Simon Petlioura et les pogroms

Simon Petlioura et les pogroms

Simon Petlioura et les pogroms

Le président Ukrainien Viktor Iouchtchenko et sa femme, déposant une gerbe de fleurs sur la tombe de Simon Petlioura au Cimetière du Montparnasse à Paris, en mai 2005.
Article principal : Simon Petlioura.

L'accusation portée à l'encontre du leader ukrainien Simon Petlioura par son assassin au cours de son procès et les pogroms commis par certaines troupes ukrainiennes alors qu'il était à la tête de l'insurrection nationale sont à l'origine d'une vive controverse sur le rôle de Simon Petlioura durant la guerre civile russe et la lutte ukrainienne pour l'indépendance.

Tout en ne considérant pas Petlioura comme antisémite, des historiens lui rapportent sa réaction tardive face aux pogroms. D'autres réfutent cette thèse, soulignant que dans l'anarchie dans laquelle se trouvait l'Ukraine, il sauvegarda l'essentiel.

Les historiens estiment également que son influence finit par reposer en grande partie sur des chefs de guerres de fait incontrôlables. Petlioura tenta vainement de les maîtriser et de les intégrer formellement à son armée. Ces nombreuses armées irrégulières et son appareil administratif isolé l'empêchèrent de mener à bien cette action.

Sommaire

Polémique : la LICRA proteste

Lorsque l'Ukraine accède à l'indépendance en 1991, Simon Petlioura est réhabilité et célébré comme héros national ukrainien. Des monuments sont érigés à sa mémoire dans plusieurs villes, comme Kiev ou Poltava. Le 25 mai 2006 à Paris s'est tenu devant la Tombe du Soldat inconnu une commémoration en l'honneur de Simon Petlioura, assassiné 80 ans auparavant, en présence de l'ambassadeur d'Ukraine en France, Youri Sergueïev.

La LICRA protesta dans un communiqué :

« Comment une telle manifestation peut-elle avoir lieu en plein cœur de Paris, qui plus est sous l'Arc de triomphe, notre Arc de triomphe ? Nous sommes tout simplement en train d'assister à un viol de la mémoire, à un déni d'histoire, à un second assassinat, posthume celui-là, des victimes juives. »

L'ambassadeur d'Ukraine en France, Youri Sergueïev, répondit alors à Patrick Gaubert, président de la LICRA dans une lettre :

« Le procès de l'assassin de Simon Petlioura qui se déroulait à Paris, a été instrumentalisé par les autorités soviétiques, par l'intermédiaire du Komintern, pour compromettre l'idée de l'indépendance ukrainienne en remettant sur l'un de ses artisans la responsabilité des persécutions des Juifs, tandis qu'elles avaient pour seule cause la politique officielle d'antisémitisme, partie intégrante de l'idéologie de l'Empire russe. Dans les années 1920, d'aucuns en ont profité pour contrecarrer la renaissance de l'Ukraine indépendante et qui semblent en user aujourd'hui pour empêcher le retour de l'Ukraine à la démocratie et à l'Europe[1]. »

Rôle du Directoire ukrainien

Après l'élan populaire qui renversa le général Pavlo Skoropadski, la plupart des paysans qui y participèrent et constituèrent une part importante de l'armée retournèrent à leurs activités, laissant le pays sans défense. Face à cette situation, le gouvernement proposa de l'argent à quiconque serait capable de mobiliser des troupes, mais ces éléments se révélèrent incontrôlables et certains commirent des massacres[2]. C'est dans ce contexte que de nombreux pogroms furent perpétrés en Ukraine, dont certains par les troupes de Petlioura, soustraite à son autorité, contre les Juifs soupçonnés d'être favorables aux bolcheviks.

Pour y faire face Simon Petlioura prend plusieurs mesures y compris la peine de mort. Ainsi le 9 avril 1919, Petlioura ordonne la formation d'une commission d'enquête sur le pogrom de Proskourov. Les participants directs et leur commandant Semossenko sont fusillés[3]. Un ministre Juif de Petlioura, Arnold Margolin, démissiona après le pogrom de Proskourov en mars 1919, mais il n'en continua pas moins de défendre l'otaman contre l'accusation d'antisémitisme dont il était l'objet[4]. Il déclara que le gouvernement ukrainien ne pouvait être tenu responsable du Pogrom de Proskourov, estimant que le gouvernement avait fait tous son possible pour l'empêcher[5].

Il y eu d'autres exécutions contre les auteurs de pogroms, comme Michtchouk pour le pogrom de Raihorad et plusieurs cosaques furent fusillés pour ses mêmes raisons à Tolny, Vakhorivka et dans d'autres lieux[6]. Mais confronté à l'ampleur de ces violences, Petlioura fut dépassé[7].

Les travaux de chercheurs Juifs et Ukrainiens portant sur cette période n'ont relevé aucune participation de sa part aux pogromes ni de tendances antisémites dans les propos et les publications de ce dernier, au contraire[8],[9]. En témoigne le plaidoyer de Petlioura en faveur des Juifs figurant dans la préface à la pièce de théâtre " Les Juifs " de Tchiritov publié en 1907 à Kiev[10]. Pour stopper les éléments incontrôlables au sein de son armée, Petlioura lance par ailleurs le 12 octobre 1919 son appel Contre les pogromes :

« Officiers et Cosaques de l'armée ukrainienne ! les masses travailleuses ukrainiennes et juives vous considèrent comme des libérateurs, les générations à venir n'oublieront pas vos mérites envers ces peuples [...] Évitez les provocations, et soyez sans pitié avec les provocateurs qui commettent eux-mêmes des pogroms et abattent plus faible que nous. La peine de mort doit s'abattre sur la tête des pogromistes et des provocateurs. J'exige de vous plus de dureté et de sévérité disciplinée à cet égard, pour que pas un cheveu ne tombe de la tête de l'innocent [...] [les Bolcheviks] en soudoyant des éléments criminels qui excitent nos Cosaques à divers scandales et à des pogroms contre la population juive innocente, veulent ainsi imprimer la marque du pogromiste sur le front des chevaliers qui apportent la liberté à tous les peuples sur le territoire de l'Ukraine[11],[12]. »

Au moment de la retraite en 1919, l'armée se désintégra rapidement sous les coup de boutoir de l'armée rouge, et c'est alors que, sur le fond d'une anarchie générale, des unités chaotiques en retraite, ou simplement des bandes paysannes, perpétrèrent des pogroms sanglants sans nombre[4]. Petlioura entrepris la réforme de son armée durant les mois de mai et juin 1919 quand il réalisa que son armée comportée des Cent-Noirs et d'autres éléments récemment animé par l'antisémitisme[13]. Des unités de volontaires incertaines furent dissoutes[13].

Pour mettre fin aux pogroms et à leur incitations, Petlioura créa une inspection militaire avec à sa tête le colonel Volodymyr Kedrovsky. Le ministre des affaires juives fut particulièrement impressionnée par le zèle que montra ce dernier dans ses fonctions d'inspecteur général. Petlioura invita aussi les cosaques à constituer des unités spéciales pour la protection des vies et des biens juifs[14]. Il encouragea par ailleurs la formation de milices juives d'autodéfense[15]. Mais le Bund, organisation avec laquelle les relations étaient fluctuantes, s'y opposa[16].

Les effort pour combattre la violence visant la population juive furent salué par des Juifs et des non Juifs. En reconnaissance, l'assemblée des comités de province de Podolie et des comités urbaines du Poaleï-Zion qui se tint le 26 août 1919 à Kamianets-Podilskyï adopta à l'unanimité une résolution en faveur de la participation des Juifs dans le gouvernement ukrainien reconnaissant que ce dernier et le commandant suprême s'opposaient fermement aux pogroms[17].

À l'été 1919 il y eut une amélioration et un rapprochement ukraino-juif. De nombreux représentant Juifs eurent des entretiens avec Petlioura et exprimèrent leur solidarité et leur soutien à son égard comme la délégation de Meier Kleiderman, les rabbins avec Gutman, les sionistes avec Altman, les artisans avec Jakob Kreis ou encore le Parti Socialiste Unifié avec Elias Borhad[17]. Dans une lettre daté du 20 octobre 1919, le célèbre écrivain Israël Zangwill, fondateur de l'Organisation juive territorialiste, accorde sa confiance à Petlioura quant à la proposition faite par ce dernier pour qu'il participe à la Comission afin d'enquêter sur les pogroms antisémites[18].

De surcroît, Simon Petlioura comptait plusieurs Juifs dans son gouvernement, tels Solomon Goldelman (Соломон Гольдельман), ministre des Minorités, ou Abraham Revutsky (Аврам Ревуцький), ministre des Affaires juives[19] (tous deux membres du Parti socialiste juif Poaleï-Zion).

Des avis d'historiens

Certains historiens, comme Léon Poliakov, considèrent que la médiatisation du procès est essentiellement due à la propagande du Komintern, qui avait tout intérêt à ce que Simon Petlioura soit jugé coupable pour mieux légitimer l'invasion de l'Ukraine[20]. Pour l'historien Taras Hunczak, Petlioura a constamment pris des mesures pour empêcher l'organisation de pogroms[21], et le Dr. Henry Abramson, spécialiste de l'histoire des Juifs en Ukraine, ajoute que Petlioura ne peut être responsable du pogrom du 15 février 1919 à Proskourov : à cause du désordre provoqué par les multiples invasions de l'Ukraine, il n'était pas maître de la situation à ce moment-là[22].

Sans affirmer que Simon Petlioura ait voulu et décidé ces massacres, l'historien américain Arno Joseph Mayer souligne la responsabilité du chef ukrainien :

« Petlioura lui-même et son gouvernement n'étaient pas foncièrement antisémites, du moins pas au début. En fait les Juifs étaient officiellement émancipés. Mais dans la première moitié de 1919, au cours de sa lutte acharnée contre l'Armée rouge, Petlioura ferma les yeux sur les pogroms menés ou appuyés par ses propres troupes ou par les hetmans qui échappaient à son contrôle. À ses yeux, ils étaient tout à la fois anti-ukrainiens et pro-bolcheviks, et la logique de la situation était telle que l'embrasement et l'explosion d'un anti-judaïsme populaire et invétéré faisait son affaire. Il finit tout de même par publier un manifeste dénonçant les pogroms et interdisant l'agitation anti-juive. Mais il attendit juillet-août 1919 pour le faire ; à cette date, la guerre contre les Juifs greffée sur la guerre contre les bolcheviks avait déjà prélevé son abominable tribut[23]. »

Le journaliste Marius Schattner en 1991, dans son livre Histoire de la droite israélienne, impute clairement la responsabilité des massacres aux troupes de Petlioura, sous le cri de guerre « mort aux Juifs et aux Bolcheviks » et évalue les pertes à 40 000 victimes. Schattner ne met pas en cause d'éventuels ordres donnés par Petlioura. Il souligne d'ailleurs qu'en 1918, il nomma un dirigeant sioniste socialiste Poale sion au poste de « ministre des Affaires juives » et qu'un autre ministre juif qualifia cette période d'« âge d'or des relations judéo-ukrainiennes »[24]. C'est plutôt la passivité du chef qu'il critique :

« Petlioura a laissé faire. Il a couvert ses subordonnés. Il n'a ordonné qu'une enquête de pure forme après le massacre de Proskurov, perpétré par les cosaques de la brigade d'élite Zaporej. Dans les autres cas, il a fermé les yeux, refusant de tenir compte des demandes de sanction soulevées par les responsable civils [...] du directoire ukrainien. Ce n'est qu'en août 1919 qu'il a appelé ses hommes à ne pas gâcher leurs actions héroïques par des gestes déshonorants. Alors seulement, l'homme de fer de la République d'Ukraine (en morceaux) a menacé les progromchiks de les traîner en cour martiale[25]. »

Selon l'historien Saul S. Friedman (auteur de Pogromchik: The assassination of Simon Petlura, 1976), le geste de Schwartzbard était compréhensible et son acquittement par la justice française justifié, car selon lui, Petlioura était un « tueur en masse »[26]. Pour soutenir sa thèse, Saul S. Friedman va jusqu’à inventer des documents inexistants[27].

Nombre de victimes

En Ukraine même, de 1919 à 1920, on estime le nombre de civils juifs tués à environ 50 000 (commis par toute armée confondue)[28],[29]. Selon l'historien Nicolas Werth, 78 % des pogroms de la révolution russe se sont déroulés en Ukraine[30]. Plusieurs études imputent 40 % de ces pogroms à l'armée populaire ukrainienne[31]. Le nombre de victimes des pogroms commis par l'armée populaire ukrainienne est estimé à environ 20 000[32]. Au total, un million d'Ukrainiens périrent au cours de la période 1917-1920 des causes de la guerre[33].

Notes et références

  1. Yuriy Sergeyev, « Lettre de l'Ambassadeur d'Ukraine en France Yuriy Sergeyev au Président de la LICRA Monsieur Patrick Gaubert », Ambassade d'Ukraine en France
  2. Robert Conquest , Sanglantes moissons, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 38
  3. Orest Subtelny, Ukraine : a history, University of Toronto press, 3, illustrated, 2000, op. cit., p. 363-364
  4. a  et b Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, Bibilothèque ukrainienne Simon-Petlura, Paris, 1987 p. 6
  5. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 28
  6. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 32
  7. Jean-Louis André, La Passion de l'Ukraine : Un pays entre deux mondes, Alphée, 2009, p. 48
  8. Mykola Riabtchouk, De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, l'Harmattan, Paris, 2003, p. 40
  9. Leonid Finberg, « Rapports entre Ukrainiens et Juifs : comment la mythologie remplace la réalité », extrait de Ukraine, renaissance d’un mythe national, actes publiés sous la direction de Georges Nivat, Vilen Horsky et Miroslav Popovitch, par l’Institut européen de l’Université de Genève, p. 145-156 ; février 2007, sur le site de l'Union des patrons et professionnels juifs de France, upjf.org
  10. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 21
  11. Mykola Riabtchouk, De la « petite Russie » à l'Ukraine, op. cit., p. 40-41 [présentation en ligne sur books.google.fr]
  12. (uk) Texte intégral en ukrainien, sur le site vesna.org.ua
  13. a  et b Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 29 et p. 30
  14. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 31
  15. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 23
  16. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 24
  17. a  et b Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 33
  18. Taras Hunczak, Simon Petlioura et les Juifs, op. cit., p. 61 et 62
  19. Schattner, reprenant Ben Zion Dinour, « l'Ukraine durant la guerre et la révolution », Jérusalem, 1960, p. 36
  20. Mensuel Information Juive, octobre 1986
  21. (en) Taras Hunczak, Encyclopedia of Ukraine, 1993, vol. 3 [lire en ligne sur encyclopediaofukraine.com]
  22. (en) Présentation du livre A Prayer for the Government: Ukrainians and Jews in Revolutionary Times, 1917-1920, Harvard University Press, 1999
  23. Arno Joseph Mayer, Les Furies : Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la Révolution russe, Fayard, 2002, p. 440
  24. Marius Schattner, reprenant Ben Zion Dinour, « l'Ukraine durant la guerre et la révolution », Jérusalem, 1960, p. 36
  25. Marius Schattner, Histoire de la droite israélienne, 1991, p. 70
  26. Myron B. Kuropas, Symon « Petliura: Pogromchik or Philosemite ? », The Ukrainian Weekly, 12 décembre 1999
  27. Henry Abramson, A Prayer for the Government: Ukrainians and Jews in Revolutionary Times, 1917-1920, Distributed by Harvard University Press for the Ukrainian Research Institute and Center for Jewish Studies, Harvard University, 1999, p. 211-2
  28. Olivier de Laroussilhe, L'Ukraine, PUF, Que sais-je ?, Paris, 2002, p. 55
  29. 35 à 50 000 selon Orest Subtelny, Ukraine : a history, University of Toronto press, 3, illustrated, 2000, p. 363 [lire en ligne]
  30. Nicolas Werth, Lire en ligne
  31. Le mémorandum détaillé sur les massacres de Juifs en Ukraine attribue 50 % des victimes aux forces de Petlioura dans The Ukraine terror, Genève 1920. Chiffre cité par Marius Schattner, Histoire de la droite israélienne, 1991, p. 342. Nahum Gergel, dans The Pogroms in the Ukraine in 1918-21, 1951, attribue environ 40 % des pogroms de la guerre civile russe en Ukraine aux forces de Petlioura contre 17 % aux armées blanches et 8,5 % à l'Armée rouge. Chiffre cité par Alexandre Soljenitsyne dans Deux siècles ensemble, tome 2 : « Juifs et Russes pendant la période soviétique », Fayard, Paris, 2003, p. 172-173. Chiffre également cité par Henry Abramson dans A Prayer for the Government: Ukrainians and Jews in Revolutionary Times, 1917-1920, Distributed by Harvard University Press for the Ukrainian Research Institute and Center for Jewish Studies, Harvard University, 1999 Lire en ligne et par Nicolas Werth Lire en ligne
  32. Henri Minczeles, Une histoire des Juifs de Pologne, La Découverte, Paris, 2006, p. 206
  33. Entre 800 000 et 1,2 million de personnes, dans la préface de l'ouvrage de Jacques Chevtchenko, Ukraine : bibliographie des ouvrages en français XVII - XX ème siècles par Wolodymyr Kosyk, Publications de l'Est Européen, Paris, 2000, p. 11

Annexes

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