- Aigle de sang
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L'aigle de sang (blóðörn en vieux-norrois) est un mode d'exécution évoqué dans la littérature norroise, dont les modalités varient selon les sources. Il peut s'agir de tailler un aigle sur le dos de la victime. L'aigle de sang peut aussi consister à inciser le dos du supplicié, à séparer les côtes de la colonne vertébrale, puis à les déployer comme les ailes d'un aigle, faisant ainsi sortir les poumons de la poitrine.
Le Þáttr af Ragnars sonum en fait une description réunissant ces deux variantes :
- Les fils de Ragnarr firent tailler un aigle dans le dos d'Ella puis séparer toutes les côtes de l'échine avec une épée, de façon à lui arracher par là les poumons.
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- —Le Dit des fils de Ragnarr (3), traduction de Jean Renaud[1].
Sommaire
Témoignages
La littérature scandinave médiévale témoigne de quatre victimes de l'aigle de sang : deux personnages historiques et deux personnages légendaires.
La plus ancienne serait le roi de Northumbrie Ella. Une strophe de la Knútsdrápa de Sigvatr Þórðarson (XIe siècle) évoque ainsi comment les fils de Ragnarr Loðbrók se vengèrent du meurtrier de leur père :
- À Jórvík siégeait
- Ívarr qui fit
- découper un aigle
- dans le dos d'Ella.
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- —Sigvatr Þórðarson, Knútsdrápa (1), traduction de Régis Boyer[2].
La mise à mort d'Ella est aussi rapportée par la Ragnars saga loðbrókar (17) et la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (IX, 5).
Autre victime historique, Hálfdan háleggr (« longue jambe »), fils du roi de Norvège Haraldr hárfagri. Dans l’Orkneyinga saga (8), le jarl des Orcades Torf-Einarr fait subir le supplice de l'aigle de sang à son rival Hálfdan et l'offre à Odin. Snorri Sturluson rapporte la mort de Hálfdane dans les mêmes termes Haralds saga hárfagra (30), mais sans mentionner son aspect odinique.
Des personnages légendaires subissent aussi l'aigle de sang. Dans le Reginsmál (26), il est ainsi découpé sur le dos de Lyngvi, le meurtrier de Sigmundr, père de Sigurðr. Le Nornagests þáttr (6) cite cette même strophe, et la développe.
Enfin, dans l’Orms þáttr Stórólfssonar (9), le supplice de l'aigle de sang est infligé par Ormr au géant Brúsi, meurtrier de son frère juré Ásbjörn.
Toutes les sources ne font pas état de l'incision des côtes et de l'extraction des poumons. Le Reginsmál, la Ragnars saga et la Gesta Danorum n'évoquent que le découpage d'un aigle sur le dos de la victime (la Gesta Danorum précisant toutefois que du sel fut ensuite jeté sur les blessures).
Alfred Smyth a par ailleurs suggéré que le récit par Abbon de Fleury, dans sa Passio Edmundi, du martyre de Saint Edmond serait le premier témoignage du supplice de l'aigle de sang[3].
Signification
Les différents exemples fournis par la littérature scandinave médiévale ont conduit à suggérer que l'aigle de sang serait un sacrifice odinique ou une façon de venger son père, mais sa signification reste obscure[4].
Historicité
Les chercheurs sont de plus partagés quant à l'historicité de ce supplice.
« This bird that never was » (Roberta Frank)
Dans un article paru en 1984 et intitulé Viking atrocity and Skaldic verse: The Rite of the Blood-Eagle[5], Roberta Frank a contesté que l'aigle de sang ait jamais existé.
Selon elle, son invention provient d'une mauvaise compréhension de la strophe de Sigvatr Þórðarson, seule source de la période viking à attester une telle pratique. Cette strophe, qu'elle qualifie de « cryptic, knotty, and allusive » (« énigmatique, épineuse et allusive »), a en effet une syntaxe qui se prête à deux interprétations.
- Ok Ellu bak,
- at, lét, hinn's sat,
- Ívarr, ara,
- Jórvík, skorit.
Le mot ara : « aigle », peut en effet être aussi bien à l'accusatif qu'au datif. Dans le premier cas, la traduction est celle traditionnellement retenue, mais dans le second, la strophe signifierait qu'Ívarr fit découper le dos d'Ella par un aigle. Une telle formulation signifierait simplement qu'Ívarr causa la mort d'Ella, le transformant ainsi en cadavre susceptible d'être lacéré par un aigle. Des expressions analogues se rencontrent ailleurs en poésie scaldique. Ainsi, Þjóðólfr ór Hvini évoque-t-il la mort d'Ottar vendilkráka en disant qu'il « tomba sous les griffes de l'aigle » (Ynglingatal, 15).
Du fait de la complexité de la poésie scaldique, ici renforcée par l'influence de la poésie anglo-saxonne sur l'œuvre de Sigvatr, scalde à la cour de Knútr, roi d'Angleterre, elle est parfois mal comprise par les auteurs de sagas, qui, avec le temps, ont parfois tendu à faire une interprétation littérale de ce qui n'était que motifs poétiques.
Notes et références
- ISBN 978-2-914777-23-0. Le Dit des fils de Ragnarr. In : Saga de Ragnarr aux Braies velues suivie du Dit des fils de Ragnarr et du Chant de Kráka. Textes trad. du norrois et post. par Jean Renaud. Toulouse : Anacharsis, 2005.
- ISBN 978-2-251-32431-9. Le Dit des fils de Ragnarr. In : Boyer, Régis. Les Sagas miniatures (þættir). Paris : Les Belles Lettres, 1999. (Vérité des mythes).
- ISBN 978-0-19-821865-4. P. 213. Alfred P. Smyth. Scandinavian kings in the British Isles, 850-880. Oxford : Oxford university press, 1977.
- ISBN 978-0-8371-7420-4. Turville-Petre, E.O.G. Myth and religion of the North : the religion of ancient Scandinavia. Westport, Conn. : Greenwood Press, 1975. Originally published in 1964. P. 255.
- Frank, Roberta. Viking atrocity and Skaldic verse: The Rite of the Blood-Eagle. English Historical Review. 1984, XCIX, 332-343.
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