La Guerre

La Guerre

La Guerre est un triptyque réalisé entre 1929 et 1932 par le peintre allemand Otto Dix. Fortement marqué par la Première Guerre mondiale à laquelle il participe en tant que simple soldat, il fournit un grand nombre de dessins et peintures retraçant cette période traumatisante. La plupart des travaux produits par les artistes de cette tendance ont d’ailleurs été jugés comme « art dégénéré » par le régime nazi depuis peu au pouvoir (1933).

Sommaire

Historique

Aujourd’hui exposé à la Galerie Neue Meister de Dresde, le triptyque n’a pas été composé sur commande mais fait partie de la démarche libératrice et dénonciatrice qu’effectue Otto Dix en transmettant ses souvenirs hérités de la Grande Guerre (quand on lui demanda pourquoi il avait réalisé « La Guerre », il répondit « Je voulais me débarrasser de tout ça [1]!).
On y découvre tour à tour la montée au front, le champ de bataille (et la mort), le retour du front. L’œuvre, entièrement figurative, est imposante : 204 cm x 204 cm pour le panneau central, 204 cm x 102 cm pour les panneaux latéraux et 69 cm x 204 cm pour la prédelle ; le spectateur s’y sent ainsi davantage intégré (elle se présente comme une sorte de paysage dans son champ de vision).
La technique de la tempera sur bois, employée par Dix pour ce triptyque, rappelle celle des anciens comme Jérôme Bosch et son Jugement Dernier.

Un triptyque

Le triptyque : une disposition à l'origine religieuse

Au Moyen Âge, la présentation des œuvres sous forme de triptyque (mais aussi de polyptyques) se développe au sein de l’art religieux européen. Le chiffre trois (trois panneaux) représente la Sainte Trinité (les trois hypostases : Père, Fils et Saint-Esprit). Il est de même souvent possible de diviser le panneau central d’un triptyque dans le sens de la hauteur : dans la partie supérieure on retrouve les cieux, les anges, les dieux, au centre les personnages qui se « purifient » en vue de leur « montée » aux Cieux, dans la partie inférieure le monde des Hommes. On y retrouve parfois une scène de l’Enfer.

Une utilisation détournée du triptyque

En dépit de la similitude des techniques utilisées (tempera sur bois, tout comme au Moyen Âge), on constate au premier regard que La Guerre ne présente aucun lyrisme religieux : le thème des tranchées est représenté froidement, de façon prosaïque. Pire, si l’on décompose le panneau central selon la méthode évoquée précédemment (cieux/espace sanctification/monde terrestre), on peut remarquer plusieurs aberrations à l’art religieux : dans la zone des Cieux sont représentés en général les dieux et angelots, or le rôle de l’angelot semble ici joué par un cadavre lourdement suspendu à une poutre métallique (et drapé, contrairement aux angelots plus classiques, d’un linge grisâtre et en lambeaux) qui pointe d’un doigt raidi le passage obligé, la mort cruelle et douloureuse (et surtout la pourriture de l’enveloppe charnelle).
Dans la partie centrale, les « futurs saints » sont un soldat nanti de son masque à gaz et de son casque lourd, figure phare et presque allégorique de la Première Guerre mondiale, ainsi qu’une dépouille criblée de balles et rongée par la vermine.
Enfin, le monde terrestre n’est qu’un charnier d’entrailles et boyaux disséminés sur toute la largeur du panneau. On n’y retrouve pas une figure humaine reconnaissable.
En utilisant les procédés spécifiques au triptyque religieux, Otto Dix en effectue une parodie qui vise à mettre en avant la déshumanisation des soldats et l’ubiquité de la mort dans les tranchées.

Composition

Violence dans les lignes

Si les lignes horizontales donnent une impression de calme et de tranquillité, les verticales sont plus agressives et rendent compte de l’atmosphère stressante et sans pitié qui régnait dans les tranchées.
Les obliques jouent aussi un rôle prédominant : bien que rythmant la composition, certaines sont plus particulières. Les deux poutres qui retiennent le cadavre suspendu possèdent une direction montante mais elles sont pliées : elles indiquent donc l’échec d’une quelconque élévation vers les Cieux. Sur le panneau de droite, le tronc d’arbre calciné penché vers la gauche induit un mouvement descendant, renforçant ainsi l’inclinaison des épaules du personnage pliant sur le poids du blessé qu'il soutient.

Une perspective bouleversée

On ne trouve au sein des trois panneaux du triptyque aucune ligne qui ne puisse permettre de retrouver la position du point de fuite, aucune ligne qui n’établisse une stabilité. Tout n’est que désordre, débris de chair et de vie. Même la construction en arrière-plan est détruite. Par ce « chamboulement » de la perspective, l’artiste crée un rythme saccadé dans sa composition et renvoie à la perpétuelle tension qu’engendrait la guerre de position. La prédelle en revanche est « murée » de planches qui, elles, établissent à nouveau le calme et la stabilité par leurs lignes régulières. La lumière, que nous examinerons dans la seconde partie, n’est pas étrangère à cette impression de « paix retrouvée » présente dans la prédelle. Il existe deux interprétations quant au rôle des soldats allongés ici : une première selon laquelle ils sont endormis, une seconde, plus probable, qui les expose comme morts.

Une chronologie clairement exprimée

Il est possible de "lire" dans le tableau de Dix : sur le panneau de gauche, les soldats montent au front pour combattre (représentés de dos, ils semblent marcher vers l’arrière-plan rougeoyant), au centre on trouve des ruines et des charniers qui pourraient être signes qu’il s’agit là d’une ville en proie aux combats (cette hypothèse est appuyée par les cadavres et les entrailles visibles au premier plan), sur le panneau de droite ils fuient le front, dans la prédelle ils sont au repos.
Il s’agit donc là d’un cercle vicieux et infernal, d’un éternel recommencement de l’enfer : des soldats montent au front, combattent et meurent pour certains, reviennent à l’arrière, se reposent, repartent au front avec des effectifs nouveaux, combattent à nouveau et se font en partie à nouveau décimer. Otto Dix pointe ici du doigt la dimension cauchemardesque de la Première Guerre mondiale mais aussi les gigantesques pertes humaines (la troupe représentée sur le premier panneau s’étire hors-champs, elle peut donc regrouper des centaines d’hommes… seuls deux parviennent à s’en tirer). Dans La Guerre, l’Homme est représenté comme de la chair à canon.

Il est néanmoins possible de formuler une seconde hypothèse quant aux soldats allongés de la prédelle : ils pourraient tout aussi bien être morts et les planches qui les entourent celles d’un caveau. Ici, Dix utilise à nouveau une disposition caractéristique du polyptyque religieux : sur le panneau central se trouve parfois l’Enfer ou le Jugement, sur la prédelle est souvent représenté le Christ mort. L’Enfer est en l’occurrence ici le monde terrestre, la guerre, et le repos ne se retrouve que dans la mort.

Lumière et couleurs

Il a choisi un nombre limité de couleurs: brun, noir, marron, ocre, orange pâle, gris et blanc;

La lumière du tableau semble venir de la partie superieur gauche.

Froideur et effroi dans la lumière

"Nous, nous voulions voir la réalité, nue et claire, presque sans art", Otto Dix[2]

Les trois panneaux principaux du triptyque du peintre allemand sont éclairés d’une lumière blafarde, qui semble presque « sélective ». Elle provient du coin supérieur gauche de la partie centrale et atteint les deux panneaux extérieurs, créant ainsi un lien entre les trois moments de la guerre que l’artiste évoque. En temps « normal », une lumière blanche dont la source se situe dans le ciel ou tout au moins dans la partie haute du tableau est plutôt « céleste », divine. Elle apporte la connaissance et le bonheur. Ici, la connaissance est néanmoins offerte : on découvre avec horreur les crimes commis pendant la Grande Guerre, comme si Dieu jetait un regard désabusé sur les Hommes, fous, auxquels il a renoncé. Les soldats, à droite, sont obligés de se secourir entre eux, ils sont voués à eux-mêmes.
Il pourrait s’agir de la lumière de la mort : indifférente, froide, sans âme et presque moqueuse, elle paraît éclairer en priorité le cadavre pourrissant, enveloppe même les héros de son voile laiteux et accueille les soldats montant au front.
La stabilité mise en place dans la prédelle grâce à la régularité des lignes acquiert d’avantage de force grâce à l’éclairage mis en place par Dix. Jaune orangée, rassurante, elle renvoie à une grande tranquillité qui contraste fortement avec l’atmosphère du panneau central (ci-dessous, le passage en noir et blanc du prédelle change totalement son ambiance).

Des couleurs qui établissent la signification du triptyque

"Pluie, boue et sang" : les récits des anciens poilus mettent souvent en avant ces trois éléments comme les souvenirs les plus marquants de cette période d’horreur. On retrouve dans le témoignage pictural d’Otto Dix les mêmes ressentiments évoqués cette fois-ci par le biais d’images et de couleurs. Les trois couleurs employées sont principalement le gris, le marron et le rouge (ocre).
On remarque clairement le ciel qui, sur les panneaux latéraux, se détache du reste de l’œuvre : il est rouge et tourbillonnant. En premier lieu, on peut imaginer qu’il s’agit d’une représentation de la ligne de front à feu et à sang. En allant plus loin cependant, il est possible que l’artiste ait choisi de peindre ces nuages rouges tournoyants pour suggérer une autre impression des soldats : celle que le « ciel va leur tomber sur la tête », une sorte de vision apocalyptique qui suggèrerait que la guerre est un cataclysme qui s’étend même aux éléments naturels.

Les différents acteurs de La Guerre

Chaque panneau du triptyque renfermait un ou plusieurs personnages.
Le premier panneau représente des hommes de dos équipé de leur paquetage : ils sont en route pour le front. Dans cette position, ils ont pour but de représenter le spectateur et de l’inviter (pour ainsi dire…) à entrer dans l’atmosphère de la toile et à « vivre » le tableau, la Première Guerre mondiale. Cette situation implique davantage le spectateur qui peut se sentir plus concerné par des événements qu’il n’a pas vécus (ou s’il y a participé, il est possible qu’il parvienne à « exorciser ses démons » de cette manière). On discerne trois personnages notables sur le panneau central : le soldats à gauche, le cadavre suspendu au centre et le corps décomposé à droite. On peut penser que le combattant affublé de son casque et de son masque a gaz fait référence à la déshumanisation des poilus : on ne voit chez lui rien d’humain, il assiste à la guerre, à l’Enfer sans avoir l’air de broncher. Le cadavre suspendu joue le rôle d'une sorte d'angelot macabre, il indique la direction de la mort en passant par la souffrance, avec un rire qui paraît démoniaque. Au-delà de la symbolique funèbre contenue dans le corps de droite, on peut y voir une certaine ironie : ce sont les pieds en avant qu’il se dirige vers les cieux. Est-ce un rejet de la religion ? Il est possible qu’il ait également pour but de dénoncer la cruauté féroce qui se met en place entre les hommes de chaque bord dans le contexte guerrier : tout son corps est criblé de balles, comme si l’on s’était acharné sur lui.
Sur le panneau de droite, on distingue trois personnages : le premier rampant au sol, le second secouru par un troisième qui observe le spectateur. On a ici un témoignage important du sentiment de fraternité qui unissait les soldats et qui était indispensable à la survie : le soldat blessé au sol n’a aucun moyen de s’en sortir s’il n’est pas assisté par un compagnon. Le personnage qui fixe le spectateur peut être interprété comme Otto Dix lui-même, on retrouve en lui une sorte de « signature » de sa présence dans l’œuvre.

Soutenant l'hypothèse de la lumière provenant de la mort elle-même, menaçant les soldats vivants et mettant en valeur son œuvre sur les soldats défunts, on peut remarquer, dans le ciel du panneau central, une sorte de crâne railleur. Ses yeux sont formés par la tête et le pied du cadavre suspendu, le nez par une ruine en arrière-plan et la bouche par des poutres de bois et une sorte de barricade de fortune faite de sacs. Elle est peut-être sur le point d’engloutir le seul soldat vivant du panneau central. Ainsi, la lumière provenant du ciel pourrait en fait avoir pour source la tête de mort elle même.

Parallèle avec le Jugement dernier de Jérôme Bosch

Il est possible d’établir un parallèle avec Le Jugement Dernier de Jérôme Bosch : sur le panneau de gauche de La Guerre, les soldats semblent « motivés » pour aller au front et la roue présente dans le coin inférieur droit peut symboliser cet « entrain ». Cependant, le ciel gronde. Il en est de même pour le panneau gauche du triptyque de Bosch : les Hommes y vivent sereins, mais à nouveau le ciel est menaçant et peuplé de démons.
Sur le panneau central du polyptyque de Dix, on trouve la Mort trônant dans les Cieux, accompagnée d’un « ange » cadavérique. Ils règnent sur un monde de cruauté où ils décident qui aura le droit d’être épargné par la mort et sorti du cauchemar de la guerre. Chez Bosch, c’est Dieu et ses anges (véritables, cette fois-ci), qui rendent le célèbre jugement dernier alors qu’au-dessous d’eux s’étend la débauche. On remarque un détail similaire au sein des deux panneaux centraux : la lumière, chez Dix comme chez Bosch, provient du coin supérieur gauche et englobe les « divinités » qui peuplent le ciel.
Le panneau de droite chez Dix représente les soldats au combat, unis dans l’horreur, livrés à eux-mêmes. Chez Bosch, ce panneau fait référence à l’Enfer et y est peint un monde de douleurs et de péchés. À nouveau, le ciel est en feu.

Notes et références

  1. Les joueurs de Skat Analyse des "Joueurs de Skat" d'Otto Dix
  2. Portrait d'Otto Dix

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article La Guerre de Wikipédia en français (auteurs)

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