Etat de nature

Etat de nature

État de nature

Létat de nature est un terme de philosophie politique, utilisé dans les théories du contrat social pour désigner la situation de l'humanité en l'absence de lois. Cette notion philosophique, en définissant la condition de l'homme sans institution juridique, vient par même justifier l'existence de celle-ci (et son monopole de la contrainte physique légitime[1]) et définir ses fins. Elle ne correspond nullement à une vision de l'histoire ou du passé de l'humanité, mais consiste en une représentation théorique de ce que seraient les interactions dans la société en l'absence de règles égalitaires. L'état de nature, comme condition des hommes précédant (terme qui est donc à prendre dans son sens non pas historique, mais structurel) l'instauration de la règle de loi positive, est un synonyme danarchie au sens étymologique du terme (qui n'est soumis à aucune forme de pouvoir organisé ou structuré).

Sommaire

Définition

L'état de nature est l'absence de règles : les hommes possèdent des droits naturels (droit de se nourrir, de se défendre contre autrui, etc.) et une liberté naturelle (= liberté totale, sans aucune contrainte). Le Contrat social instauré dans une société (ou proto-société, puisque c'est le Contrat social qui donne naissance à la société) vient restreindre les droits et les libertés naturelles en imposant des règles nécessaires à l'égalité, au droit dans une société. Le Contrat social garantit aux hommes une liberté politique à la place d'une liberté qui n'en est pas réellement une, la liberté naturelle (voir Lettres écrites de la montagne, texte sur Indépendance et Liberté de Rousseau). Alors que dans l'état de nature, l'homme obéit à la loi du plus fort, il obéira plutôt aux lois (instituées par la justice) dans l'état de droit. Les droits naturels deviennent donc des droits civils, et la liberté naturelle devient la liberté politique. Ainsi, l'homme devient réellement libre puisqu'il n'a plus à se soumettre à la force mais doit obéir à la loi. Sa liberté naturelle est alors restreinte par la loi, permettant ainsi que celle-ci n'entrave plus la liberté d'autrui. La liberté politique est alors la seule vraie liberté puisque contrairement à la liberté naturelle elle n'est pas destructrice pour elle-même et permet à tous les citoyens d'être libres, en accord avec la volonté générale.

Les différentes visions de l'état de nature

Avant les philosophes contractualistes

Pour Aristote, l'homme est « animal politique » c'est-à-dire qu'il est naturellement social, il n'existe donc pas d'état de nature dans lequel l'homme vivrait isolément. Au Moyen-Âge, Thomas d'Aquin reprend cette conception aristotélicienne : l'homme est naturellement social.

La théorie politique d'Épicure mentionne cependant un état de nature. Selon ce dernier les hommes qui vivaient de manière sauvage et indisciplinée auraient instauré par la suite un ensemble de conventions (une sorte de pré-contrat social ou sunthekai), propre à assurer la paix civile, et à permettre aux sages de méditer librement sans avoir à craindre pour leurs vies: "Épicure voit le fondement de la cité, et plus généralement des liens de droit, dans des contrats ou des conventions liant des sujets autonomes (...) les hommes s'associent parce qu'ils ont éprouvés la douleur de subir des dommages (...) l'homme n'est pas un animal naturellement politique"[2] . D'autres théories philosophiques de l'antiquité, découlant directement du mythe de l'âge d'or d'Hésiode, vont également mentionner l'état de nature, même si la plupart seront oubliés par la suite, du fait de la prédominance des thèses aristotéliciennes. Il s'agit notamment de la Panchaïa d'Évhémère, qui imagine que les dieux sont des hommes divinisés pour avoir fait sortir l'homme de l'état de nature, mais aussi du mythe du politique de Platon concernant les hommes du temps de Cronos.

Thomas Hobbes

Thomas Hobbes

Thomas Hobbes est l'un des premiers philosophes à introduire la notion détat de nature : il tente dimaginer ce que serait lhomme en labsence de toute détermination sociale, de toute loi. Cet état, qui na jamais existé, a pour intérêt philosophique de comprendre létendue de ce que la société (état de l'humanité encadrée par l'État) apporte à lhomme.

À l'époque Hobbes entreprend sa réflexion philosophique, il est témoin de la guerre civile qui fait rage en Angleterre. Pour Hobbes, si l'Angleterre est en guerre, cela résulte du manque de compréhension de la nature humaine, de la manière d'organiser la vie sociale. Il attribue ce manque de compréhension aux sectes religieuses, dont chacune prétend avoir le monopole de la vérité et qui répandent des faussetés sur la moralité, la justice, etc.

Pour Hobbes, donc, létat de nature est un état de guerre permanente de tous contre tous. Tout homme cherche à se conserver ; or, à l'état de nature, l'homme est libre d'utiliser comme bon lui semble tous les moyens à sa disposition pour assurer cette conservation. Cette liberté illimitée conduit à la guerre universelle : l'homme devient un loup pour l'homme. L'état de nature est donc contradictoire : la lutte de chacun pour sa survie met incessamment en danger la vie de tous.

Dans ces conditions, les hommes choisissent de passer entre eux un contrat, par lequel ils se désaisissent de leur liberté, de leur autonomie (pouvoir de se donner à soi-même sa propre loi), pour la transférer à un tiers, le souverainqui peut être un homme, un groupe d'hommes, une assembléechargé d'assurer leur sécurité. Or, en philosophie instrumentale, chacune des parties qui passent un contrat ont intérêt à en violer les termes, comme nous l'indique le dilemme du prisonnier. C'est pourquoi Hobbes donne au Léviathan, au souverain, un énorme pouvoir coercitif : par la peur qu'il inspire à ses sujets, le Léviathan doit décourager quiconque de violer les termes du contrat social, ceci dans le but que le Bien commun soit préservé et que chacun agisse non pas dans son unique intérêt, mais dans l'intérêt de tous. Le contrat social est donc le mécanisme par lequel tous se lient les poings (en abandonnant leurs droits/libertés naturels) en s'imposant à chacun une autorité politique qui infligerait une peine énorme à quiconque désobéit.

Le contrat social hobbesien n'est pas un contrat passé entre le souverain et les sujets, mais entre les sujets eux-mêmes. En effet, un contrat est une entente dont les termes peuvent être violés. Or, le lien entre l'État (ou le Léviathan) et les citoyens est indissoluble. Le Léviathan est l'identité politique du citoyen ; le citoyen ne peut s'opposer au Léviathan - il est le Léviathan. Celui-ci n'est donc pas obligé par le contrat. Une fois qu'il est institué, le Léviathan s'élève donc au-dessus de la mêlée, et nul ne peut lui ravir son pouvoir. Il peut appliquer à sa guise le principe du monopole de la contrainte physique légitime : si quelqu'un nuit à la société, il doit être mis à l'écart sur le champ, puisque la raison d'être du Léviathan est d'assurer la sécurité de ses citoyens. En revanche, le pouvoir souverain est ordonné à sa fonction : chacun est libre de lui désobéir dès lors que sa sécurité est en péril. En effet, au moment même le Léviathan devient une menace pour un sujet, celui-ci n'est plus lié par les termes du contrat et se doit d'assurer sa propre sécurité. Le « droit à la vie » ou « droit à la sécurité » est donc plus fondamental que le contrat social, puisque c'est précisément pour protéger ce droit que la société (et le Léviathan) sont instaurés.

La philosophie hobbesienne, et c'est que réside son principal problème, peut être qualifiée de naïve. En accordant au Léviathan un pouvoir aussi immense, Hobbes semble occulter le fait que le Léviathan puisse, par la suite, agir seulement dans son intérêt personnel. Puisqu'il est indétestituable, qu'arrive-t-il si le Léviathan devient, suite à son institution, une menace pour la société? Logiquement, chacun des sujets recouvre ses droits naturels, et l'on revient à l'état de nature. Par ailleurs, la société instaurée par le contrat social hobbesien est une société absolutiste : le Léviathan est investit d'un pouvoir énorme et possède le droit d'utiliser la force contre un sujet. Qu'il le fasse pour le bien de tous, ou uniquement dans son intérêt personnel, nul ne peut l'en empêcher.

John Locke

John Locke

Contrairement à Hobbes, John Locke, autre théoricien du contrat social, imagine létat de nature comme un état dégalité et de paix, les hommes se portent mutuellement secours en cas de besoin. En effet, les hommes sont dotés de raison, et leur raison les porte à ne pas faire de mal à autrui. Il existe donc pour Locke un « droit naturel », une morale déjà présente dans létat de nature. Le principal problème de l'état de nature, pour Locke, provient de la propriété privée. Puisque les ressources sont limitées, rien ne pourrait empêcher un individu de s'approprier la totalité des ressources pour lui et sa famille, et ainsi en priver ses voisins. L'institution de la propriété privée devient donc problématique, et celle-ci doit être gouvernée, réglementée.

Dans la philosophie de Locke, la propriété privée suppose lexclusion dautrui, ce qui savère être une source de conflits potentiels. Mais dans un contexte les ressources sont limitées en abondance, il revient à chacun de ne prendre que ce dont il a besoin et de laisser ce qui reste, ce qui lui serait inutile, à ses homologues afin que chacun puisse profiter de ce dont il a besoin. Il devient donc illogique, par exemple, de sapproprier toutes les ressources et laisser les denrées périssables pourrir parce quon ne les consomme pas, tout en empêchant autrui de satisfaire leurs besoins et les consommer à sa place. Cependant, linvention de largent, qui est une denrée non-périssable, permet laccumulation matérielle au-delà des limites du simple besoin. Lappropriation dargent devient une fin en soi, ce qui vient légitimer le fait, pour un individu, de chercher à étendre toujours davantage ses possessions. Comme il est légitime détendre ses possessions et dacquérir toujours plus de biens, les individus entreront nécessairement en conflit les uns avec les autres, puisque les ressources sont limitées. Linstitution de cette convention quest largent conduit donc les individus de létat de nature à létat de guerre, tout le monde cherche à accroître sa fortune au détriment de celle dautrui et chaque individu doit rester sur ses gardes, et ce en tout temps, pour éviter dêtre détruit, pillé par ses congénères. Afin de se sortir de létat de guerre ainsi engendré et restaurer la paix et la quiétude, il devient nécessaire pour le peuple de se doter dun État, qui assurerait à chaque citoyen la garantie quil puisse jouir de sa propriété privée et de lutilisation de ses biens en toute sécurité face aux autres citoyens.

LÉtat que préconise Locke doit sinstaurer par un double contrat social. Un premier contrat, horizontal, lie les individus entre eux et constitue la société civile dans laquelle ils vivront. Autrement dit, le premier contrat social institue le peuple en tant que peuple. Le deuxième contrat, vertical celui-, lie le peuple fraîchement formé à lÉtat, ou encore au gouvernement. La légitimité de lÉtat repose sur le consentement des individus. De plus, il importe de noter que la dissolution du deuxième contrat ne dissout pas le premier. Si le gouvernement ne répond pas aux besoins et aux attentes de la population, le deuxième contrat se dissout, et le peuple recouvre le pouvoir de se doter dun gouvernement. De plus, pour Locke, quiconque a bénéficié du pouvoir stabilisateur de lÉtat sur sa propriété privée consent, par cet acte, à la légitimité du pouvoir de lÉtat.

Jean-Jacques Rousseau

Comme Hobbes, Rousseau suppose lexistence dun « état de nature » avant linstauration de létat social. Bien sûr, il ne s'agit encore que d'une supposition théorique: l'état de nature est un état qui n'existe pas, qui n'a jamais existé et n'existera jamais, mais dont il est utile d'avoir une idée pour distinguer en l'homme ce qui vient de sa nature de ce qui vient de la société. Cette fiction théorique lui permet détayer sa réflexion philosophique et, surtout, de comprendre ce quest l’ « homme naturel », dénué de tout ce que la société a fait de lui. En dautres termes, il veut remonter à lhomme individuel, hors de lhomme social.

L'homme naturel n'est pas bon au sens moral du mot

Pour Rousseau, lhomme naturel est animé de deux passions : lamour de soi et la pitié. Lamour de soi, cest linstinct de conservation, ce qui fait que lhomme cherche à se préserver et à se conserver. La pitié incite, quant à elle, lhomme à avoir une « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables ». De lidée maîtresse de Rousseau : lhomme est bon, cest la société qui le corrompt. Mais attention : si lhomme naturel est bon, il nest pas pour autant moral. Pour accéder à la moralité, l'homme doit développer une conscience du bien et du mal et entretenir des relations constantes et durables avec ses semblables, ce qu'il ne peut faire qu'en accédant à l'état social. La morale étant une création sociale, l'homme à l'état de nature ne peut qu'ignorer de quoi il s'agit.

Le pacte social fait de l'homme naturel un homme authentique

Jean-Jacques Rousseau

Il existe une méprise sur la pensée de Rousseau à propos de l'état de nature, qui a amené certains commentateurs à dire qu'il se contredisait du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, il présente l'homme comme corrompu par la société, à Du Contrat social, l'on peut lire :

« Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque- n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »
Du Contrat social ou Principes du droit politique ; Livre Premier, Chapitre VIII[3].

En réalité, la contradiction n'existe pas, comme l'a montré Victor Goldschmidt dans Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau[4] : la bonté de l'homme naturel est en réalité, d'un point de vue moral ou éthique, en-deçà du Bien et du Mal. C'est parce que le passage à l'état civil se passe très mal que la société corrompt l'homme. Ce que Rousseau signale d'ailleurs dans la citation ci-dessus (« si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti »). On peut le formuler ainsi : « La société est née bonne, c'est l'homme qui l'a corrompu » ; étant entendu que l'on veut souligner par l'échecde faitdu passage de l'état de nature à l'état civil dans le Second Discours. Mais cet échec de fait, Du Contrat social suggère qu'il ne devait pas nécessairement se produire. De ce fait, bien que Rousseau ait été perçu comme niant, non sans raison, le péché originel, en restaure l'idée sur un plan philosophiqueun peu comme son contemporain Emmanuel Kant, avec son essai sur le Mal paru dans La religion dans les limites de la simple raison[5]. En effet, comme l'a montré Paul Ricoeur dans Finitude et culpabilité en son exégèse de la Genèse, l'être humain dans l'instant (de la création), il gagne sa liberté, dans l'instant la perd. Et c'est bien ce qui se produit dans l'instant même du pacte social d'emblée, si l'on peut dire, également corrompu, ce qui peut se référer à la phrase célèbre qui inaugure Du Contrat Social : « L'Homme est libre et partout il est dans les fers ».

Citations

« Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans létat de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de létat de peste » Michel Foucault, Surveiller et punir.

Références

Notes

  1. Max Weber, dans Économie et société : « (l'État est) une entreprise politique à caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans lapplication de ses règlements, le monopole de la contrainte physique légitime sur un territoire donné ».
  2. Philippe Raynaud, Dictionnaire de philosophie politique, article Épicurisme, page 234
  3. Du Contrat social ou Principes du droit politique ; Livre Premier, Chapitre VIII[1].
  4. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau ; Paris, Vrin, 1974.
  5. Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1793) Trad. Tremesaygues A. - 1913.).

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