- Dilemme de l'Inquisition selon Jack Cohen et Ian Steward
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Dilemme de l'Inquisition selon Jack Cohen et Ian Steward
Au-delà de l'aspect éthique posé fréquemment dans l'histoire par des actions immorales - voire inhumaines - se réclamant pourtant d'un idéal élevé, se pose en termes de systémique un problème technique important : comment en est-on arrivé là ? Curieusement, le problème semble n'avoir été posé dans ces termes que vers la fin du XXe siècle, en particulier par Ian Stewart et Jack Cohen (The Science of Discworld). Ils étudient à cette fin le cas particulier de l'Inquisition, mais des films récents (2007) illustrent exactement la même dérive morale dans d'autres domaines : la Stasi avec La Vie des autres, les multinationales avec La question humaine. Il peut donc être intéressant de rappeler l'analyse effectuée par ces deux auteurs.
Sommaire
Principe
Comprendre la mise en place de cet effet pervers est en effet important si on ne veut pas le voir se reproduire n'importe quand dans d'autres domaines. De fait, on a vu depuis asservir au nom de la liberté, envahir au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, déchirer des affiches au nom de la liberté d'expression, comme on a vu tuer en 1793 au nom des Droits de l'homme (voire, en Amérique du Nord, au nom du droit à la vie), et confisquer arbitrairement des biens de particuliers au nom de la défense du droit à la propriété.
Le choix de l'Inquisition comme cas étudié possède deux avantages : il est à la fois suffisamment proche de l'époque actuelle pour être bien connu du grand public, et en est suffisamment éloigné pour que les passions à son sujet se soient éteintes. De plus, la parabole du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov a marqué les esprits et donne un modèle auquel se référer.
Stewart et Cohen analysent donc quel est le mécanisme de piège sémantique, pour reprendre leur terminologie, s'est mis en place. Ils y mettent en évidence certes un paramètre de soumission à l'autorité, mais également un élément largement étudié en théorie des jeux qui est le pari pascalien.
Le piège sémantique
Pour Stewart et Cohen, l'inquisiteur se trouve nécessairement dans l'un des trois cas suivants :
Foi dans les buts et dans les moyens
C'est en général le seul cas d'inquisiteur qui est présenté (et par exemple Bernard Gui tel que le dépeint en tout cas le Nom de la rose). Ce cas est le plus simple, ce qui ne signifie pas qu'il a été le plus répandu. Ici, l'inquisiteur estime de bonne foi (car cela correspond à ce qu'on lui a inculqué) que les tourments qu'il impose à sa victime après avoir utilisé tous les autres moyens ne sont rien par rapport à ceux que celui-ci éprouverait en enfer pour son attitude « hérétique ». Un tel type d'inquisiteur rentre donc « dans le système » sans état d'âme particulier, hormis l'appréhension du début due à la nouveauté de la chose - mais l'exemple de ses aînés a ici raison de ses appréhensions, la question étant plutôt de savoir comment le processus commence.
Le cas suivant est probablement plus répandu :
Foi dans les buts et doute sur les moyens
Les auteurs estiment plus probable et plus courant ce cas de figure, d'autant que le message évangélique condamne à plusieurs reprises toute forme de violence (si l'on excepte le mouvement d'humeur, sans victimes, où sont chassés les marchands du Temple). Un problème se pose alors à l'inquisiteur : en torturant, ne risque-t-il pas lui-même le salut de son âme et ses chances d'accès au paradis simplement pour tenter de « sauver » celle d'autrui ?
Le dilemme principal se situe ici : d'une part une structure qui attend ce comportement, d'autre part ce risque estimé très grave (du moins si l'inquisiteur a la foi), d'où crise de conscience où trois concepts psychologiques actuellement bien cernés vont intervenir de concert et de façon probablement inconsciente :
- La soumission à l'autorité étudiée par Stanley Milgram (« Qui suis-je pour prendre l'initiative de désobéir à des supérieurs à qui j'ai promis obéissance ? »). Le rôle n'en est que mineur, car la rébellion au nom d'idéaux religieux fut au contraire dès les origines chose courante et encouragée dans l'Église, ainsi que dans la mentalité occidentale en général, dont l'Antigone de Sophocle est considérée comme le mythe fondateur. Reste que c'est en effet dans le cas où est impliqué un pair que cette expérience donne justement son plus haut résultat, et de très loin : 92,5 %.
- La rationalisation, selon laquelle notre inconscient trouve toujours une vision des choses qui justifie nos propres actes. Mettant en jeu le salut de son âme pour « sauver » celle d'un prochain qui lui est inconnu, l'inquisiteur de cette seconde catégorie ne tarde pas à se voir comme une sorte d'altruiste suprême, une sorte de pompier qui « risque le feu » (de l'enfer) lui-même pour tenter d'en sauver une vie. L'amour-propre présent chez tout individu, fût-il moine, confortera cette vision des choses où il restera coincé.
- La pression des pairs, qui tend à faire considérer comme normal ce qui est tout simplement pratiqué, et qui a souvent servi de moteur de comportements jugés parfois absurdes, comme la consommation de tabac ou d'alcool non pour le plaisir, mais pour « faire comme tout le monde ».
Foi absente
Stewart et Cohen envisagent aussi cette éventualité, par souci de n'éviter aucun cas de figure possible. En ce cas, si l'inquisiteur ne croit lui-même ni au paradis ni à l'enfer, la seconde des énumérations précédentes ne joue aucun effet inhibiteur sur lui. Dans de telles conditions, pourquoi ne torturerait-il pas si on le lui demande, puisque cela n'aura pour lui aucune conséquence et qu'il pourra éventuellement avec le temps en éprouver une joie sadique.
La volonté de puissance
À la base des fois religieuse aussi bien que politique ou économique existe la croyance en un idéal justificateur identifié comme puissant (Dieu, sens de l'histoire, grandeur de la Nation). Or on observe que certains grandissent avec le souhait de se concilier cette toute puissance, de se l'assimiler, ou même de s'assimiler à elle, en dehors même de toute conscience religieuse.
Apparition
Dès ses premiers jours de vie le nourrisson va découvrir une forme de puissance en pleurant sur toutes les gammes pour exprimer son inconfort, puis en constatant que souvent ses appels vont déclencher l'action qui va le soulager (intervention maternelle pour l'alimentation tout d'abord). Il expérimente aussi la toute puissance de ses parents qui le soulèvent et le transportent d'un lieu à l'autre.
Développement
Il existe plusieurs logiques de communication pour s'assurer la position de toute puissance, par exemple celle de « comment rendre l'autre fou », sur le modèle de la double contrainte où le sujet est soumis à plusieurs ordres contradictoires. Ou une communication basée sur la désinformation.
Voir aussi
Bibliographie
- Heaven, de Jack Cohen et Ian Stewart, (ISBN 978-0446611039 et ISBN 978-0446529839).
- Sur la volonté de puissance : Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson (trad. Janine Morche), Une logique de communication, Seuil, Paris, 1979 (ISBN 978-2-02-005220-7, ISBN 2-02-005220-2 et ISBN 2-02-002713-5).
- Les Frères Karamazov, de Fedor Dostoïevski. Voir la parabole du Grand Inquisiteur.
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