Société de contrôle

Société de contrôle

Syntagme proposé par Gilles Deleuze (reprenant une invention de William Burroughs) pour désigner les sociétés d'après la fin des institutions disciplinaires. Cette idée a été reprise par Toni Negri.

En 1990, les Éditions de Minuit publient Pourparlers, un recueil principalement constitué d'entretiens accordés par Gilles Deleuze. Ce petit livre s'achève par une partie « Politique » constituée d'un échange avec Negri, intitulé « Contrôle et devenir », suivi d'un texte du seul Deleuze: « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».

Sommaire

L'article de Deleuze

Historique

Michel Foucault a précisément analysé ce qu'il a nommé les sociétés disciplinaires, dont on peut situer la période de plus grande actualité du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XXe siècle. Le projet de ces sociétés est de :

« concentrer ; répartir dans l'espace; ordonner dans le temps ; composer dans l'espace-temps une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires.» (G. Deleuze, « Post-scriptum... »)

Et pour cela, on procède à « l'organisation des grands milieux d'enfermement » (Ibidem), chacun passant, individuellement, et successivement d'un milieu clos à un autre. Ces sociétés succédaient aux sociétés de souveraineté qui procédaient différemment (« prélever plutôt qu'organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie » (Ibid.)).

La fin de la Seconde Guerre mondiale voit s'accélérer la mutation de ces sociétés vers un nouveau modèle de pouvoir : le contrôle. Cette période de passage est celle de la crise généralisée des milieux d'enfermement: on en multiplie les réformes lesquelles auraient comme objet véritable « de gérer leur agonie et d'occuper les gens... » jusqu'à la totale mise en place du contrôle « nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir. » (Ibid.)

Dans cette crise, certaines réformes peuvent « marquer d'abord de nouvelles libertés, mais participer aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements. » (Ibid.)

Il faut remarquer tout de suite que cette crise généralisée des milieux d'enfermements procède d'une conjonction : une volonté étatique de liquider ces milieux et une revendication contestataire réclamant cette même liquidation et inventant même parfois des dispositifs alternatifs qui deviendront des éléments souples du contrôle. Un exemple, cité par Deleuze, la psychiatrie de secteur, développée dans l'après-guerre en France, et qui vise à soigner les malades sans les exclure, physiquement, dans des établissements fermés.

Logique

Les différents internats ou milieux d'enfermement par lesquels l'individu passe sont des variables indépendantes : on est censé chaque fois recommencer à zéro, et le langage commun existe, mais est analogique. Tandis que les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un système à géométrie variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas dire nécessairement binaire). Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d'un instant à l'autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d'un point à un autre.

Une des conséquences majeures est la disparition des individus constitués en « corps ». L'usine, dans le même mouvement qu'elle organisait la force de travail de façon à en augmenter l'effet productif et à en faciliter la surveillance, induisait l'organisation de forces collectives de résistance: les syndicats. Sous le régime du contrôle, « l'entreprise ne cesse d'introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même. » (Ibid.) Les appartenances collectives se dissolvent et chacun se retrouve isolé. Multitude efficace de monades atomisées.

M. Foucault travaillait sur deux axes: le pouvoir sur la vie et le pouvoir par l'information. Biopolitique et contrôle. La discipline: information biopolitique individuelle. Omettant toute perspective biopolitique, Deleuze poursuit vivement la thématique du contrôle et en repère la division de l'individu en lui-même. Giorgio Agamben évite le contrôle et cultive patiemment le champ biopolitique : la vie est ce qui ne cesse d'être divisé. Les divisions ne s'arrêteraient plus ni aux territoires ni aux groupes sociaux: elles traverseraient les individualités. Production des « dividuels ».

Alors que sous le régime de la discipline, on n'arrête jamais de recommencer (­« tu n'es plus à l'école, tu es à l'armée... »), sous le régime du contrôle, on n'en a jamais fini avec rien. Aux différentes segmentarités dures, diachroniques, matérialisées par les milieux d'enfermement se substituent une multiplicité de composantes activées synchroniquement, selon des intensités perpétuellement variables.

Cependant, ce qu'écrit Deleuze sans le dire, c'est que disparaît l'instance qui énonce la loi (le « tu n'es plus à l'école... »). Un ordre était énoncé, établi et la tour du panoptique pourrait en représenter l'instance (le directeur de l'usine, de l'hôpital, etc. Robert Castel : « Le médecin est la loi vivante de l'asile... », dans R. Castel, L'ordre psychiatrique: l'âge d'or de l'aliénisme, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 95). Lorsque tombent les murs, les tours s'effondrent et plus aucun ordre n'est dit. Ce qui se lit dans le texte même de Deleuze: il n'y a plus personne pour énoncer l'ordre et « on », qui n'en finit jamais avec rien, se retrouve sans référence, personne pour lui dire « Tu n'es plus à... » Livré à soi-même mais non pas libre : abandonné.

« Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d'être motivés ».

Étrange surtout que Deleuze trouve cela étrange.

Parmi les nombreux éléments identifiés par Deleuze, il en est un à relever particulièrement pour ce qui nous intéresse ici: l'importance, dans le contrôle, de l'information et de son traitement.

Alors que les sociétés disciplinaires sont « réglées par des mots d'ordre », le contrôle « est fait de chiffres, qui marquent l'accès à l'information, ou le rejet ». Ce qui s'articule à la correspondance type de société / type de machines.

Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques [...]; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs ...

L'enfermement ne signe pas la discipline.

Une lecture trop rapide de l'article pourrait laisser entendre que selon Deleuze les milieux d'enfermements caractériseraient les sociétés disciplinaires.

En effet, les sociétés disciplinaires naissent avec « l'organisation des grands milieux d'enfermements » et le passage aux sociétés de contrôle se manifeste par les « crises généralisées » de ces mêmes milieux. La conclusion serait donc d'associer l'enfermement et la discipline.

L'enfermement, nous l'avons vu, est une technique antérieure à la discipline. Il est utilisé en tant que moyen d'application des techniques de quadrillage. Ce qu'écrit G. Deleuze dans son Foucault:

« ...exiler, quadriller, sont d'abord des fonctions d'extériorité, qui ne sont qu'effectuées, formalisées, organisées par les dispositifs d'enfermement. La prison comme segmentarité dure (cellulaire) renvoie à une fonction souple et mobile, à une circulation contrôlée, à tout un réseau qui traverse aussi les milieux libres et peut apprendre à se passer de prison » (Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 50). Il s'agit d'une reprise modifiée d'un article paru dans la revue Critique à la sortie de Surveiller et punir. Dans cet article initial, cet extrait ne s'y trouve pas.

L'enfermement n'est qu'une modalité historique concrète de réalisation du contrôle. Lorsque d'autres modalités auront été développées, elles l'emporteront sur l'enfermement. Celui-ci ne signe pas la discipline (mais se rattache au prélèvement, au partage binaire, malade/sain, exclu/inclus, enfermé/libre, procédé du pouvoir souverain) et dans la phrase de Deleuze [les sociétés disciplinaires] « procèdent à l'organisation des grands milieux d'enfermement », il faut entendre que ce qui caractérise la discipline, c'est spécifiquement l'organisation de ces différents milieux, lesquels lui sont antérieurs.

Société de contrôle: Foucault ou Deleuze?

Le thème de la société de contrôle connaît une certaine fortune. Parmi ses repreneurs, l'on trouve deux philosophes : A. Negri et Michael Hardt, qui ont développé sur près de 500 pages, dans leur ouvrage intitulé Empire (Paris, Exils, 2002), les questions de biopolitique et de société de contrôle. Si M. Hardt reste méconnu, Empire, paru en 2001, était déjà en chantier lors des Rencontres Internationales Gilles Deleuze, au Brésil, auxquelles M. Hardt apporta sa contribution: « La société mondiale de contrôle ». En juin 1996 ce dernier affirmait :

« Deleuze nous dit que la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui est la société de contrôle, terme qu'il emprunte au monde paranoïaque d'un William Burroughs. Deleuze affirme suivre Michel Foucault quand il propose cette vision, mais il faut reconnaître qu'il est difficile de trouver où que ce soit dans l'œuvre de Foucault (dans les livres, les articles ou les interviews) une analyse claire du passage de la société disciplinaire à la société de contrôle. En fait, avec l'annonce de ce passage, Deleuze formule après la mort de Foucault une idée qu'il n'a pas trouvée expressément formulée dans son œuvre » (Hardt, « La société mondiale de contrôle », in É. Alliez (dir.), Gilles Deleuze une vie philosophique, Le Plessis Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 359).

Hardt a le mérite d'attirer l'attention sur un point: une lecture hâtive du texte de G. Deleuze pourrait laisser croire qu'il ne fait que reprendre les thèses de M. Foucault et qu'on trouverait déjà chez celui-ci l'analyse de ces « sociétés de contrôle ». Il n'en est effectivement rien. S'il est avéré que M. Foucault n'a pas écrit de livres sur les « sociétés de contrôle », et si, donc, on peut légitimement interroger l'origine foucaldienne de la série société de souveraineté, société disciplinaire, société de contrôle, en revanche prétendre que « Deleuze formule après la mort de Foucault une idée qu'il n'a pas trouvée expressément formulée dans son œuvre » est abusif.

Hardt s'appuie sur Post-scriptum sur les sociétés de contrôle.

Pourparlers, publié par Deleuze en juillet 1990 constitue un livre à part dans la bibliographie du philosophe puisqu'il est constitué par la réunion d'entretiens, de deux « lettres » et du « post-scriptum ». Le texte qui nous intéresse a d'abord été publié en mai 1990 dans le numéro un d'un hebdomadaire grand public disparu: L'Autre journal.

À ce même printemps paraissait également le numéro un de la revue Futur Antérieur, dans laquelle Negri joua un grand rôle. Deleuze s'entretient avec lui [1] et la pénultième question porte précisément sur ces sociétés de contrôle. Negri rappelle que Deleuze avait déjà distingué, dans son Foucault ainsi que dans un entretien à l'Ina trois types de pouvoir (souverain, disciplinaire et de contrôle). En ce qui concerne le Foucault, la place occupée par ces questions reste mince (disons les pages 49—50, mais le terme « contrôle » n'apparaît pas). Quant à l'entretien à l'Ina, je ne l'ai pas trouvé. En revanche, le 17 mai 1987, Deleuze, dans une conférence donnée à la Femis [2], aborde le thème des sociétés de contrôle. Nous disposons donc, pour l'heure de trois documents, de natures différentes, dans lesquelles Deleuze, s'appuyant sur Foucault, traite des sociétés de contrôle : une conférence dans une école de cinéma, un entretien avec un philosophe et un article « grand public », repris toutefois dans Pourparlers.

La place du thème chez Deleuze

Le thème du contrôle n'a pas fait l'objet d'une recherche qui se serait traduite par la publication d'un ouvrage. Pourtant, les années durant lesquelles G. Deleuze l'évoque correspondent à celles durant lesquelles il reprend sa collaboration avec Félix Guattari (l'« intercesseur » d'une exploration, en deux temps, des rapports entre Capitalisme et schizophrénie : L'Anti-Œdipe, puis Mille Plateaux ), collaboration qui aboutira en 1991 à la publication de Qu'est-ce que la philosophie?. Le thème du contrôle, qu'il aborde dans les mêmes années, ne fait pas l'objet d'un travail avec Guattari, notoirement impliqué dans des recherches politiques, à qui d'ailleurs il se réfère dans le « Post-scriptum… », (c'est le niveau politique que Félix Guattari avait pour tâche d'explorer dès la création de La Borde, à la demande de Jean Oury, lui-même se concentrant sur le niveau clinique). Le thème n'a donc pas été repris avec son double idéal pour ce type de questions.

Le place de ce thème chez Deleuze ne va pas de soi : il est repris plusieurs fois, lors de sollicitations publiques, mais ne fait l'objet d'aucun traitement notable (pas plus de huit pages lesquelles ne sont certes pas du niveau habituel des textes de Deleuze).

Si l'on reprend la chronologie, on suit donc :

Le thème est récurrent sur quatre années puis disparaît. Il est permis de lire le texte Post-scriptum sur les sociétés de contrôle comme un véritable post-scriptum de l'entretien qui le précède. Un développement de la réponse à la question posée par Negri qui reprendra lui-même ce thème. On peut se demander si le thème du contrôle n'appartient pas davantage à Negri qu'à Deleuze, même si celui-ci l'a proposé le premier. Mais sa partie spontanée tiendrait peut-être en quelques lignes dans une conférence donnée à la Femis, également une réflexion dans un entretien introuvable donné à l'Ina.

La part de Foucault

Dans la conférence prononcée à la Femis « Qu'est-ce que l'acte de création? », G. Deleuze déclare « que l'information, c'est exactement le système du contrôle. » Immédiatement après, il en appelle à M. Foucault, rappelant que celui-ci avait « analysé deux types de société assez rapprochées de nous [...] les unes qu'il appelait des sociétés de souverainetés, et puis les autres qu'il appelait des sociétés disciplinaires. » Cependant,

« Foucault n'a jamais cru, et même il l'a dit très clairement, que ces sociétés disciplinaires n'étaient pas éternelles. [...] Nous entrons dans ces sociétés de contrôle qui se définissent très différemment des disciplines, nous n'avons plus besoin, ou plutôt ceux qui veillent à notre bien n'ont plus besoin ou n'auront plus besoin de ce milieu d'enfermement. »

Et G. Deleuze attribue, comme à chaque fois, la paternité du syntagme à W. Burroughs. À aucun moment, donc, il ne prétend que M. Foucault a analysé les sociétés de contrôle. Il est dit, comme dans Pourparlers, deux choses:

  • Foucault savait et disait que ce qu'il avait identifié comme société disciplinaire était transitoire et que nous en sortions déjà.
  • W. Burroughs, de son côté, a nommé société de contrôle ce que G. Deleuze identifie comme succédant aux sociétés disciplinaires et qui comporte certaines des caractéristiques de ces sociétés que M. Foucault voyait venir.

Foucault et la fin des sociétés disciplinaires

Dans un entretien, datant de juin 1973 --- c'est-à-dire à la sortie de Surveiller et punir ---, M. Foucault, sur le thème des institutions disciplinaires, indique qu'elles se sont adaptées, assouplies, à l'exception d'un système pénal qui n'a pas encore trouvé ces formules insidieuses et souples que la pédagogie, la psychiatrie, la discipline générale de la société ont trouvé. M. Foucault, Prisons et révoltes dans les prisons, in Dits et Écrits, t. 1, Paris, Gallimard, p. 1299. Comme l'affirmait G. Deleuze, M. Foucault ne considérait pas son modèle des sociétés disciplinaires comme rendant compte de la société contemporaine, puisqu'en même temps qu'il conceptualisait celles-là, il en annonçait déjà la fin. Quelques années plus tard, en 1978, dans un entretien intitulé La société disciplinaire en crise, il déclarait:

J'ai examiné comment la discipline [dans une société européenne] a été développée, comment elle a changé selon le développement de la société industrielle et l'augmentation de la population. La discipline, qui était si efficace pour maintenir le pouvoir, a perdu une partie de son efficacité. Dans les pays industrialisés, les disciplines entrent en crise. [...] Il est évident que nous devons nous séparer dans l'avenir de la société de discipline d'aujourd'hui. (M. Foucault, 'La société disciplinaire en crise, p. 532-534, in Dits et Écrits, t. 2. Paris, Gallimard, 2001, p. 532-533)

Pour M. Foucault le régime disciplinaire touche à sa fin. Nous entrons dans un autre régime de pouvoir. Mais de quelle sorte? A-t-il identifié (à défaut d'y avoir consacrer une publication) ce qui nous attendrait? Une indication est déjà donnée dans l'extrait de l'entretien de 1973: ces formules insidieuses et souples...

Revenons à Surveiller et Punir, plus précisément au chapitre consacré au panoptique, modèle architectural, archétype polyvalent de milieu disciplinaire: diagramme. Dès avant, avec la quarantaine des épidémies de peste le principe de la surveillance était en place: quadrillage individualisant, surveillance continue de chacun. De la quarantaine au panoptique, on mesure le gain d'efficacité. Il n'est plus besoin d'un nombre important d'inspecteurs allant, en permanence chercher l'information au plus près de chaque individu. Avec le panoptique un seul surveillant suffit, l'information lui parvenant par le canal des rayons lumineux qu'on a su utiliser dans une architecture adéquate. Le panoptique est « un dispositif qui doit améliorer l'exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir » (M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 211). L'institution disciplinaire est l'application historiquement déterminée du projet de contrôle de la population et des individus le plus finement et le plus économiquement possible. Mais il est encore nécessaire de passer par le regard: la conformité des corps visibles est à la fois impératif et moyen techniques du contrôle disciplinaire.

Dans le même chapitre, il est question pour M. Foucault de « montrer comment l'on peut désenfermer les disciplines et les faire fonctionner de façon diffuse, multiple, polyvalente dans le corps social tout entier »Ibid..

Car le panoptique, c'est la pleine et permanente individualisation d'une masse dont on peut alors surveiller, contrôler, de chaque individu. La visibilité, la surveillance continue, instantanée de chacun.

Si l'on ne trouve pas chez M. Foucault de développements sur la société de contrôle (ce que G. Deleuze n'a jamais prétendu), on trouve bien en revanche l'idée de l'émergence d'un nouveau type de pouvoir. De même que le pouvoir disciplinaire s'est développé à partir du pouvoir souverain précédent, le contrôle se développe depuis la discipline. En fait, il serait possible lire le pouvoir disciplinaire comme transitoire, nourrissant l'embryon du <<nouveau monstre>>. Quand M. Foucault indique que « [l]'extension des institutions disciplinaires n'est sans doute que l'aspect le plus visible de divers processus plus profonds », parmi ces processus, il identifie:

L'essaimage des mécanismes disciplinaires. Tandis que d'un côté, les établissements de discipline se multiplient, leurs mécanismes ont une certaine tendance à se « désinstitutionnaliser », à sortir des forteresses closes où ils fonctionnaient et à circuler à l'état « libre »; les disciplines massives et compactes se décomposent en procédés souples de contrôle, qu'on peut transférer et adapter. Ibid., p. 213.

M. Foucault, non seulement savait le caractère transitoire des sociétés disciplinaires mais avait également repéré quels changements opéraient : les mécanismes utilisés dans la discipline vont se « désinstitutionnaliser ».

La réserve de M. Hardt

Contrairement à ce qu'objecte M. Hardt, G. Deleuze suit bien M. Foucault quand il traite du passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. M. Foucault est allé jusqu'à précisément ce passage, pas plus loin. C'est qu'entreprend brièvement G. Deleuze, suivant bien en cela M. Foucault. Quant à l'analyse claire du passage, G. Deleuze n'a jamais prétendu la trouver chez M. Foucault , ni nulle part ailleurs puisque nous entrons dedans, simplement Burroughs en a commencé l'analyse.

Mutation de la multiplicité

Reprenons.

Dans son Foucault, G. Deleuze propose de distinguer les fonctions de l'anatomo-politique et la bio-politique comme suit:

  • Anatomo-politique
...imposer une tâche ou une conduite quelconques à une multiplicité d'individus quelconque, sous la seule condition que la multiplicité soit peu nombreuse, et l'espace limité, peu étendu.
  • Bio-politique
...gérer et contrôler la vie dans une multiplicité quelconque, à condition que la multiplicité soit nombreuse (population) et l'espace étendu ou ouvert. (G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 79).

Lors du passage de la société disciplinaire à la société de contrôle, les fonctions changent. Le projet de surveillance et de maîtrise nécessitait une multiplicité peu nombreuse et un espace limité. Il est permis d'en voir la limite dans l'étendue de la ville en quarantaine, limite puisque alors l'ensemble de la multiplicité est immobilisée. La surveillance s'opérait par des agents et, en fait non pas continûment, mais régulièrement, à intervalles réguliers.

Dans la société de contrôle,

  • le nombre d'individus comme l'étendue de l'espace n'interviennent plus. En sortant des milieux clos pour diffuser dans tout l'espace public, les mécanismes disciplinaires deviennent de contrôle et peuvent s'appliquer à une multiplicité nombreuse, dans un espace ouvert, c'est-à-dire dans les

conditions d'application de la bio-politique (« population »). Dans le même temps que le contrôle se diffuse, au-delà des murs, il traverse l'individu pour s'appliquer à un ensemble de « contrôlats », qui décompose l'individu en « dividuel ».

  • Une relative immobilité ne s'impose plus pour assurer le contrôle, de même qu'il n'est plus nécessaire de recourir à des surveillants. Il s'effectue selon ce qu'on pourrait appeler des lignes de contrôlats, en fonction des mouvements et actes des « dividuels ». On pourrait même dire que, contrairement à la logique disciplinaire, le mouvement et la liberté de circulation sont des conditions nécessaires au fonctionnement du pouvoir de contrôle qui opère avec les traces, digits: information. Passage de la visibilité des corps dressés à la computation des traces codées.

La distinction hésitante entre bio-politique et anatomo-politique ne supporterait pas l'épreuve de la confrontation historique. Attestant encore que M. Foucault avait repéré la mutation, ce qu'indiquerait le passage de bio-politique à biopolitique et l'abandon de anatomo-politique.

Les deux éléments polaires à isoler serait :

  • Investissement de la vie nue (individuelle et collective) : bio-politique
  • Multiplication des procédures de surveillance de la vie qualifiée: contrôle.

3.5 Ban

Revenons à ces demandes motivés qui interrogeaient G. Deleuze. En quittant les milieux clos, les procédures disciplinaires ont en quelque sorte suspendu leurs présentations. Elles n'en demeurent pas moins effectives : leurs lois persistent. Elles se maintiennent tout en effaçant leurs instances d'énonciations. Chacune n'étant plus localisée (la tour centrale), elle n'est plus limitée, son ban n'est plus borné. Le lieu ne compte plus et chacune regarde quiconque. Un individu quelconque est en rapport avec plusieurs lois qui ne s'énoncent pas mais restent en vigueur. Ne peut-on pas dire alors que chacun est abandonné par celles-ci? La demande de motivation, ce serait la demande d'entendre la voix de la loi.

Mutation capitaliste

G. Deleuze propose une correspondance « facile » entre type de sociétés et type de machines tout en déniant à celles-ci un effet déterminant --- Entendons qu'on ne peut sérieusement pas établir systématiquement des liens causaux simples. Il poursuit en proposant une évolution qu'il semble considérer plus profonde: le passage d'un capitalisme de production et de propriété, qui aurait été « à concentration » (concentration dans différents milieux « conçus par analogie ») à un capitalisme dispersif, procédant par « figures chiffrées, déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires ».

Il n'indique cependant pas ce qui a causé cette transformation du capitalisme et l'on pourrait très bien penser que, justement, ce sont de nouveaux moyens techniques, plus économiques, plus performants qui ont rendu inutile la concentration et la coercition des corps.

Il faut être ici vigilant: ce qui a été objet de concentration serait maintenant objet de dispersion. On s'autorisera alors à proposer ceci: les procédés les plus concentrationnaires trouveraient leur équivalent dans les procédés les plus dispersifs. La question se posera alors: les procédés sont-ils appliqués aux mêmes ? Et si c'était toujours les mêmes, les homines sacri, les bannis, les enfermés et les dispersés ? Dans cette lecture, concentration et dispersion n'indiquent que des moyens, non pas des fins. Au contraire, celles-ci se maintiennent et déterminent ces changements vers des moyens sans cesse plus efficaces.

Le contrôle supprime la centralité de la visibilité du pouvoir. La surveillance devient réticulaire. Les modalités d'actions changent: de l'application d'une contrainte sur un corps, l'on passe à des effets incitateurs. En même temps que la pierre, c'est la tour centrale qui disparaît: invisibilité. Intégration des contrôlats à la qualification de la vie. La vie qualifiée, par ses modes, induit le contrôlat et les « banques de contrôlats ».

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Société de contrôle de Wikipédia en français (auteurs)

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