux American Iron & Metal (AIM). L'AQLPA avait obtenu une injonction contre AIM, après avoir constaté que la firme construisait une centre de déchiquetage de voitures sans avoir obtenu de permis de construction et sans avoir fourni d’étude d’impact environnemental aux autorités compétentes. AIM a allégué l'existence d'un complot entre l'AQLPA et une firme de récupération de métaux concurrente, et a réclamé 5 millions $ en dommages-intérêts. L'AQLPA a répliqué par une contre-poursuite (SLAPPback).

À Sherbrooke, l'entreprise de compostage Ferti-val a poursuivi Sébastien Lussier, porte-parole des voisins de l'entreprise, pour 700 000 $ après que celui-ci s'est indigné des odeurs nauséabondes qui en émanaient. Ferti-val était elle-même poursuivie en justice par la ville de Sherbrooke pour avoir contrevenu à un règlement municipal. Contre toute attente, Ferti-val a finalement plaidé coupable à la toute dernière minute et a retiré sa poursuite contre M. Lussier[7].

À Cantley, dans l’Outaouais, le couple Christine Landry et Serge Galipeau fait face à une poursuite de 1 250 000 $ intentée par les propriétaires du Dépôt de matériaux secs (DMS) de Cantley pour diffamation et atteinte à la réputation. Leur propriété se trouve à environ un kilomètre du DMS dont les certificats d’autorisation ont été révoqués par le Ministère du Développement durable, de l'Environnement et des Parcs du Québec (MDDEP) en septembre 2006. La fermeture de ce DMS faisait suite à de nombreuses années de non-respect des lois et règlements sur l’environnement, à une ordonnance émise par le ministre du MDDEP en juillet 2005, visant à remettre le site à l’ordre après un incendie souterrain qui a généré de l’hydrogène sulfuré ainsi que des hydrocarbures aromatiques polycycliques, et causé l'évacuation de 175 résidents du voisinage. Un an plus tard, suite à la contestation de la décision du ministre du MDDEP par les propriétaires du DMS, le Tribunal administratif du Québec (TAQ) rendait sa décision dans laquelle il donnait raison au ministre et révoquait de nouveau les certificats d’autorisation. Cependant, même si les actions des défendeurs ont permis d'illustrer que ce DMS présentait des lacunes sérieuses ayant des effets, notamment, sur la qualité de l’air environnant ; même si plus de 400 plaintes pour des odeurs nauséabondes et problèmes de santé aient été acheminées au MDDEP par des citoyens, et que près de 400 documents aient été déposés en preuve par le MDDEP au TAQ, la poursuite est encore pendante. Madame Landry et Monsieur Galipeau sont les seuls à assumer tous les coûts reliés à leur défense.

Enfin, la compagnie minière Barrick Gold a mis en demeure Les Éditions Écosociété et les trois auteurs du livre Noir Canada, Pillage, corruption et criminalité en Afrique[8], et a entamé une poursuite en dommages-intérêts (5 millions $ pour dommages moraux compensatoires et un million à titre de dommages punitifs) après que ces derniers ont décidé de publier leur ouvrage quand même. Écosociété a par la suite lancé une campagne de solidarité et presse le gouvernement d’adopter une loi anti-SLAPP[9].

En Ontario

Le 11 juin 2008, La Corporation Canadienne Banro a annoncé qu'elle poursuivait, comme Barrick Gold, Les Éditions Écosociété et les 3 auteurs de Noir Canada pour 5 millions de $ pour diffamation. Écosociété et les auteurs du livre devront maintenant se défendre devant les tribunaux ontariens, selon les procédures d'un autre code de loi et dans une autre langue[10].

Législation anti-SLAPP

Les règles de procédure civile de nombreux États prévoient que le tribunal peut écarter d’emblée tout recours frivole ou abusif. Toutefois, les plaintes en matière de diffamation ne peuvent être écartées dès lors qu'existe une apparence de bien-fondé en droit. De plus, en common law, la diffamation est un délit civil de responsabilité stricte. L'auteur d'une déclaration est tenu responsable de son exactitude. Le défendeur engage sa responsabilité dès lors qu'il tient publiquement des propos que le plaignant estime diffamatoires. Cela rend la défense beaucoup plus complexe et onéreuse, ce que démontre d'ailleurs l'affaire McLibel.

Voilà pourquoi les composantes principales des lois anti-SLAPP sont : 1) une définition claire permettant d'identifier les poursuites stratégiques ; 2) un mécanisme permettant de leur rendre une fin de non-recevoir sur requête sommaire ; 3) une avance pour frais versée par le plaignant, ou toute autre forme de compensation financière en faveur du défendeur ; et 4) l'établissement automatique d'une immunité relative lorsque le défendeur soulève une question d'intérêt public.

Aux États-Unis, l'État de Washington fut le premier à adopter une telle loi en 1989. En juillet 2006, le California Anti-SLAPP Project recensait 24 États et un territoire ayant fait de même.

Au Canada, seule la Colombie-Britannique s'est brièvement dotée d'une véritable loi anti-SLAPP, puisque les premiers cas identifiés dans ce pays l’ont été dans cette province. Le Protection of Public Participation Act, adopté en avril 2001 sous le gouvernement néo-démocrate, a été rapidement aboli au mois d'août de la même année, suite à la victoire électorale du Parti libéral.

Au Québec cependant, l'Assemblée nationale a adopté la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens au débat public[11] le 3 juin 2009. Le Code de procédure civile amendé demeure donc, pour l'instant, le seul mécanisme anti-SLAPP en vigueur au Canada.

En Europe, aucune législation spécifique ne vient encadrer directement les poursuites stratégiques. L’initiative la plus applicable à ce domaine est la Convention de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe (CEE/ONU) sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, dite Convention d’Aarhus. Le texte fait référence au droit des individus et des groupes de participer aux grands débats entourant la question environnementale. Comme c’est le cas pour les ententes multilatérales de ce type, les parties signataires s’engagent à mettre en œuvre, par voie législative, les grandes orientations établies par la Convention. Le Parlement européen et le Conseil européen ont d'ores et déjà adopté des règles visant la mise en œuvre de la Convention[12].

Références

  1. Voir à cet effet Electronic Frontier Foundation, CyberSLAPP et le site http://www.cyberslapp.org.
  2. André Bouthillier, Défendre un droit au Québec est devenu un sport extrême, L'aut'journal 252 (septembre 2006), p. 12.
  3. Guillaume Bourgault-Côté, « Des militants anti-Rabaska muselés », Le Devoir, le mardi 31 juillet 2007.
  4. Roderick A. Macdonald, dir. « Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique – les poursuites – bâillons (SLAPP), Rapport du comité au ministre de la Justice », Montréal, 15 mars 2007.
  5. George W. Pring et Penelope Canan, « Studying Strategic Lawsuits Against Public Participation: Mixing Quantitative and Qualitative Approaches », Law and Society Review 22 (1988). Voir aussi Slapps: Getting Sued for Speaking Out, Philadelphie : Temple University Press, 1996. (ISBN 1-56639-369-8)
  6. Comme par exemple Roger Valois, vice-président de la Confédération des syndicats nationaux lors de la conférence de presse en soutien à l'AQLPA, Montréal, 10 octobre 2006.
  7. GARNEAU, Jessica. « Ferti-val plaide coupable », La Tribune, Sherbrooke, le jeudi 14 décembre 2006.
  8. Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher, Noir Canada, Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Les Éditions Écosociété, Montréal, 2008.
  9. Solidarité avec Écosociété, http://slapp.ecosociete.org.
  10. Banro vient à la rescousse de Barrick Gold | SOLIDARITÉ AVEC ÉCOSOCIÉTÉ
  11. Texte du projet de loi 99 (2008) disponible à l'adresse http://www.assnat.qc.ca/fra/38Legislature1/Projets-loi/Publics/08-f099.htm
  12. Roderick A. Macdonald, op. cit., p. 28-29.

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