Paternite des œuvres de Moliere

Paternite des œuvres de Moliere

Paternité des œuvres de Molière

La paternité des œuvres de Molière est l’objet de débats depuis qu’en 1919 Pierre Louÿs, dans un article « Molière est un chef-d'œuvre de Corneille » publié dans la revue littéraire Comédia, a annoncé avoir mis au jour une supercherie littéraire. Selon lui, Molière n'aurait pas écrit ses pièces et Pierre Corneille serait son nègre.

En revanche, la paternité des œuvres de Molière n'a jamais été mise en doute par ses contemporains. Dans sa quatrième Dissertation, l'abbé d'Aubignac dénonce Corneille, alors fâché avec Molière, comme l'auteur de la cabale contre l'École des femmes[1]. Boileau, de son côté, fait paraître dans les Délices de la Poésie galante en 1663 ses Stances à M. de Molière, inspirées, selon d'Aubignac, par le désir de dire son fait à Corneille et à son entourage, dans lesquelles il défend l'École des femmes. En 1665, dans le couplet initial de sa seconde satire, le même Boileau loue la fertilité et la facilité de Molière, et l'aisance avec laquelle il trouve la rime juste. En 1674, dans son Art poétique, il évoque Molière en tant qu'auteur des Fourberies de Scapin et du Misanthrope. Enfin, dans sa septième épître, destinée à Racine en 1677[2], il explique :

Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière
Mille de ses beaux traits, aujourd'hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

Depuis, cependant, cette idée très décriée a refait plusieurs fois surface. Elle fut reprise dans les années 1950 par le romancier Henry Poulaille puis, en 1990, par un avocat belge, Hippolyte Wouters. Frédéric Lenormand est l’auteur d’un roman fondé sur cette idée, L'Ami du genre humain, paru en 1993. Le dramaturge Pascal Bancou développe également cette thèse dans sa pièce L'Imposture comique en 2000 (créée au théâtre de la Huchette). En 2003, Dominique Labbé annonce avoir résolu cette énigme littéraire à l'aide de nouveaux outils statistiques. Aujourd'hui encore, les arguments et méthodes employés par Labbé continuent de soulever de fortes objections. Puis en 2004, Denis Boissier relance la polémique sous un angle biographique et littéraire, avec son livre L'Affaire Molière. En 2008 enfin, Franck Ferrand évoque l'affaire dans son livre "L’Histoire interdite, révélation sur l’histoire de France"(ed.Tallandier), se rangeant aux côtés des partisans de la paternité de Corneille.

Sommaire

La thèse de Pierre Louÿs

La polémique commença lorsque le poète Pierre Louÿs trouva dans Amphitryon une versification proche de celle de Corneille. Les tenants de la supercherie argumenteront cette thèse par la ressemblance lexicale entre les pièces de Molière et celles de Corneille, ainsi qu'en s'appuyant sur quelques faits historiques. Parmi ceux-ci, les détracteurs de Molière notent qu'il n'a laissé aucun manuscrit, pas une ébauche de pièce, pas un brouillon, pas une note. Les détracteurs doutent aussi qu'un comédien puisse se transformer subitement, à trente-sept ans, en un auteur de la dimension de Molière. Selon Wouters, ce serait le seul cas « où un auteur médiocre jusqu'à quarante ans devient non seulement profond, mais surtout une des plus belles plumes de son temps ».

Plusieurs arguments sont avancés pour expliquer pourquoi l'orgueilleux Corneille, un des plus grands dramaturges de son époque, aurait accepté d'être le nègre d'un comédien de farces. Il aurait fait tout cela par besoin d'argent, puisque, à l'époque des premières pièces écrites de Molière, il n'aurait rien écrit depuis plusieurs années. Ensuite, il y a peut-être le désir d'être connu comme un auteur de tragédies, le plus grand style qui soit, et ne pas dégrader son image par l'écriture de farces. Enfin, écrire ces comédies sous le nom d'un autre lui aurait permis de régler ses comptes avec la bourgeoisie parisienne sous couvert d'anonymat. Des termes normands, que Corneille aurait été plus susceptible d’utiliser, apparaissent dans les textes de Molière. Ces coïncidences poussent Poulaille, Louÿs et Wouters à penser qu'un accord aurait été conclu entre les deux auteurs en 1658, lors de la venue de Molière à Rouen, la ville de Corneille. Cette date constituerait un tournant dans l'œuvre de Molière, puisque son premier succès vient en 1659 avec Les Précieuses ridicules.

La collaboration entre Corneille et Molière était une chose connue, qu'ils ne cachaient pas, puisque Corneille a achevé la versification de Psyché, ce que note Molière dans la préface de cette œuvre.

En 2004, Denis Boissier publie une étude sur la question, L'Affaire Molière. La grande supercherie littéraire. Hippolyte Wouters a tiré de cette affaire une pièce de théâtre, Le Destin de Pierre, jouée en 1997 à l'hôtel Astoria de Bruxelles.

L'étude statistique de Dominique Labbé

Dominique Labbé, chercheur au Centre de recherche sur le politique, l'administration, la ville et le territoire (CERTA) et à l'institut d'études politiques de Grenoble, spécialisé dans les statistiques appliquées aux langages, a utilisé des outils statistiques pour étudier la question.

Sa méthode consiste à mesurer la distance intertextuelle entre deux textes. Cette distance est « la somme des différences entre les fréquences de tous les vocables du plus petit texte comparé à ceux de tous les échantillons aléatoires possibles à la taille du plus petit que l'on peut extraire du plus grand ».

La distance relative permet d'obtenir une mesure entre 0 et 1. Si tous les mots sont employés dans deux textes à la même fréquence, la distance relative est 0. Si les textes ne partagent aucun mot en commun, la distance est de 1. Cette distance mesure la ressemblance entre deux textes. De nombreuses précautions sont nécessaires, il faut notamment respecter une taille de texte supérieure à 5 000 mots, et lemmatiser (différencier les homonymes, repérer tous les genres d'un même mot...) les deux textes. Après un étalonnage sur de nombreux textes de tout type, Labbé conclut que deux textes dont la distance intertextuelle est inférieure ou égale à 0,20 sont forcément du même auteur. Entre 0,20 et 0,25 ils sont probablement du même auteur, ou écrits à la même époque, dans un même genre, sur un sujet identique, avec des arguments comparables. Entre 0,25 et 0,40 il est difficile de définir la paternité d'un texte anonyme, et au-dessus de 0,40 les deux auteurs sont certainement différents, ou d'un genre très éloigné.

Labbé a donc utilisé son algorithme sur les textes de Molière et de Corneille. Ses conclusions sont que 16 à 18 comédies attribuées à Molière sont en fait des écrits de Corneille, leur distance interlexicale avec les textes de Corneille étant inférieure à 0,25.

Suite aux critiques de ses détracteurs, Labbé a utilisé la technique des collocations, qui compare le sens que l'on donne à un mot, c'est-à-dire qui prend en compte « le vocabulaire entourant le mot pivot dans un espace limité - généralement celui de la phrase - sans prendre en considération l'ordre des mots ». La méthode consiste à observer quels mots reviennent dans une phrase où réside un mot donné - amour, par exemple - et à calculer leur fréquence d'apparition. En comparant les collocations des mots cœur, amour, aimer, madame et monsieur, dans les textes de Molière, de Corneille et de Racine, Labbé arrive aux mêmes conclusions qu'avec la distance interlexicale.

Selon lui, la parenté des textes de Molière, à partir de 1659, avec ceux de Corneille ne ferait plus de doute, ceux-ci seraient en fait de ce dernier.

Critiques de la thèse de Pierre Louÿs

Critique de la part de statisticiens

La publication de l'article dans une revue scientifique anglo-saxonne en 2001[3], et la sortie du livre grand public de 2003, ont suscité une vive polémique. Plusieurs statisticiens et utilisateurs experts des statistiques lexicales critiquent la méthode même de Labbé, invoquant le manque de précaution dans la construction de l'indice et de l'échelle d'interprétation. D'autres mettent en avant des objections discutant le contexte historique qui aurait pu conduire à cette forme de collaboration.

Les statisticiens Valérie Beaudouin et François Yvon ont nuancé, à partir de l'analyse au métromètre des 58 pièces de Corneille, Molière et Racine, le propos de Labbé, distinguant notamment des différences dans le traitement du vers entre Corneille et Molière, où il est « plus relâché et moins cohérent »[4].

Pour Jean-Marie Viprey, de l'Université de Franche-Comté, les statistiques lexicales ne constituent pas une preuve suffisante, Corneille étant intervenu « dans un même champ littéraire, à des dates proches, dans un genre très contraignant, la comédie (voire la comédie en vers). Corneille a mis la main à Psyché. Molière a écrit Dom Garcie de Navarre sous l'influence de la comédie héroïque cornélienne. » Il indique particulièrement que ce mode d'analyse ignore les collocations et les configurations plus complexes. Ainsi, l'emploi d'interjections influencées par la Commedia dell'Arte ne se retrouve que dans les pièces de Molière[5].

Fondées sur la répartition des caractères dans un texte, les mesures de Stephan Vonfelt (Université de Toulouse) n'incitent pas à fondre Molière dans Corneille et mettent en lumière la variété de son œuvre, probablement influencée par diverses sources[6].

Critique par Forestier

Georges Forestier, titulaire de la chaire des études théâtrales du XVIIe siècle à la Sorbonne, a publié une réponse aux travaux de Labbé où il passe au crible les arguments historiques qui tendent à étayer la thèse d'une supercherie [7]. Forestier observe dans un premier temps que, du vivant de Molière, on l'a accusé de tous les maux : de plagier les auteurs italiens et espagnols, de puiser dans des mémoires fournis par les contemporains, d'être cocu, et même d'avoir épousé sa propre fille. Cependant, même ses pires ennemis ne lui ont pas contesté la paternité de ses succès.

Sur le fait qu'aucun manuscrit de Molière ne soit arrivé jusqu'à nous, il précise qu'il en est en fait de même pour Corneille et pour Racine, excepté quelques notes conservées par des descendants et, qu'à cette époque, il n'était pas d'usage de conserver les manuscrits après publication.

Concernant le fait que Molière soit devenu subitement un auteur de génie à un âge avancé, Forestier pense qu'au contraire, l'évolution de l'œuvre de Molière montre une vraie progression avant sa première grande comédie L'École des femmes. Il donne aussi l'exemple d'Umberto Eco qui écrivit son premier roman Le Nom de la rose à quarante-huit ans. Quant au séjour à Rouen, les pièces qu'il a jouées à son retour, pendant quatre ans, sont des pièces antérieures à cet épisode. Ainsi, il faudra attendre ces quatre années pour voir apparaître L'École des femmes, comédie en cinq actes et en vers.

Enfin, selon Forestier, la thèse selon laquelle Corneille aurait eu des problèmes financiers est une légende. En effet, il est mort riche et sa venue à Paris en 1662 est le couronnement du succès.

En plus de ces contre-arguments, Forestier rappelle que les frères Corneille ont organisé une cabale contre L'École des femmes, pièce où Molière se moque ouvertement des titres de noblesse des Corneille. Il est donc peu probable, selon Forestier, que Corneille ait écrit, puis critiqué une œuvre dans laquelle il se moque de son frère et de lui-même.

Il note enfin que, durant la période où Corneille est censé avoir écrit pour Molière, il publiait L'Office de la Sainte Vierge, une œuvre qui a dû demander un énorme travail de traduction et de versification, et il aurait eu donc difficilement le temps d'écrire en même temps pour Molière.

Notes et références

  1. Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p. 71.
  2. Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p. 83-84.
  3. Dominique et Cyril Labbé, «Inter-Textual Distance and Authorship Attribution. Corneille and Molière», Journal of Quantitative Linguistics, vol. 8, n° 3, 2001, p 213-231.
  4. Molière n'élide pas toujours le e devant « oui », au contraire des deux autres auteurs, de même qu'il aspire à deux occasions — l'École des femmes et le Dépit amoureux — le h de « hier », jamais aspiré chez les deux autres auteurs, emploie huit fois le mot « biais », absent du vocabulaire cornélien, six fois avec un traitement dissyllabique, deux fois avec un traitement monosyllabique. Voir Valérie Beaudouin, François Yvon, « Contribution de la métrique à la stylométrie », in Gérald Purnelle, Cédrick Fairon, Anne Dister (dir.), Le Poids des mots, actes des septièmes Journées internationales d'analyse statistique des données textuelles, Presses universitaires de Louvain, CENTAL, 2004, p. 107-117 (ISBN 2930344490).
  5. « Table ronde : Corneille et Molière », in Gérald Purnelle, Cédrick Fairon, Anne Dister (dir.), Le Poids des mots, actes des septièmes Journées internationales d'analyse statistique des données textuelles, Presses universitaires de Louvain, CENTAL, 2004, p. 1208.
  6. Stephan Vonfelt, « Le graphonaute ou Molière retrouvé », Lexicometrica, numéro « Topographie et topologie textuelles »
  7. Georges Forestier, « Dossier Corneille - Molière, ou : D’un vrai canular à une fausse découverte scientifique à propos des travaux de Dominique et Cyril Labbé », « Post-scriptum (1er juin 2003) », « "Faux témoin" ? ou falsification historique ? À propos des contre-vérités contenues dans le livre de M. Labbé (1er juillet 2003) », « L’affaire Corneille-Molière, suite de l’histoire d’un canular qui a la vie dure » et « 90 réponses aux partisans de la prétendue énigme Corneille-Molière ».

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