Le Grand Inquisiteur

Le Grand Inquisiteur
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Le pape et l'inquisiteur, peinture de Jean-Paul Laurens.

Le Grand Inquisiteur est un récit contenu dans le roman Les Frères Karamazov de l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski (1821-1881). C'est l'un des points forts du roman et un texte philosophique remarquable de la littérature moderne traitant de la nature humaine, de la liberté et de la manipulation.

Ivan Karamazov y raconte à son frère Alexeï que se rencontrent en Espagne, au plus fort de l'inquisition espagnole, le cardinal, Grand Inquisiteur et Jésus revenu sur terre pour voir de plus près cet épisode historique assez peu conforme à son enseignement. Le cardinal se justifie : pour lui, Jésus n'a rien compris au tragique de la condition humaine. Sa défense des idées de Liberté et d'Amour du prochain sont incompréhensibles et impraticables pour la quasi-totalité des êtres humains, et à la limite les poussent à des comportements et à des extrémités voisines de la folie. Lui et ses partisans au contraire, ont parfaitement compris les voies qui mèneront l'humanité au bonheur.

Le titre du récit, comme le personnage éponyme, sont visiblement inspirés du Grand Inquisiteur de la fin de Don Carlos de Friedrich von Schiller[1].

Lors de la réception du prix Nobel de littérature le 10 décembre 1957 , Albert Camus en fit le thème central de son discours.

Sommaire

Le récit

Pour consulter un article plus général, voir : Les Frères Karamazov.

La forme

Le récit[2] s'articule autour du dialogue entre Ivan, le narrateur, athée convaincu, et son frère Alexeï, moine novice. Ivan construit et narre un poème dans la verve des poèmes monastiques moscovites, dans lesquels on théâtralise l'histoire et où tout devient possible : les auditeurs sont conviés à se placer au plus haut niveau de la réflexion, là où il ne s'agit pas moins que de se situer au niveau des Dieux en étant capable de comprendre voire d'infléchir leurs décisions. Cette forme de récit laisse à l'auteur une certaine liberté pour imaginer et mettre en scène des situations limites où se condensent et se télescopent les arguments ultimes. Cette prose fictive est également remarquable sur le plan de la pédagogie et de la dialectique en ce qu'elle se place à l'intérieur de l'enseignement religieux pour faire se retourner une certaine forme de religion contre elle-même.

Le fond

Après un préambule sur les motifs de son entreprise, Ivan entame son récit en situant l'histoire à Séville au XVIe siècle. Il met en scène le retour sur terre de Jésus-Christ au temps de l'Inquisition espagnole, alors que « dans de superbes autodafés on brûlait d'affreux hérétiques[3] ». Jésus, mêlé à la foule, est toutefois reconnu et immédiatement emprisonné par le Grand Inquisiteur qui le condamne à mourir le lendemain au bûcher. Le soir avant son exécution, le Grand Inquisiteur le visite dans sa cellule et lui explique qu'il est devenu un gêneur, presque un danger. L’Église catholique romaine et les hommes n’ont plus besoin de lui. La suite relate l'argumentation du Grand Inquisiteur où il explique à Jésus pourquoi son retour n’est pas le bienvenu et qu'il n'entend pas le laisser à nouveau « déranger » par un discours perturbateur pour l’Église et l'humanité.

L’inquisiteur fonde sa position autour de ce qu'il considère comme les trois questions majeures de l'humanité, que Satan a posées à Jésus lors de la Tentation du Christ dans le désert et qui sont décrites dans l'Évangile. « Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l'autorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple[4]. »

  • la tentation de changer les roches en pains (le mystère) ;
  • la tentation de sauter dans le vide à partir du pinacle du Temple et de voir sa chute amortie par des anges (le miracle) ;
  • la tentation de se proclamer « Roi du Monde » (l'autorité).

L’inquisiteur décrit l'attitude de Jésus qui repousse ces tentations au nom de la liberté. Or, selon le Grand Inquisiteur, ce faisant, Jésus montre qu'il refuse certes une solution de facilité, mais dans le même temps il montre qu'il surestime les capacités de la nature humaine. La vérité décevante mais réaliste est pour le Grand Inquisiteur et ceux qu'il nomme ses partisans que la grande majorité de l’humanité est tout à fait incapable de vivre ces principes de liberté et d'amour. L’inquisiteur ne craignant pas d'affirmer que Jésus, en les poussant vers une impasse pratique, a condamné la très grande majorité des hommes à se retrouver en situation de souffrance sinon de folie. Soit bien loin - dixit l'Inquisiteur - de la rédemption promise.

Après avoir recherché la vérité toute sa vie, le Grand Inquisiteur se dit profondément frustré et déçu. Ce qui semble désormais déterminant, c'est plutôt la volonté d'entreprendre quelque chose de pratique et de positif pour l’humanité afin de ne pas la voir souffrir. Lui et ses semblables ne craignent pas de céder aux tentations évoquées ci-dessus, et de prendre le pouvoir. La liberté ? Jésus l'avait offerte aux hommes, mais ceux-ci n'en veulent pas. « Leur liberté, ils l'ont humblement déposée à nos pieds ! »

La raison principale de cet abandon est le poids qu'elle représente pour leurs fragiles épaules. L'homme est une créature trop faible qui redoute cette charge. Il faut donc que quelques-uns se sacrifient et acceptent de porter le fardeau et de gérer l'humanité en utilisant les leviers pratiques et éternels de la manipulation : par l'usage du mystère, du miracle et de l'autorité...

L'inquisiteur représente et défend cette « Église ou à tout le moins cette société de l'efficacité », que Jésus risque encore déranger. L'inquisiteur va même jusqu'à reconnaître qu'il est avec le démon : « Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà. » Il reconnaît que son action consiste à manipuler et à berner les humains : « Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en ton nom, et dans l’au-delà ils ne trouveront que la mort[5]. »

L’inquisiteur assure Jésus de ses bonnes intentions. On pourra le considérer comme un véritable martyr, qui se sera sacrifié en passant sa vie à œuvrer et à choisir au nom de l’humanité : le genre humain vivra et mourra dans l’ignorance. En marche vers la mort et la destruction, ils n'en seront pas moins heureux. Être réaliste : « ils ne sauront jamais répartir [le pain] entre eux ! ». La majorité des hommes préfère le bonheur même au prix de l'aliénation à ceux qui les nourrissent. L'image du pain symbolise le dualisme de la liberté et de la responsabilité. Choisir entre bien et mal, prendre des décisions et assumer les conséquences de l'action. Trop difficile ! Trop douloureux !

Ainsi au terme d'une vie totalement aliénée et heureuse les hommes disparaissent, inconscients mais heureux et non coupables. La faute serait alors portée par la minorité des bergers manipulateurs. Mais - au bout du compte - qui pourra les déclarer coupables d'actions qui ont conduit le plus grand nombre à un certain niveau de bonheur ?

Postérité

Le Grand Inquisiteur est aussi un des cinq cyniques dans le « Cabaret des cyniques » du philosophe allemand Peter Sloterdijk dans sa Critique de la raison cynique, publiée en 1983.

Notes et références

  1. Dostoïevski nourrissait la plus grande admiration pour Friedrich von Schiller.
  2. Les Frères Karamazov, Deuxième partie, Livre V « Pro et Contra », chapitre V « Le Grand Inquisiteur », p. 267, Bibliothèque de la Pléiade.
  3. Les Frères Karamazov, p. 269 et note p. 1234, Bibliothèque de la Pléiade.
  4. Les Frères Karamazov 1880, p. 276
  5. Les Frères Karamazov 1880, p. 281

Bibliographie

Liens externes


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