Communaute taisible

Communaute taisible

Communauté taisible

La « communauté taisible » (encore appelée « parsonnerie » ou « communauté familiale », ou « frérèches » quand elle ne regroupe que des frères et soeurs) est un mode d’exploitation agricole collective autrefois très répandue dans le centre de la France.

L’adjectif « taisible » signifie « tacite » (du latin tacere signifiant ne pas dire, garder le silence) du fait que ces associations ne sont pas fondées sur un contrat écrit, mais sur le respect de la parole donnée, dans une société rurale ignorant largement l’écrit. La communauté « taisible » s’oppose à la communauté « expresse », écrite, résultant d’un contrat notarié fondant l’association. Elle se caractérise par la réunion sous un même toit d’un groupe de personnes unis par des liens familiaux (liens du sang ou alliance), vivant en commun (« au même pot et au même feu » ; au « même pot, sel et chanteau de pain », écrit le juriste nivernais Guy Coquille au XVIe siècle) et exploitant également en commun un patrimoine indivis transmis intégralement de génération en génération.

Ayant laissé peu de traces dans les archives, les communautés taisibles sont actuellement assez mal connues des historiens des sociétés rurales. On peut cependant se faire une idée assez précise de ce que furent certaines au XIXe siècle, c’est-à-dire à la veille de leur disparition, à travers le cadastre, les documents notariés et les listes de recensement, ou quelques rares enquêtes sur des cas isolés n’apparaissant plus alors que comme des survivances d’un système archaïque.

Sommaire

Histoire

Origines

Les communautés taisibles apparaissent vers la fin du XIIIe siècle, et atteignent leur apogée aux XVe et XVIe siècles. Beaucoup s’éteignent au début du XVIIe siècle, mais il en subsiste jusqu’à la fin du XIXe, voire le début du XXe siècle . L’application du Code civil napoléonien, qui ne reconnaît pas ce type d’association, mais uniquement la communauté conjugale, leur porte un coup fatal, malgré la résistance opposée par certaines à travers des stratégies de contournement. Dans les sociétés rurales anciennes, les conditions de vie et de travail incitent au regroupement des individus et au développement des solidarités familiales face aux difficultés et dangers de tous ordres. A cela s’ajoute un élément juridique emprunté au droit coutumier : la formation d’une communauté taisible permet d’échapper à l’exercice du droit de mortaille du seigneur sur ses serfs (en vertu du droit de mortaille, les biens d’un serf décédé sans enfants passaient au seigneur, sauf si les biens laissés par le défunt avaient été mis en commun avec ceux d’autres tenanciers).

Déclin et disparition

Dès 1783, l’assemblée provinciale de Berry une région où elles sont nombreuses et vivaces demande la dissolution des communautés taisibles, pour ne laisser subsister que la communauté conjugale. Ce n’est là que l’écho de diverses critiques émises par des agronomes du XVIIIe siècle à l’encontre des communautés taisibles  : encouragement à la paresse chez certains parsonniers, tentés de vivre aux détriments des autres membres du groupe ; frein apporté aux initiatives individuelles et à l’innovation dans la pratique de l’agriculture ; faiblesse du capital d’exploitation, limitant les investissements ; mariages consanguins dans un isolat biologique, condamné de ce fait au déclin ; utilisation presque exclusive d’une main d’œuvre familiale, au détriment des nombreux manouvriers et domestiques réduits localement au chômage ; impossibilité, en raison des indivisions habituelles, de former une classe de petits propriétaires, idéal de beaucoup d’économistes du Siècle des Lumières.

Au XIXe siècle, le Code civil porte un coup fatal aux communautés taisibles, mais ce n’est pas la seule cause de leur déclin et, pour finir, de leur disparition. Avec les innovations techniques (machinisme agricole, production de plus en plus intensive, économie de marché prenant peu à peu la place de l’économie de subsistance, etc.), la politique d’investissement et la recherche de la rentabilité et du profit que ces bouleversements appellent condamnent cette forme séculaire d’organisation du travail de la terre et de la vie paysanne. Les toutes dernières communautés taisibles du centre de la France disparaissent au lendemain de la Guerre de 1914-1918.

Géographie

Localisation géographique

Les communautés taisibles se rencontrent principalement dans des régions boisées, de bocage, favorables à l’élevage, qui demande beaucoup de main d’oeuvre pour la garde et l’exploitation des troupeaux. Elles correspondent également à des zones défrichées tardivement, souvent éloignées du bourg, aux confins de deux paroisses, qui demandaient la présence de véritables équipes de défricheurs opérant en groupe. Les communautés taisibles furent particulièrement nombreuses dans le Nivernais, le Berry, le Bourbonnais et l’ Auvergne, où les coutumes locales (rédigées au XVIe siècle) s’y intéressent plus ou moins longuement. On en trouvait également dans les régions voisines (Sologne, Limousin).

Topographie et toponymie

En certaines régions, les communautés taisibles ont fortement marqué la topographie, donnant naissance à des hameaux dont chaque maison était occupée par un ménage appartenant à la communauté. Les survivances dans la toponymie sont encore plus importantes. Les toponymes en « ière » (par exemple la Richardière) ou en « rie » (la Bernarderie) et, plus encore, ceux précédés de « les » témoignent le plus souvent de l’existence en ces lieux d’une ancienne communauté taisible. Pour la seule commune berrichonne d’ Aubigny-sur-Nère (Cher) on relève encore sur les cartes de la fin du XXe siècle les toponymes suivants : les Brassins, les Chabots, les Dezommes, les Forts, les Girards, les Laurents, les Meneaux, les Miots, les Naudins, les Poitoux, les Rousseaux, les Velluets, la plupart de ces noms de famille étant toujours portés dans la région.

Structure et organisation

La communauté taisible constitue une cellule économique et sociale à base familiale, structurée autour d’un chef responsable de son bon fonctionnement. Elle est fondée sur l’exploitation collective d’un bien foncier commun, maintenu en indivision de génération en génération. La communauté est formée de plusieurs couples apparentés (frères et sœurs, cousins et cousines et de leurs enfants) chacun ayant une part dans le patrimoine commun, d’où son nom de « parsonnier ».

Le maître et la maîtresse

Le chef de la communauté (appellation la plus courante) ou maître a parfois été désigné par acceptation tacite, mais le plus souvent il a été élu. On choisit soit le plus âgé, soit le plus expérimenté, mais, en fait, ce sont les qualités personnelles de l’intéressé qui comptent le plus, et on a vu des jeunes n’ayant pas vingt ans être choisis comme maîtres. Comme les autres membres du groupe, le maître peut être illettré, mais souvent il est capable de signer.

Le maître doit diriger l’exploitation et défendre les intérêts de la communauté. Il exerce également une véritable autorité morale sur tous les membres du groupe, sans pour autant se montrer autoritaire. Il est le seul à signer les actes relatifs à la communauté (baux, ventes, et même contrats de mariage des membres du groupe), comme il est le seul à figurer aux rôles de taille, où il représente « ses consorts ». Seul également, il connaît tous les détails de la situation financière de la communauté, et le montant de sa fortune, normalement gardée secrète. Toutefois, en cas de problème grave, il peut demander l’avis de tous les parsonniers.

Le maître se rend à la ville voisine pour y traiter des affaires de la communauté. Il fréquente également les foires et marchés. Mais la fonction n’apporte aucun avantage pécuniaire ou honorifique. Habituellement, le maître dirige la communauté jusqu’à sa mort.

La maîtresse de la communauté n’est jamais l’épouse du maître, pour éviter la concentration de l’autorité à l’intérieur d’un même couple. Elle est choisie uniquement par les femmes. C’est la maîtresse qui distribue les tâches féminines quotidiennes, qui veille à l’éducation des enfants, qui soigne les malades. Elle sort rarement de la maison, car il lui revient de veiller à la préparation des repas pour tous, de cuire le pain, de faire le beurre et le fromage. La garde des bestiaux, les travaux des champs reviennent aux autres femmes ou aux enfants.

Les parsonniers

Les parsonniers (et non personniers comme on le voit souvent écrit, le mot étant dérivé de "part") sont ceux qui prennent part à la communauté. Ils partagent entre eux, à égalité, les dépenses et les revenus de l’entreprise commune. Ils disposent de quelques biens personnels à l’intérieur de la communauté (vêtements, lit, quelques meubles personnels). En ce qui concerne les biens immobiliers du domaine, ils sont conservés en indivision, et tout est fait par le maître pour qu’ils y restent. Cependant, juridiquement, chacun reste propriétaire de tel ou telle parcelle transmise par héritage. La terre n’est commune qu’en ce qui concerne son exploitation, et non pas au regard de son appropriation, qui reste individuelle. La part des profits revenant à chaque parsonnier (dont chacun représente, pour la répartition, une « tête ») est la même pour tous, quelle que soit l’importance de sa part du domaine foncier.

En dehors de la parsonnerie, les parsonniers peuvent posséder des biens fonciers individuels, qu’ils donnent en location, et dont ils tirent des revenus personnels, indépendants de ceux de la communauté. On peut donc être à la fois travailleur rémunéré membre d’une association d’un côté, et rentier du sol de l’autre, mais obligatoirement en dehors de cette association.

Le nombre des membres d’une parsonnerie est très variable, mais généralement compris entre 20 et 60. Dans ce nombre peuvent entrer quelques domestiques non membres de la communauté, et de ce fait simples salariés comme dans toute exploitation agricole, et relevant eux aussi, de l’autorité du maître ou de la maîtresse.

Entrée dans la communauté et sortie éventuelle

Quand il n’est pas né dans la communauté, le parsonnier y entre généralement par mariage, en épousant un membre d’une association voisine. L’affaire est traitée entre les chefs des deux communautés. Le nouveau marié (ou la nouvelle mariée) quitte alors définitivement son ancienne communauté pour la nouvelle, en apportant une dot qui entre définitivement dans les biens de la communauté d’accueil. S’il devient veuf ou veuve sans enfant, il pourra rejoindre sa communauté d’origine, mais en emportant ses seules hardes et son pécule personnel, sans récupérer sa dot. Autant que possible, les mariages se font par échange entre deux communautés : par une double union l’une donne une fille et on lui rend un garçon, et réciproquement. Il y a ainsi substitution de personnes et de droits.

Un parsonnier peut demander à sortir de la communauté, mais il ne pourra plus jamais y revenir. Il pourra alors emporter ce qui lui appartient en propre et éventuellement percevoir une petite indemnité, mais il ne pourra plus rien réclamer de l’héritage de ses parents à leur décès.

Fonctionnement et vie quotidienne : l’exemple morvandiau des Pervy

L’étude très détaillée d’une communauté taisible du Morvan méridional ayant été effectuée en 1860, il est possible de reconstituer avec précision son fonctionnement et la vie quotidienne de ses membres, à une époque, il est vrai, où cette institution déclinante est à la veille de sa disparition.

Depuis 1520, la famille Pervy exploite le domaine du même nom, sur la commune de Cuzy (Saône-et-Loire). Au milieu du XIXe siècle, il s’étend sur 115 hectares. En 1856, le personnel s’élève, enfants compris, à 23 individus formant 4 « têtes », plus deux hommes domestiques et une servante. Le maître et la maîtresse ne sont pas mari et femme.

La communauté des Pervy vit pratiquement en autarcie. De ce fait, la plupart des parsonniers ont acquis une certaine spécialité en dehors de l’agriculture, utile à toute la communauté : tonnellerie, menuiserie, tissage, etc. Pour les indispensables recours aux artisans du village, la communauté s’abonne à l’année et paye en denrées (blé), la dépense annuelle étant la même pour un artisan donné, quelle que soit l’importance de ses prestations.

Les enfants sont élevés en commun, sous l’autorité de la maîtresse, les femmes étant occupées aux champs. Ils exercent alors, sans contrainte, quelques activités peu pénibles, et ne travaillent véritablement qu’après avoir fait leur première communion (à 13 ans, âge moyen).

L’habitation est constituée d’une grande salle commune et de plusieurs chambres individuelles. Dans la vaste pièce principale appelée « chauffoir », on fait la cuisine, on prend les repas en commun (tous les hommes d’abord, puis les femmes), on reçoit, on conclut les marchés, on passe la veillée. C’est là que couchent le maître et les anciens, ainsi que les plus jeunes enfants. Chacune des quatre autres pièces est attribuée à un couple, qui y dispose d’un lit et d’une armoire individuelle. Tous les enfants dorment ensemble, les garçons dans une pièce, les filles dans une autre.

La répartition des revenus de la communauté se fait selon un système de « têtes », vives ou dormeuses. La « tête vive » est la part d’un parsonnier vivant dans la communauté. Seuls, les hommes font tête, jamais les femmes. Si un parsonnier vient à décéder laissant des enfants, il est considéré non pas comme mort, mais comme endormi, d’où le nom de « tête dormeuse » donnée à la part revenant à ses enfants. S’il meurt sans enfants, il ne transmet rien à personne, et la communauté compte une tête de moins : la communauté conserve le tout par « droit de non décroissement ». La tête « dort » tant que les enfants restent dans la communauté, et sa part est identique à celle de ceux qui vivent et travaillent. La tête ne meurt que lorsque les enfants quittent la communauté. Si les départs ont lieu à des dates différentes, la tête est morte pour ceux qui partent, et endormie pour ceux qui restent.

Les mariages sont réglés par le maître. Si les deux conjoints font partie de la même communauté (cousins), ils y restent. Si l’époux est étranger, la fille quitte la communauté pour le suivre ; dotée en argent par sa communauté d’origine, elle ne peut plus rien espérer de l’héritage de ses parents. Si c’est l’épouse qui vient d’une autre communauté, elle doit apporter une certaine somme en dot, qui lui est rendue si elle devient veuve et qu’elle préfère repartir dans sa communauté d’origine. La femme mariée ne peut jamais revenir dans sa communauté, mais elle pourra la retrouver et rentrer chez ses propres parents que si elle devient veuve, avec éventuellement ses enfants devenus orphelins. Un vieillard incapable de travailler reste dans la communauté, à la charge de celle-ci, mais sans recevoir de rétribution. On dit alors qu’il est « reposant ». La communauté assure tous les frais de maladie et d’obsèques de ses membres.

Bibliographie

  • Bastid (Paul), De la fonction sociale des communautés taisibles de l'ancien droit, Tours, Imprimerie Paul Salmon, 1916 (Thèse de l'Université de Paris).
  • Dussourd (Henriette), Au même pot et au même feu : étude sur les communautés familiales agricoles du centre de la France, 2ème éd., Paris, Maisonneuve et Larose, 1979 (avec bibliographie).
  • Cheverry (Victor de), « Fermiers à communauté taisible du Nivernais… », dans Les ouvriers des deux mondes … [sous la direction de Frédéric Le Play], Paris, Société d’économie sociale, t. V, 1885.[1] Texte sur le site Gallica de la BnF
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