Données archéologiques sur la communauté juive d’Éléphantine

Données archéologiques sur la communauté juive d’Éléphantine

Données archéologiques sur la communauté juive d'Éléphantine

L'île d'Éléphantine

La première trace de la présence d’Hébreux en Égypte se situe à Éléphantine, sous la domination perse. Antérieurement, si nous avons de nombreuses traces de la présence d'étrangers, en particulier des Hyksôs venus des plaines syro-palestiniennes s'établir dans la région du delta du Nil (-1634, -1526), où ils fondent leur capitale, Avaris, il ne s’agit pas d’Hébreux. Le célèbre dessin relevé par Champollion dans la tombe du vizir Rekhmirê[1], montre des Sémites, vers -1450, travaillant en parfaite égalité avec des Égyptiens, fabriquant des briques et construisant un mur : mais ces Sémites de –1450 ne sont en rien des Hébreux, et la tombe est à Thèbes, non pas à Tanis dans le delta. En Égypte, dans toute cette période, le mot Israël n’apparaît qu’une seule fois, en -1207, sur la stèle de Mérenptah.

En Canaan, les prospections archéologiques entreprises en 1990 montrent que les premiers Israélites apparaissent en -1200, sur les hautes terres. Les techniques habituelles d'évaluation fournissent le chiffre de 45 000 personnes, vers -1000, pour l'ensemble de la population des Israélites. Ces données archéologiques permettent de comprendre pourquoi les Hébreux n'ont laissé aucune trace en Égypte antérieurement à Éléphantine, hormis l'inscription sur la stèle de Mérenptah, qui est en plein accord avec les données des fouilles de 1990.

Sommaire

Les papyri araméens d’Éléphantine

Une riche documentation, constituée de papyri en araméen, trouvée dans l’île d’Éléphantine, nous renseigne de façon détaillée sur la vie d’une communauté juive installée à Éléphantine et Syène (Assouan aujourd’hui). Il s’agit de militaires qui vivent, avec leur famille, dans la garnison chargée de surveiller la frontière sud de l’Égypte. Edités par Cowley en 1932 puis par Grelot en 1972[2], ces papyri ont fait l'objet de diverses études dont, récemment, un livre détaillé de Joseph Mélèze-Modrzejewski et une page web de K.C. Hanson.

Une traduction en araméen de l'inscription de Behistun, relatant le règne de l'empereur perse Darius Ier, fait partie des documents. La grande inscription trilingue de Behistun[3] (vieux perse, élamite, akkadien) est gravée sur une falaise près de Babylone. Elle n'est pas lisible d'en bas, mais Darius Ier a, selon la fin de l'inscription, « reproduit [le texte] sur tablette et sur enveloppe » (c'est à dire en graphie cunéiforme sur l'argile et en araméen sur peau[4]), « et cela a été écrit et lu devant moi. Ensuite, je l'ai envoyé partout dans les provinces. » Le récit date de -522 à -520. Le papyrus d'Éléphantine est une copie plus tardive, peut-être sous Darius II de cette version en araméen.

Si ces papyri ne permettent pas précisément de savoir à quelle date ces soldats judéens viennent en Égypte, il semble établi que c'est le pharaon Apriès, petit fils de Nékao II, qui organise leur venue en -587 au moment de la chute de Jérusalem[5]. La communauté a construit, “autrefois, avant Cambyse” selon les papyri, un temple véritable avec “holocauste, encensement et oblation” (Cambyse II envahit l’Égypte en -525, la place sous domination Perse et se fait couronner pharaon).

La vie quotidienne de la communauté juive d'Éléphantine

Par une série de payri publiés par Cowley puis par Grelot[6], nous savons tout de la vie de Mibtahyah, née vers -475, mariée à 15 ans avec un Juif d’Éléphantine (son père la dote d’une maison et d’un terrain), veuve sans enfant treize ans plus tard, propriétaire d’une seconde maison que lui donne son père, mariée à un Égyptien cette fois, divorcée en -440. Elle garde les maisons, selon le contrat de mariage, et intente un procès qu’elle gagne pour récupérer les autres biens du ménage. Elle épouse un autre Égyptien (entre -447 et -441), qui la laisse veuve avec deux fils vers -420. Elle meurt dix ans plus tard. Le texte complet est donné par Joseph Mélèze-Modrzejewski[7].

On notera le caractère très moderne de la législation sur la femme dans l'Égypte antique, ainsi que l’absence de xénophobie dans la population égyptienne (ces mariages mixtes sont courants à Éléphantine) comme dans les tribunaux égyptiens. On notera aussi que cette communauté juive ne respecte pas du tout la prescription deutéronomique qui, depuis Josias et Esdras, interdit absolument tout mariage mixte.

Le « papyrus pascal »

Esdras et Néhémie souhaitent resserrer les liens du judaïsme à Jérusalem avec la communauté juive d'Éléphantine. Un document, appelé le « papyrus pascal », daté de -419 ou -418, en témoigne. Il s'agit d'une lettre adressée à Yédonyah, le neveu de Mibtahyah, par Hananyah (peut-être le frère de Néhémie ou l'un de ses collaborateurs). Cette lettre demande qu'à Éléphantine soit désormais respectée, pour la célébration de Pâques et de la fête des Azymes, la date fixe du 15 au 21 du mois de Nissan comme à Jérusalem, et non plus une date locale liée au début des moissons[8].

La destruction du temple d’Éléphantine

Le fonctionnement du temple d’Éléphantine pose un double problème religieux, vis-à-vis du culte juif d’une part (le principe deutéronomique de la centralité du culte à Jérusalem se trouve violé, l'utilisation du trigramme YHW au lieu du tétragramme YHWH a pour but, avec le retrait d'une lettre, de contourner l'interdiction deutéronomique : voir l'article YWH), vis-à-vis du culte égyptien d’autre part (le culte de Khnoum, dieu-bélier d’Éléphantine, dieu-potier des enfants à naître, s’accommode mal du sacrifice des béliers lors de la pratique régulière de l’holocauste).

En -410, une révolte éclate, fomentée par les prêtres égyptiens de Khnoum, contre le temple juif. Ce sont des officiers Perses qui dirigent cette action et détruisent le temple entièrement. Ils s’en prennent au bâtiment et aux biens, mais pas physiquement aux personnes. Les exécutants seront ensuite éliminés, les prêtres juifs se trouvant ainsi, dans ce qui semble un règlement de compte, partiellement vengés : « Quant aux hommes qui avaient désiré du mal à ce sanctuaire, ils ont tous été tués, et nous les avons eus en spectacle ». Les prêtres égyptiens de Khnoum, fomenteurs mais non acteurs de la révolte, ne sont pas inquiétés.

Les faits se trouvent très clairement relatés dans un papyrus araméen écrit par ceux qui les ont subis. Arshama est le satrape d’Égypte, c’est-à-dire le gouverneur, un fonctionnaire (Médo-Perse). Vidranga est le gouverneur d’Éléphantine (Perse). Bagôhi est le satrape de Judée (Perse). Sin’uballit est le Satrape de Samarie (Juif). Yahôhanan est le grand prêtre (Juif) du Temple de Jérusalem. Jédonyah est un prêtre du Temple d’Éléphantine (Juif). La traduction intégrale de ce papyrus (document de 24cm x 32cm, écrit sur les deux faces, trente lignes, conservé au Staatliche Museem à Berlin, édité par Cowley n° 30-31, puis par Grelot n° 102[9].) est donnée par Joseph Mélèze-Modrzejewski[10] (on trouve également une traduction complète en anglais sur le site web de K. C. Hanson) :

« À notre seigneur Bagôhi, gouverneur de Judée, tes serviteurs Yédonyah et ses collègues les prêtres d’Éléphantine-la-forteresse. Le salut de notre Seigneur, que le Dieu du ciel (l’)accorde en tout temps ! Qu’il te mette en faveur devant le roi Darius et les membres de la maison royale ! Qu’il te donne une longue vie ! Sois heureux et prospère en tout temps. Maintenant, ton serviteur Yédonyah et ses collègues parlent ainsi :
Au mois de Tamouz, l’an 14 du roi Darius, lorsqu’Arshama partit et alla auprès du roi, les prêtres de Knoub, le dieu qui est à Éléphantine-la-forteresse, donnèrent l’argent et les biens à Vidranga, le gouverneur qui était ici : “le sanctuaire de YHW le Dieu qui est à Éléphantine-la-forteresse, qu’on le fasse disparaître de là !” Ensuite, ce vaurien de Vidranga envoya une lettre à Nafaïna son fils, qui était le chef de la garnison à Syène-la-forteresse, en disant : “le sanctuaire de YHW le Dieu qui est à Éléphantine-la-forteresse, qu’on le détruise !” Ensuite, ledit Nafaïna conduisit les Égyptiens avec d’autres militaires ; ils vinrent dans la forteresse d’Éléphantine avec leurs armes. Ils entrèrent dans ce sanctuaire, ils le détruisirent jusqu’au ras du sol ; quant aux colonnes qu’il y avait là, ils les brisèrent. En outre, il y avait cinq grands portiques construits en pierre de taille qui étaient dans ce sanctuaire ; ils les détruisirent. Leurs vantaux en bon état, et les gonds de ces vantaux en bronze, ainsi que la toiture de ce sanctuaire, le tout en planches de cèdre avec le reste du matériel et les choses qu’il y avait là, ils les brûlèrent par le feu. Quant aux bassins d’or et d’argent et aux affaires qui étaient dans ce sanctuaire, ils les prirent tous et se les approprièrent.” »
« Or (c’est) depuis les jours des rois d’Égypte (que) nos pères avaient construit ce sanctuaire à Éléphantine-la-forteresse ; et lorsque Cambyse entra en Égypte, il trouva ce sanctuaire construit ; et les sanctuaires des dieux égyptiens, ils ont tous été saccagés, et personne n’endommagea rien dans ce sanctuaire-là. Lorsqu’ainsi fut fait, nous-mêmes avec nos femmes et nos enfants, nous nous sommes revêtus de sacs et nous avons jeûné et prié YHW, le Seigneur du ciel, qui nous a donnés en spectacle cette canaille de Vidranga : on a enlevé ses anneaux de ses pieds, et tous les biens qu’il avait acquis ont été perdus. Quant aux hommes qui avaient désiré du mal à ce sanctuaire, ils ont tous été tués, et nous les avons eus en spectacle. En outre, avant cela, au temps où ce mal nous fut fait, nous avions envoyé une lettre à ce sujet à notre Seigneur, et aussi à Yahôhanan le grand prêtre et ses collègues, les prêtres à Jérusalem, et à Ostana frère de Ananî et les notables de Judée : on ne nous a pas envoyé une seule lettre. En outre, depuis le moi de Tamouz de l’an 14 du roi Darius et jusqu’à ce jour, nous sommes revêtus de sacs et nous jeûnons ; nos femmes ont une tenue de veuve ; nous ne faisons pas d’onction d’huile et nous ne buvons pas de vin. En outre, depuis ce temps-là jusqu’à ce jour, en l’an 17 du roi Darius, on n’a fait dans ce sanctuaire ni oblations, ni encensement, ni holocauste. »
« Maintenant, ton serviteur Yédonyah et ses collègues les prêtres d’Éléphantine-la-forteresse, et tous les Juifs citoyens d’Éléphantine, parlent ainsi : “S’il paraît bon à notre Seigneur, soucie-toi de ce sanctuaire à construire. Vois quels obligés et quels amis tu as ici en Égypte : qu’une lettre leur soit envoyée par toi au sujet du sanctuaire de YHW le Dieu, pour qu’on le reconstruise comme il était construit avant ; et l’oblation, l’encensement et l’holocauste, nous (les) offrirons en ton nom sur l’autel de YHW le Dieu, et nous prierons pour toi en tout temps, nous-mêmes, nos femmes, nos enfants et tous les Juifs d’ici. Si tu fais en sorte que ce sanctuaire soit construit, tu auras plus de mérite devant YHW, le Dieu du ciel, qu’un homme qui lui offrirait des holocaustes et des sacrifices pour une valeur de mille talents d’argent. Quant à l’or, nous avons envoyé nos instructions. En outre, au sujet de toute l’affaire, nous avons envoyé une lettre en notre propre nom à Dalayah et Shèlèmyah, les fils de Sin’uballit, le gouverneur de Samarie. En outre, tout ce qui a été fait Arshama ne l’a pas su. Le 20 de Marheshwan, l’an 17 du roi Darius. »

La reconstruction du temple d'Éléphantine

Une démarche des prêtres juifs auprès des prêtres de Jérusalem reste sans réponse. Un an plus tard, c’est une démarche des gouverneurs perses de Samarie et de Judée qui débloque la situation. Ils demandent au gouverneur perse d’Égypte d’autoriser la reconstruction du temple à l’identique, d’y autoriser l’oblation et l’encensement, mais aucun holocauste n’y sera autorisé à l’avenir. La demande tient compte à la fois des réticences des prêtres de Jérusalem et de la volonté des prêtres égyptiens de Khnoum : les béliers seront désormais respectés. Selon un second papyrus (Cowley n° 32, Grelot n° 103), Bagôhi et Dalayah (l’un des fils du satrape de Samarie) interviennent auprès d’Arshama en envoyant un messager :

« Mémorandum de Bagôhi et Dalayah. Ils m’ont dit : Mémorandum. Tu auras à dire en Égypte devant Arshama, au sujet de la maison-à-autel du Dieu du ciel, qui avait été construite à Éléphantine-la-forteresse autrefois avant Cambyse, (et) que ce vaurien de Vidranga a détruite en l’an 14 du roi Darius : de la construire à sa place comme elle était auparavant, et l’on offrira l’oblation et l’encensement sur cet autel, conformément à ce qui était fait auparavant. »

Le feu vert est donné par le satrape d’Égypte en -406. Les prêtres de Khnoum obtiennent satisfaction sur le fond, avec une promesse des prêtres juifs. Un troisième papyrus (Cowley n° 33, Grelot n° 104) contient les remerciements des intéressés à Arshama[11] :

« Tes serviteurs : le nommé Yédonyah fils de Gamaryah : 1 ; le nommé Ma’ûzî fils de Natan : 1 ; le nommé Shama’yah fils de Haggay : 1 ; le nommé Hôshéa fils de fils de Yatôm : 1 ; le nommé Hoshéa fils de Nattûn : 1 ; en tout, 5 hommes syènites qui sont colons à Éléphantine-la-forteresse, parlent ainsi : Si notre Seigneur le veut, le sanctuaire de YHW notre Dieu sera construit à Éléphantine-la-forteresse comme il était avant, et il n’y sera pas fait d’holocauste de béliers, bœuf et boucs, mais on offrira l’encensement (et) l’oblation. Et que notre Seigneur fasse une enquête là-dessus. Quant à nous, nous donnerons à la maison de notre Seigneur une somme de ...[12] ainsi que de l’orge : mille artabes. »

Il semble que le temple ait été reconstruit, mais nous perdons la trace de la communauté juive d’Éléphantine quand une rébellion égyptienne, en -399, boute les Perses hors d’Égypte.

L'hostilité à l'égard de la communauté juive

La destruction du Temple d'Éléphantine est un conflit local dont les acteurs principaux sont des prêtres (prêtres de Khnoum, prêtres du Temple d'Éléphantine) et les acteurs secondaires des officiers Perses. La lecture attentive des papyri montre que le peuple égyptien n'est pas impliqué, d'une part, et d'autre part qu'aucun Juif n'a été tué ni même blessé.

Le premier pogrom en Égypte aura lieu beaucoup plus tard, dans l'Égypte romaine, en août 38 à Alexandrie. Mais les Égyptiens n'auront aucune part dans ce pogrom, qui sera le fait des Grecs. Enfin, c'est dans l'Égypte romaine que, de 115 à 117, la quasi totalité de la population juive d'Égypte sera exterminée par l'armée romaine avec la participation très active, à Alexandrie notamment, des Grecs d'Égypte.


Notes

  1. Christiane Desroches Noblecourt, “Le fabuleux héritage de l’Égypte”, p. 190, Télémaque, 2004
  2. A. Cowley, Aramaic Papyri of the Fith Century, Oxford, 1932. P. Grelot, Documents araméens d'Égypte, Paris, 1972.
  3. BÈSOTUÚN, Encyclopaedia Iranica site consulté le 14 février 2007
  4. Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombre, code., éditions nrf Gallimard, 2007, pp. 156-158. (ISBN 978-2-07-076025-1).
  5. Histoire de l'humanité, T. 3, éditions UNESCO, 2005 (édition originale 1996, en anglais), p. 700. (ISBN 92-3-202812-3).
  6. Cowley n° 8, 9, 13, 14, 15, Grelot n° 34, 35, 36, 37, 38
  7. Joseph Mélèze-Modrzejewski, “Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien”, Armand Colin 1991. Traduction en anglais : “Jews of Egypt from Ramsès II to Emperor Hadrien”, Princeton University Press, 1995, pp. 26-34.
  8. Idem p. 37.
  9. Cette lettre a été précédée d'une première démarche dont le brouillon a été retrouvé, publié par Cowley n° 27 puis par Grelot n° 101.
  10. Joseph Mélèze-Modrzejewski pp. 37-39
  11. Idem pp. 40-41
  12. le montant du “bakchich” est en partie illisible

Liens internes

Voir également :

Documents pour approfondir le sujet

  • Joseph Mélèze-Modrzejewski, “Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien”, Armand Colin 1991. ISBN 2-200-21249-6. Traduction en anglais : “Jews of Egypt from Ramsès II to Emperor Hadrien”, Princeton University Press, 1995.
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