- Lella Manoubia
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Lella Manoubia, de son vrai nom Saïda Aïcha Manoubia, née vers 1180 à La Manouba et décédée en 1257[1], est une sainte tunisienne.
Sa renommée est telle qu'elle lui vaut un récit hagiographique intitulé Manâqib (Vies, vertus et prodiges de la sainte) et rédigé par l'imam de la mosquée de La Manouba. Consécration très rare pour une femme, il révèle des éléments doctrinaux importants où la sainte revendique ouvertement le statut de « pôle des pôles » — la plus haute dignité dans la hiérarchie soufie — et le statut du vicaire de Dieu sur terre. De plus, il montre une femme imprégnée du savoir scientifico-théologique et très instruite sur le Coran[1] : elle étudia les hadiths et les sciences de la jurisprudence islamique après avoir reçu sa formation d'Abou Hassan al-Chadhili dont elle fut une élève[1]. Ce dernier la nomma même à la tête de son ordre, la Chadhiliyya, lui conférant le statut de pôle de la confrérie, dirigeant de ce fait des imams[1]. Elle allait jusqu'à prier à la mosquée Zitouna de Tunis en compagnie des hommes, ce qui constituait un « fait révolutionnaire dans l'histoire du monde musulman »[1].
Après sa mort, elle est inhumée sur l'une des collines de Tunis où elle avait l'habitude d'aller prier. Deux zaouïas lui sont dédiées, l'une à Tunis et l'autre à La Manouba. Sa sépulture est toujours visitée, les lundis et vendredis, par les femmes de toutes classes et de toutes origines afin d'obtenir l'exaucement de leurs vœux ou obtenir la guérison de malades. Les adeptes viennent aussi le dimanche participer à la cérémonie de transe animée par des officiantes femmes.
Sommaire
Biographie
Jeunesse en rupture
Issue d'une famille du faubourg de La Manouba[1], Lella Manoubia vit une enfance paisible dans cette fin du XIIe siècle et ce début du XIIIe siècle. Son père, qui veille à l'instruire, la confie à l'enseignement coranique[1]. Très vite, elle fait montre d'élans mystiques et désire mieux pénétrer les mystères de l'islam. À l'âge de 9 ans, elle est très différente des autres enfants : c'est une enfant prodige mais on la considère comme anormale et plus tard on la traitera de folle. À 12 ans, elle éprouve le besoin de s'isoler dans les vergers aux environs du village, peut-être pour méditer ou pour prier. Elle se lie alors avec un personnage qui subjugue ses contemporains, Abou Hassan al-Chadhili, avec qui elle est surprise un jour en pleine discussion. La réaction du père et de la société de l'époque ne se fait pas attendre : elle doit mettre un terme à ces « promenades douteuses » et son père doit lui trouver un mari comme le veut la tradition.
La décision du père est d'autant plus urgente que les commérages frôlent le scandale et que la beauté de la jeune fille suscite beaucoup de convoitises. On vient demander sa main mais Lella Manoubia oppose une fin de non-recevoir[1]. Ces épousailles forcées la mettent sur la voie de l'errance, la cohabitation avec la famille étant devenue impossible. Elle part pour Tunis puis vers de multiples retraites qui la conduisent loin de la capitale[2]. Elle partage sa vie entre la quête de la science, l'action et la méditation[1].
Méditation et dévotion
Lella Manoubia s'installe alors au cœur de Tunis, non pas dans la médina mais en dehors de l'enceinte, dans le faubourg populaire d'El Morkadh. Elle se garde de compter sur le soutien de ses fidèles et préfère travailler, rompant ainsi avec l'image de la femme entretenue[3]. Pieuse, elle traverse Tunis « pauvrement vêtue et le visage découvert, n'hésitant pas à converser publiquement avec les hommes »[1]. Elle travaille pour gagner sa vie et pratique l'aumône, partageant ses maigres ressources avec les femmes en détresse, se plaçant ainsi du côté des faibles, des marginaux et des opprimés qu'elle soutient et réconforte par sa charité et sa spiritualité.
Ses actions la rendent célèbre et d'une qualité morale incontestable mais en font aussi l'incarnation d'un certain contre-pouvoir : elle prolonge dans son parcours la révolte contre le symbole de l'autorité aliénante. Son antagonisme vis-à-vis des pouvoirs publics se mue en un affrontement de plus en plus violent entre une religion officielle régie par un malékisme hégémonique et une forme populaire de religiosité contestataire et maraboutique.
Femme à la personnalité forte et très instruite, elle demeure célibataire et partage son savoir et son instruction religieuse avec les hommes, même si cela ne plaît pas aux réformateurs musulmans. Ceux-ci ont d'ailleurs cherché de tous temps à canaliser le mysticisme féminin qu'ils finissent par considérer comme une déviance tellement il déborde, à leurs yeux, des cadres habituels de l'expression de la piété. Lella Manoubia est crainte par ses homologues masculins par peur du désordre qu'éveille sa conduite ou sa beauté. Ses détracteurs n'hésitent pas à l'accuser de tous les maux dont la débauche et le libertinage : ses accusateurs rapportent qu'elle se retirait sur les hauteurs du Djebel Zaghouan, parfois en compagnie de son fidèle préféré, pour y méditer sur la passion de Dieu et « savourer les plaisirs de l'amour ».
Crainte ou aimée, elle est malgré tout sollicitée aussi bien par des hommes que par des femmes en difficulté pour sa capacité à entrer en contact avec le monde invisible peuplé d'esprits, de saints et de prophètes qui sont perçus comme des intermédiaires entre les hommes et Dieu. Certains oulémas prennent même l'habitude de se déplacer à son domicile le jour de l'Aïd el-Kebir pour lui présenter leurs vœux. Lorsque qu'elle meurt en 1257, toute la ville de Tunis suit son cortège funèbre jusqu'au cimetière El Gorjani où son mausolée a été sauvegardé dans la verdure[1].
Héritage
Lella Manoubia incarne non seulement l'aspect spirituel et moral mais aussi la condition de la femme tunisienne au XIIIe siècle et les préoccupations et désirs de l'homme. Elle est une incarnation étonnante dans le contexte de la société de la fin du XIIe siècle : révolte contre l'autorité du père, rejet de l'institution du mariage et adoption de l'état de célibat accompagné d'un militantisme omniprésent. Cela fut perçu comme suffisant pour susciter une aura partagée de peur et de vénération. Par ailleurs, les histoires populaires et pratiques rituelles des saints et des saintes de Tunis soulignent que le rapport à l'espace est déterminé selon le sexe. Seule Lella Manoubia fait exception à la règle : la femme sainte ne prend pas part au voyage initiatique. Néanmoins, elle quitte le domicile paternel pour prêcher à Tunis, reçoit et partage son instruction religieuse avec les hommes (contrairement aux autres saintes).
Au XIXe et au début du XXe siècle, les beys lui rendent visite dans sa zaouïa de Tunis lors de parcours rituels effectués à l'occasion de l'Aïd el-Kebir. Jusqu'au début du XXe siècle, Lella Manoubia est considérée comme la sainte de Tunis et bénéficie de la vénération des grandes familles de la ville. Jusqu'à la fin des années 1950, les sanctuaires de la sainte sont en effet fréquentés principalement par des familles de beldis. Même chez les grandes familles bourgeoises qui ont quitté le centre pour investir de nouveaux quartiers, délaissant ainsi les sanctuaires, l'attachement à Lella Manoubia et à ces rituels demeure tout comme la nostalgie de ce mode de religiosité, de l'ambiance et des émotions qu'il implique. Depuis lors, sa maison natale de La Manouba, sa retraite du quartier de la Sayida (en haut de Montfleury) restaurée en 1993[4] et d'autres endroits, en particulier au Djebel Zaghouan, font l'objet de pèlerinages.
Notes et références
- (fr) « Elle allait, visage découvert, s'entretenant avec les hommes... », La Presse de Tunisie, 1er octobre 2007
- La plupart des saintes abandonnent généralement leur famille dès qu'elles se sentent touchées par la grâce divine. N'étant pas frappées par les mêmes tabous que les femmes ordinaires dans leur rapport avec les hommes, elles sont souvent assimilées à des libertines.
- En effet, les femmes de cette époque sont exclues de tout pouvoir et confinées dans un rôle de subordination et de dépendance religieuse.
- (fr) « Cérémonie au mausolée de Saïda Manoubia », La Presse de Tunisie, 12 octobre 2007
Bibliographie
- Hassan Hosni Abdelwahab, Tunisiennes célèbres, éd. Al Manar, Tunis, 1965
- Katia Boissevain, Sainte parmi les saints : Sayyda Mannûbiya ou les recompositions cultuelles dans la Tunisie contemporaine, éd. Maisonneuve et Larose, Paris, 2006 (ISBN 2706819308)
- Émile Dermenghem, Le culte des saints dans l'Islam maghrébin, éd. Gallimard, Paris, 1982 (ISBN 2070210669)
- Abdelhamid Larguèche, Marginales en terre d'Islam, éd. Cérès, Tunis, 1992 (ISBN 9973700767)
Lien externe
Catégories :- Saint tunisien
- Personnalité féminine tunisienne
- Date de naissance inconnue (XIIe siècle)
- Décès en 1257
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