Pierre-François Lepoutre

Pierre-François Lepoutre

Pierre-François Lepoutre, né le 5 octobre 1735 et mort en 1801, est un paysan qui fut Député aux États généraux.

Biographie

Agriculteur, Pierre-François Lepoutre a fait partie - grâce à la cinquantaine d’hectares de terre qu’il exploite- de la « fermocratie » de Linselles, près de Tourcoing. En 1705, son grand-père est déjà titulaire du bail de la ferme des Wattines.

En 1789, les aspirations au changement ont été exprimées dans les villages et les paroisses urbaines par la rédaction de « Cahiers de Paroisses ». Le curé en fonction prêtait une oreille administrative aux plaignants éventuels. Il était ensuite établi dans chaque bailliage , des Cahiers de bailliage ensuite résumés et réduits à douze « Cahiers de Gouvernements ». Ces douze cahiers étaient eux-mêmes compilés pour donner trois « Cahiers de doléances », un par ordre. Mais nombre de « griefs populaires » notés dans les cahiers de paroisses ne figurent pas dans les cahiers de bailliage. Cette forme de censure est le fait des bourgeois qui n'ont pas toujours eu -et c’est une constatation historique- les mêmes intérêts que le petit peuple.

Le 2 avril 1789, Pierre-François signe le cahier de synthèse des doléances du bailliage de Lille : la liberté de la presse et du commerce est demandée, mais la « disparition totale du régime seigneurial n’est pas envisagée[1] ». Et ce n’est pas un fait isolé. Les cahiers de 1789 sont denses et on peut y trouver à peu près tout et son contraire. On notera toutefois que leur contenu ne remettait pas du tout en cause ni le loyalisme au roi ni la propriété, notamment.

Le 3 avril 1789, avec trois autres, Lepoutre est élu député du bailliage de Lille aux États généraux. Autant dire que la surprise est de taille, un fermier député, un avant-goût du changement. Il doit son élection à son activité professionnelle certes, mais surtout à des rapports de force locaux : « Les députés particuliers des villes de Lille, La Bassée, Armentières, Lannoi, Comines et des bourgs de Tourcoing, de Roubaix, etc... se concertèrent pour nommer un avocat, un négociant, un manufacturier et un agriculteur; ils espéraient que les suffrages de la campagne se seraient désunis et qu’ils pourraient donner la Loi, mais ils furent bien surpris...[2]».

Immortalisé par Le Vachez sur une gravure (voir ci-contre), il avoue dans une lettre du 27 mars 1790, « ne pas se reconnaître » dans son portrait officiel. Par « mémoire pour lui et de sa longue absence au sein de sa famille », il en adresse toutefois un exemplaire à chacun de ses enfants. Son épouse lui répond « si vous vous portez aussi bien que votre portrait, vous serez dans le cas d’agrandir votre lit ; je suis charmé de vous voir aussi bien portant » .

À Versailles, le 4 mai 1789, il défile humblement, à l’instar de tous ses compatriotes, dans d’obligatoires et tristes redingotes noires, alors que la noblesse, le haut clergé se pavanent en habit d’apparat multicolore. La foule assistant à la procession ne se trompe pourtant pas de héros. Les ignobles (non-nobles) sont acclamés aussi énergiquement que pèse le silence au passage des aristocrates.

Il vit le serment du Jeu de Paume, les séances dans la salle des Menus fourmillant d’une présence de plus de 3000 assistants, les premiers affronts au roi (le Tiers refuse de se mettre à genoux comme l’usage l’exige lors de l’arrivée du roi), enfin toute l’aventure qui allait mener les hommes à la découverte de leurs droits inaliénables. De mai 1789 à septembre 1791, de Versailles à Paris, il représente la part agricole du Tiers, lui, ainsi que les 37 députés, qui se rapportent à une population totale de 15 millions de Français vivant directement de la terre (sur un total de 27 millions d’habitants). Il n’intervient jamais en séance. On peut sans peine imager la difficulté qu’il y avait à s’exprimer publiquement dans cette assemblée de juristes, d’avocats, d’orateurs religieux, tandis qu’en périphérie grouillaient le peuple et ses chroniqueurs intéressés au plus haut point par les événements qui s’y déroulent. Un témoin, Hennet, rendant compte à son supérieur de l’assemblée générale [3]siégeant le 18 avril 1789, lui tint à peu près ce langage : « L'assemblée du tiers n'a été tumultueuse que par le peu d'éducation et la grossièreté des trois quarts et demi des électeurs qui était ce qu'on nomme Rustica progenies qui n'ont jamais annoncé que par dès cris et des propos aussi cochons qu'eux leurs prétentions presque toujours mal fondées. Messieurs les intendants et leurs subdélégués y ont été vilipendés, ils n'ont fait qu'un cri pour en demander la suppression. Je me suis bien promis de ne me trouver jamais plus dans pareilles assemblées qui né sont que cohues de la plus grande indécence, au moins d'un ordre exprès du souverain ».

Lepoutre fait donc partie de la majorité silencieuse de l’assemblée. On estime à 623, les députés tout à fait silencieux, 367 plus loquaces et à 149, les grands orateurs. Très appliqué à sa tâche, son action au sein de l’assemblée laisse transparaître, au delà du silence que retiendra l’histoire, un investissement total, comme en témoignent de nombreuses lettres.

En fait, durant ces trois ans, Lepoutre écrira près de cinq cents lettres à son épouse restée à la ferme. Conservée jusqu’à nos jours par Adolphe Lepoutre, cette correspondance, « unique par son volume, par le fait qu’elle enjambe la période entière de la Constituante, et parce que Lepoutre est le seul des 34 fermiers ayant siégé dans la majorité silencieuse, dont les lettres sont disponibles[4] », a été publiée en 1998 par l’Université de Lille.

Il y consigne ses impressions face à son devoir de député, fait part de ses tracas quotidiens, s’intéresse à la vie de la ferme et bien sûr à toute sa famille restée loin de lui. L’époque qu’il traverse est extraordinaire. Chaque lettre est un épisode de la saga que trois cents ans plus tard, les têtes blondes de France et de Navarre suivront de leurs doigts appliqués sur les livres de cours.

Versailles impressionne Lepoutre qui écrit à sa femme qu’il « craint bien que l’idée d’estre fermier pourrait bien se perdre d’après une longue habitude des grandeurs de la cour et les invitations communes qu’on reçoit pour aller dîner chez les principaux... ». Il dîne notamment chez Necker et chez l’évêque de Tournai, se propose de présenter le duc d’Orléans à l’un de ses cousins[5].

Il n’en garde pas moins ses habitudes provinciales et notamment alimentaires. Il demande très souvent à sa femme de lui envoyer à Paris du beurre des Flandres : « car pour moi le beurre est la moitié de mes aliments[6] » Il lui arrive même d’échanger ce produit laitier contre du vin de Bourgogne...

Sa mission le conduit à vivre et du coup à faire partager à sa famille par le biais de ses lettres, tous les rebondissements et événements qui jonchent ces trois années de révolutions. Les soulèvements populaires, la rumeur d’une menace anglaise pour leur vie, les joies indicibles qui l’étreignent devant cette liberté récemment encore improbable. À l’instar de la nation, mais plus précisément encore puisqu’il en est acteur, il subit la houle des bouleversements politiques.

Il estime, début juillet 1789, qu’à l’Assemblée « règne à présent une union et une concorde entre tous les membres sans distinction d’ordres n’y d’état qu’il semble que c’est une même volonté...[7]».Enthousiaste, il a le sentiment de participer « au bonheur et à la félicité que jouira pour toujours la nation française. Quel heureux souvenir pour nos descendants...[8]»

Lepoutre est un député consciencieux, engagé à la gauche du Tiers. Membre des Jacobins, il passe aux Feuillants en 1791. Il s’absente rarement de l’Assemblée, en dépit d’un commerce de toiles « en gros » qu’il a établi dans Paris. À son épouse qui veut lui faire vendre ces toiles « au détail » , il oppose que « ce n’est pas l’état d’un député de province, étant à sa mission pour l’Assemblée Nationale ».

Grâce à sa mission, il est de toutes les étapes du changement, et vit, vibre au rythme de celles-ci. Il prête le serment du Jeu de Paume et vote, entre autres textes fondamentaux, l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août, la déclaration des droits de l’homme.

Dans une lettre envoyée de Versailles le 23 août 1789, il écrit : « ... Voilà huit jours que nous sommes occupés à former un arrêté qui comprendra les Droits de l’Homme et du Citoyen et j’espère que nous finirons aujourd’huy ou demain, je vous en feray parvenir, un exemplaire sitôt qu’il sera sorti de la presse. Ce sera un ouvrage qui fera le tour de l’Univers. Il n’est pas possible de vous imaginer combien cet objet demande de discussion et qu’elles sont très vives et nous avons été deux jours sur un article seulement; il nous reste encore quatre articles à discuter, ils ne sont pas aussi dangereux à discuter que les articles précédents... »

Durant son mandat, Pierre-François Lepoutre ne s’absente qu’une fois, en 1790 pour rencontrer son épouse, Angélique Delputte[9] , à Linselles puis à Douai. À l’occasion de ce voyage, il remet aux curés du district de Lille, un imprimé voulant démontrer que la « Constitution civile du royaume n’est pas schismatique » [10], s’il était encore utile de le faire. Au fils du temps, serviteur de l’opinion générale, il passe subrepticement de la déférence atavique due à son souverain par Dieu désigné, à « notre imbécile de Roy »[11] .

En septembre 1791, l’imbécile sus-nommé approuve la nouvelle Constitution du Royaume. Son mandat rempli, Lepoutre retourne dans le Nord. Le 13 novembre 1791, il est élu à l’unanimité, maire de son village. En 1792 et 1793, il sera un des administrateurs du directoire du district de Lille. Le 20 mars 1798, à l’occasion de la « fête de la souveraineté du peuple » , il est à la tête d’un cortège de seize vieillards[12].

Resté fidèle à la République, il meurt en 1801, le 14 juillet.

Sa postérité

En 1840, un dictionnaire de la Révolution, mentionne simplement « qu’à l’expiration de son mandat, il reprit ses travaux agricoles ». En 1900, un annuaire d’anciens députés est lapidaire : « Mort à une date inconnue. On ne connaît de lui qu’une lettre à ses commettants, mentionnée par le Moniteur » ... Le site internet officiel de l’Assemblée nationale, encore plus laconique, propose pour Pierre-François Lepoutre une biographie qui ne le concerne pas.

Sur les dix enfants du couple dont cinq sont vivants en 1789, deux entreprendront de lui rendre visite à Paris, en 1791. Ils font le voyage à pied. Dans une lettre envisageant ce voyage dès juillet 1789, la mère estime que la “mémoire d’avoir été voir un père à Versailles sera un souvenir heureux pour eux” .

Ces deux fils feront les campagnes napoléoniennes. Le premier, Pierre-François (1773-1821) quitte l’armée après quinze ans de service. Son arrière-petite-fille, Clémence Lepoutre épousera Albert Motte, fils aîné d’Alfred Motte-Grimonprez, elle-même arrière-grand-mère de Jean-François Bizot (1944-2007), fondateur d'«Actuel» en 1970 et de la nébuleuse Nova, nabab du média alternatif undergound.

Le second, Benjamin Lepoutre (1772-1852) fait aussi de nombreuses campagnes militaires et les termine en 1814 en Espagne. Nommé chevalier de la légion d’honneur en 1815, au camp de Boulogne, il accède au grade de sous-inspecteur aux armées. Il s’installe à Paris avec sa fille naturelle, “fruit de la Calabre” .

Le troisième fils, Louis Lepoutre, né en 1776, marie sa petite-fille Marie Delerue (1842-1915) avec Henri Prouvost (1836-1960).

La fille unique du député, Catherine Lepoutre (1775-1850) épouse Adolphe Lecomte (1776-1847) : leur fils, Charles Lecomte (1809-1848), cultivateur aisé à Bousbecque, épouse Sophie Catry (1803-1884). Enfin, la plus jeune fille de ces derniers, arrière-petite-fille du député, Marie-Élise Lecomte (1844-1927), épousera un négociant de Tourcoing, Auguste Leman (1820-1888) . Leur fils, Émile Leman (1869-1957), notaire, épousera Marguerite Trentesaux (1872-1950), arrière-grands-parents d'Eric Plouvier, avocat au barreau de Paris, chargé de mission de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH).

Notes et références

  1. Histoire de Lille. L’ère des révolutions. Sous la direction de Louis Trenard. Éditions Privat (1991), p. 213.
  2. Florilège des cahiers de doléances du Nord par Philippe Marchand. Bicentenaire de la Révolution. Lille (1989) : Lettre de Wartel 2 avril 1789, p.178.
  3. Le subdélégué de l’intendant Sénac de Meilhan à Hainaut, Archives départementales du Nord, C7189
  4. Député-paysan et fermière de Flandre en 1789. La correspondance des Lepoutre. Centre d’histoire de l’Europe du Nord-Ouest. Université Lille III, 1998
  5. « Je me suis trouvé il y a deux jours assis auprès de lui et de l’archevêque de Bordeaux pendant une grande partie de notre assemblée. Je vous assure que j’avais toute satisfaction à converser avec eux.» (Lettre du 4 août 1789; p.74)
  6. Lettre du 8 mai 1789, ibidem, page 46
  7. Lettre du 24 juillet 1789, ibidem, p. 68
  8. Lettre du 18 juin 1789, ibidem, p. 52
  9. D’une famille de cultivateurs aisés de Reckem, elle apporte une dot en argent de 4650 florins et en nature de 1600 florins soit plus de six ans et demi de salaire pour un ouvrier agricole (sur une base de 20 sols la journée en 1789, « le coût de la révolution » Sédillot, édition Perrin).
  10. Histoire de Lille. L’ère des révolutions. Sous la direction de Louis Trenard. Éditions Privat (1991), p. 223.
  11. C’est ainsi qu’il qualifie Louis XVI, lors de son « évasion et celle de toute sa famille » et son arrestation à Varennes en Argonne (Lettre du 23 juin 1791).
  12. Dictionnaire des Constituants. Edna Hindie Lemay. Paris -1989- page 586. Les vieillards étaient choisis par l'administration afin de représenter le peuple dans les cérémonies de la fête.

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