Impostures intellectuelles

Impostures intellectuelles

Impostures intellectuelles est un ouvrage d'Alan Sokal et Jean Bricmont publié en 1997.

L'ouvrage constitue une critique assez dure envers ce que les auteurs regroupent sous le nom de « philosophie postmoderne ». Ils visent en particulier des auteurs qui utilisent les concepts ou le vocabulaire des mathématiques ou de la physique, relevant les erreurs et les invoquant pour dénoncer des pensées vides de sens, en commentant des extraits de livres de Jacques Lacan, Julia Kristeva, Bruno Latour, Gilles Deleuze, Luce Irigaray.

Une nouvelle édition, revue et augmentée, est sortie en 1999.

Sommaire

Contexte

Au cours du XXe siècle, la sociologie des sciences et la philosophie des sciences ont vu se développer des courants relativisant radicalement la valeur des thèses admises en science en tant que vérités. Certains défendaient l'idée que les connaissances scientifiques telles qu'elles existent ne sont pas des descriptions d'une réalité extérieure à la société, mais une simple construction de la société humaine. Dans le débat aux États-Unis, les défenseurs de cette position étaient appelés « postmodernes », leurs adversaires étant les « réalistes ».

En 1996, la revue de sciences humaines Social Text publia un recueil d'articles allant dans le sens des postmodernes, sous le nom Science wars. Mais le physicien Alan Sokal parvint à faire publier parmi ces articles une parodie d'article scientifique, volontairement absurde. Cet épisode est appelé « Affaire Sokal ».

Le canular l'ayant rendu assez célèbre, Sokal s'associa au physicien belge Jean Bricmont pour écrire un livre détaillant son point de vue sur ce qu'il cherchait à mettre en évidence.

L'objectif de l'ouvrage

L'introduction du livre annonce les intentions des auteurs en ces termes : « Le but de cet essai est d’apporter une contribution, limitée mais originale, à la critique de la nébuleuse postmoderne. Nous ne prétendons pas analyser celle-ci en général mais plutôt attirer l’attention sur des aspects relativement peu connus, atteignant néanmoins le niveau de l'imposture, à savoir l’abus réitéré de concepts et de termes provenant des sciences physico-mathématiques. Plus généralement, nous analyserons certaines confusions intellectuelles, fort répandues dans les écrits post-modernes, qui portent à la fois sur le contenu du discours scientifique et sur sa philosophie

Critique du post-modernisme selon Sokal et Bricmont

Le contenu de cette section représente le point de vue des auteurs sur leur livre, et n'est pas nécessairement impartial.

Selon les auteurs, le mot « abus » désigne une ou plusieurs des caractéristiques suivantes :

  • Parler abondamment de théories scientifiques dont on n'a, au mieux, qu'une très vague idée. Dans la plupart des cas, les auteurs visés par ce travail ne font qu'utiliser une terminologie scientifique (ou apparemment scientifique) sans trop se soucier de la véritable signification des mots.
  • Importer des notions de sciences exactes dans les sciences humaines sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche. Un biologiste qui voudrait utiliser dans son domaine de recherche des notions élémentaires de topologie (telles que le tore), de la théorie des ensembles ou encore de la géométrie différentielle, serait prié de donner quelques explications. Une vague analogie ne serait pas prise très au sérieux par ses collègues. Ici, par contre, on apprend avec Lacan que la structure du névrosé est exactement le tore, avec Kristeva que le langage poétique relève de la puissance du continu et avec Baudrillard que les guerres modernes se déroulent dans un espace non-euclidien.
  • Exhiber une érudition superficielle en jetant sans vergogne des mots savants à la tête du lecteur, dans un contexte où ils n'ont aucune pertinence. Le but est sans doute d’impressionner et surtout d’intimider le lecteur non scientifique. Certains commentateurs s'y laissent d'ailleurs prendre : Roland Barthes fait l'éloge de l'exactitude du travail de Kristeva et Le Monde admire l'érudition de Paul Virilio.
  • Manipuler des phrases dénuées de sens et se livrer à des jeux de mots. Il s'agit d'une véritable intoxication verbale, combinée à une superbe indifférence pour la signification des termes utilisés.
  • Parler avec une assurance que la compétence des auteurs ne justifie nullement. Jacques Lacan se vante d'utiliser « le plus récent développement de la topologie » et Bruno Latour se demande s'il n'a pas appris quelque chose à Einstein. Au-delà des querelles de chapelles et de personnes, la dispute porte sur la façon de parler des sciences, certains procédés rhétoriques s'apparentant à un usage détourné du prestige des sciences exactes, une forme d'extension de l'argument d'autorité qui permet de donner un vernis de rigueur à son discours. Pour Sokal et Bricmont, les auteurs attaqués ont cru que personne ne relèverait leur usage abusif des concepts scientifiques. Qui est assez autorisé pour s'écrier que « le roi est nu » ?

Le but des auteurs est justement de dire que le roi est nu. Ils ne veulent nullement attaquer les sciences humaines ou la philosophie en général ; au contraire, ils pensent que ces domaines sont fort importants et veulent mettre en garde ceux qui y travaillent (surtout les jeunes) contre des exemples manifestes de charlatanisme. En particulier ils veulent « déconstruire » la réputation qu’ont ces textes d'être difficiles parce que profonds. Dans bien des cas, ils peuvent montrer que s’ils semblent incompréhensibles, c’est pour la bonne raison qu’ils ne veulent rien dire.

Cet ouvrage a été publié en anglais l'année suivante sous le titre Fashionable Nonsense: Postmodern Intellectuals Abuse of Science.

Réactions

Le livre a suscité un numéro de la revue Alliage intitulé Impostures scientifiques, les malentendus de l'affaire Sokal, attaquant Alan Sokal et Jean Bricmont, et défendant les cibles de Sokal sans aucune concession (par exemple, la revue affirme que Latour n'a fait aucune erreur dans son interprétation de la théorie de la relativité, ni Lacan en topologie). Certaines des « cibles » de Sokal ont d'ailleurs participé à ce numéro.

À l'inverse Jacques Bouveresse, philosophe spécialiste en épistémologie, a rédigé de son côté un opuscule, Prodiges et vertiges de l'analogie, où il soutient largement Sokal et Bricmont et où il s'intéresse de près à une « imposture » particulière : l'usage douteux que fait Régis Debray des travaux de Gödel (que Jacques Bouveresse a pour sa part parfaitement assimilés). Il a aussi écrit plusieurs articles sur le sujet.

De manière assez amusante, Jacques Bouveresse a rapidement prophétisé que cette affaire ne ferait que renforcer le prestige des cibles de Alan Sokal, vues comme les victimes d'attaques antifrançaises d'un Américain. Cette interprétation a effectivement été très répandue parmi les opposants à Sokal. Surtout, le livre fut classé comme critique de droite, ce qui déplut à Sokal qui se revendique de gauche et prétendait justement protéger la gauche des charlatans; Sokal avait justement critiqué cette démarche de politisation en accusant dans son texte parodique Gross et Levitt d'avoir attaqué Derrida parce qu'il est de gauche, alors que la critique de Derrida était purement physique.

D'une manière générale, le travail de Sokal et Bricmont a provoqué les réactions suivantes dans la presse (c'est surtout en France qu'il y a eu des réactions passionnées) :

  • Dénonciation d'un complot antifrançais ou antiphilosophique de la part des partisans des cibles du livre[1].
  • Applaudissement et appel au retour au sérieux de la part de leurs détracteurs.
  • Acceptation du contenu mais critique de la méthode de la part d'une assez large partie des intervenants : Sciences et Avenir doute que la compréhension des sciences dures soit suffisante pour juger les intellectuels la mêlant aux disciplines littéraires, Le Canard enchaîné trouve tout simplement les remarques sans intérêt (le journaliste considère qu'on savait depuis longtemps que ces textes n'étaient pas bâtis sur des sciences dures correctement agencées) ; de plus, certains journaux font remarquer qu'il faut croire sur parole les auteurs en ce qui concerne les mathématiques et la physique.
  • Souvent, les applaudissements sont réservés : par exemple Sokal et Bricmont ont été critiqués pour avoir adopté un ton trop dur avec les philosophes analysant la relativité, alors que leurs textes datent d'une époque où les physiciens ne l'avaient pas encore assimilée. Souvent, on reproche aux auteurs leur manque de pédagogie : leur critique de Latour n'améliore pas la compréhension de la relativité. Les auteurs ne prétendent d'ailleurs pas expliquer ces erreurs, argumentant du fait que de très bons livres ont déjà été écrits - et explicitement conseillés aux intéressés par le passé - sur le sujet.

Bibliographie

Liens internes

Liens externes

Notes et références

  1. Pascal Bruckner, « Le risque de penser » et Julia Kristeva, « Une désinformation », Le Nouvel Observateur n° 1716 (1997). Max Dora, « Métaphore et politique », Le Monde du 20 novembre 1997. Robert Maggiori, « Fumée sans feu », Libération du 30 septembre 1997. Juliette Simon, « La haine de la philosophie », Les Temps modernes, n° 600 (1998).

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