De rerum natura

De rerum natura
De natura rerum, livre premier (édition de 1675 par Tanaquil Faber)

De rerum natura (De la nature des choses), plus souvent appelé De natura rerum, est un grand poème en langue latine du philosophe latin Lucrèce qui vécut au premier siècle avant notre ère. Composé en hexamètres dactyliques, le mètre classique utilisé traditionnellement pour le genre épique, il constitue une traduction, au sens où on l'entendait à l'époque (voir ci-dessous), de la doctrine d’Épicure.

Le poème se présente comme une tentative de « briser les forts verrous des portes de la nature », c’est-à-dire de révéler au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels. Selon Lucrèce, qui s'inscrit dans la tradition épicurienne, cette connaissance du monde doit permettre à l'homme de se libérer du fardeau des superstitions, notamment religieuses, constituant autant d'entraves qui empêchent chacun d'atteindre l'ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l'âme.

Sommaire

L’épicurisme en Italie

Bien que l'on connaisse peu de choses sur la vie de Lucrèce et même si des incertitudes demeurent quant à l'époque à laquelle il vivait, on est en mesure de comprendre qu'il s'agit d'une période de troubles politiques, marquée par des massacres (massacres de Marius), des dictatures (Sylla, de -82 à -79), des révoltes d’esclaves durement réprimées (révolte de Spartacus, de -73 à -71), ou encore des guerres nombreuses et violentes.

L'histoire de Rome est marquée à cette époque par une crise des valeurs traditionnelles, telle celle de l'idéal de virtus prônant le courage, la loyauté et la modération, qui se trouve souvent bafoué et désavoué. Pourtant cet idéal, soutenu par les stoïciens, avait jusque-là cimenté la société.

Par ailleurs, l'influence de la culture grecque sur la culture romaine est parfois vécue comme une revanche des vaincus (Grecs) sur les vainqueurs (Romains), ce qui explique la résistance rencontrée par ceux qui tentèrent de diffuser la doctrine épicurienne à Rome. Mais ces résistances n'ont pas empêché la doctrine épicurienne de se répandre, notamment dans les milieux de la noblesse, et plus particulièrement dans la région de la Campanie. La nouveauté de Lucrèce, comme le met en valeur Cicéron, est de diffuser cette doctrine sous la forme d'une poésie grandiose, et non, selon les termes de Cicéron, "sans aucun art", "sans netteté, sans ordre et sans ornement", comme l'avaient fait jusque-là les prédécesseurs de Lucrèce.

D’Épicure à Lucrèce : la notion de traduction

Lucrèce n'a pas la prétention de créer de nouveaux concepts, mais de traduire Epicure, c’est-à-dire, selon l'acception ancienne du mot traducere, de transmettre le système épicurien, alors vieux d'environ deux siècles. Il est notable qu'au moment des troubles politiques, c'est la doctrine de l'épicurisme, prônant un repli sur soi pour échapper aux perturbations de la politique, qui commence à prévaloir sur celle du stoïcisme, laquelle en appelait au contraire à la participation (mesurée et à bon escient) du sage aux affaires de la cité.

L'originalité subversive d’Épicure, à son époque, était de glorifier l'individualisme au moment où les autres doctrines érigeaient la « vertu » — qui passait par les affaires publiques, ou du moins les relations avec les autres citoyens — en qualité morale indispensable. Épicure refuse cet idéalisme moral, en affirmant que le bonheur consiste uniquement dans l'absence de douleur et de troubles. « Je crache sur la moralité et sur les creuses admirations qu'on lui décerne, quand elle ne produit aucun plaisir », déclare-t-il. Le principal critère de vérité de sa doctrine est donc la sensation, et la morale a pour but de définir les moyens d'accéder durablement au plaisir. Quant à la physique, elle doit dissiper les « terreurs et ténèbres de l'esprit ».

Le style d'Epicure était d'une technicité qui en rendait la lecture difficile. Dans sa traduction de ce qu'il appelle lui-même un « sujet obscur », Lucrèce restitue sous une forme poétique ce qu'il a pu extraire des textes de son maître : c'est un imitateur original, sans lequel la doctrine épicurienne n'aurait peut-être pas été promise à l'avenir qu'elle a connu.

Le rôle de Lucrèce dans la diffusion de la doctrine épicurienne est d'autant plus grand que certains points de la doctrine d'Epicure ne figuraient pas dans les textes de ce dernier qui ont pu être conservés : ainsi le concept de clinamen ou « déclinaison », déviation minimale des atomes qui explique la formation du monde et de la matière, ne se trouve que dans le De natura rerum. Or, ce concept est particulièrement important puisque, non content d'expliciter la constitution d'un monde fini dans l'univers infini, il garantit la liberté de l'homme, son élan vital, puisque la déviation minimale et spontanée que subissent les atomes est régie par le hasard, et non par quelque déterminisme.

Le choix de la forme poétique

Une visée pédagogique

Si le thème de la nature des choses est « un sujet obscur, » il convient alors de développer des stratégies pour le rendre intelligible. C'est l'une des raisons pour laquelle Lucrèce fait le choix de la forme poétique, afin, comme il le dit, d'imprégner sa doctrine salvatrice « du doux miel de la poésie », comme le ferait un médecin avec un médicament.

Une distinction d’avec les Épicuriens

Épicure et ses disciples méprisaient toute élaboration littéraire. Épicure recommande à Pythoclès, son disciple, de « se boucher les oreilles avec de la cire comme l'Ulysse d'Homère », de fuir à pleines voiles, pour ne pas céder aux « incantations des sirènes de la poésie ». La poésie doit rester un pur divertissement, faute de quoi elle possède « la séduction pernicieuse des mythes » à laquelle il est indispensable de résister, comme à toute superstition qui trouble l'âme.

Un poète « matinal »

Les poètes que l'on appelle « matinaux », tels les présocratiques Empédocle et Ennius, prétendent révéler la nature du monde, c’est-à-dire faire apparaître une cosmogonie par le puissant intermédiaire que constitue le verbe. Lucrèce souligne fréquemment le caractère efficace de son verbe, comme le montre le grand nombre d'occurrence des verbes « dire » et « révéler » dans le poème.

La nature, selon Lucrèce, possède une forme éternellement changeante : les spectacles qu'elle offre nous sont livrés sous la forme d'« espèces » toujours renouvelées, que seule l'habitude nous empêche d'appréhender dans leur éternelle nouveauté. La nature se dévoile au poète, qui a pour fonction presque divine de la révéler à son tour aux hommes.

Lucrèce explore une nouvelle dimension du rapport entre la nature et l'homme, celui-ci acquérant face à la nature la qualité d'un sujet moral. La notion de pacte (foedera), élaborée déjà par la religion romaine et reprise par Lucrèce, pour désigner les lois et limites de la nature, signifie que l'homme doit connaître et accepter ces lois. Mais Lucrèce suggère pour la première fois qu'il est possible à l'homme de rompre ce pacte : une fois le rapport homme/nature libéré de l'idée transcendante de religion, la responsabilité morale de l'homme n'en devient que plus forte. L'homme doit braver « la religion traditionnelle et son regard hideux » afin de se consacrer à l'étude des phénomènes naturels.

Structure

  • Livres I et II : ils sont consacrés aux atomes et aux formations des corpuscules.
  • Livres III et IV : ils sont consacrés aux hommes.
  • Livres V et VI : ils sont consacrés au monde de façon plus générale.

Atomes et vide, être et non-être, finalisme et efficience

Lucrèce expose la vision épicuriste du monde : tout, y compris l'âme humaine et les dieux eux-mêmes, est entièrement constitué d'atomes dans le vide. Ce système équivaut à une critique des superstitions religieuses : « Tant de crimes la religion a-t-elle pu conseiller ! » [1]. Les dieux, habitants des intermondes, vivent une vie bienheureuse et n'interviennent en rien sur les destinées humaines. L'âme, composée d'atomes, se désagrège à la mort. En refusant une vie éternelle, l'épicurisme refuse aussi la peur de la mort : « La mort n'est donc rien pour nous et ne nous touche en rien, puisque la nature de l'âme apparaît comme mortelle. »[2]

En attribuant à l'atome lui-même le mouvement de la génération et le changement qui permet le passage d'un étant à un autre, Epicure s'oppose radicalement à la conception finaliste d'Aristote. Pour Epicure, il n'existe pas de finalité, mais deux choses : les "mouvements appropriés" des atomes d'une part, et d'autre part, les "pactes" mystérieux par lesquels la nature se fixe des limites. Cela implique donc la causalité des phénomènes naturels et de la matière, affranchie de toute finalité : la nature n'est qu'une force aveugle ; ce qui faisait dire à Victor Hugo de Lucrèce qu'il était "le plus risqué".

La conception de la nature comme assemblage d'éléments premiers non caractérisés et immuables entraine une conception du vide propre à Epicure, et par la suite à Lucrèce, qui diffère de celle des présocratiques comme Empédocle et Anaxagore, pour lesquels il existe un principe premier duquel toutes les choses naturelles découlent. Le non-être au sens de Parménide, c’est-à-dire comme principe annihilant, n'est pas repris par Epicure et Lucrèce : selon eux, les corps, les atomes ont le même statut ontologique que le vide. Le réel est composé aussi bien de vide que d'atomes, et le non-être fait partie du réel au même titre que les corps.

Le clinamen

Le clinamen est la déclinaison des atomes, c’est-à-dire un mouvement minimum qu'ils subissent obligatoirement (fautes de quoi les atomes tomberaient verticalement dans le vide et aucun monde ne pourrait naître) mais d'une manière totalement aléatoire. Cette variation minimum dans le mouvement vertical des atomes (à suivre)

La cohabitation de la déclinaison fortuite des atomes et d'un monde stable trouve un écho dans certaines philosophies modernes, notamment dans celle de Michel Serres. Celui-ci, en analysant l'atomisme dans le cadre de la mécanique des fluides, montre comment peut se former un équilibre "au milieu des fluences", permettant aux éléments de ne pas être emportés dans le tourbillon incessant de la matière. "La totalité des fluxions se tient ensemble dans une fixité relative" jusqu'à ce qu'un monde périsse. Même si Lucrèce ne fait aucune allusion aux fluides, c'est bien lui, par ses références aux "tourbillons", qui est à l'origine de cette interprétation. Lucrèce privilégie en effet l'aspect mouvementé, le travail de désagrégation de la nature, sur l'immobilité du monde. Il s'oppose quelque peu en cela à Epicure, qui pour sa part donne une grande place à "l'équilibre stable de la chair."

Plaisir, bonheur, nature et retirement

Le bonheur comme absence de troubles

Selon la doctrine épicurienne, quiconque est en mesure d'échapper aux maux physiques peut atteindre le bonheur. En dehors de la faim, de la soif, de la douleur, les seules entraves au bonheur sont les terreurs imaginaires, dont le fonctionnement de la raison, en s'appliquant à la connaissance de la nature, peut nous aider à nous délivrer. Cet état dont le trouble est absent est appelé "ataraxie" (du grec ἀταραξία, ataraxía signifiant « absence de troubles »).

Le raisonnement vrai

Ce qui importe n'est pas la Vérité, mais l'usage du "raisonnement vrai". L'ambition de la science doit être de calmer nos inquiétudes et d'asseoir notre bonheur, et le rôle de Lucrèce est de nous faire apparaître la nature non voilée, et partant non effrayante.

Le locus amoenus

Lucrèce présente d'emblée la volupté comme associée à la nature. Cela se traduit sur le plan du mode de vie par le concept de locus amoenus, "lieu agréable où l'on se retrouve entre amis, couchés dans l'herbe tendre". Cette idée d'un lieu retiré, hors de portée des turpitudes de la vie politique corrompue, aura une grande fortune par la suite, et le locus amoenus devint rapidement un lieu commun de la littérature latine avant d'inspirer les poètes de la renaissance. Le sage se retrouve "entre soi" avec ses amis, dans le plaisir de l'échange sans identification. Le lieu de prédilection du sage se présente comme une sorte de jardin clos qu'on ne peut quitter sans regret pour retourner dans le monde extérieur et l'univers où règne la violence. Cette violence, dont l'œuvre de Lucrèce résonne de bout en bout, menace le monde : c'est un danger pour la gamme harmonieuse des choses, une force qui s'oppose à la pluralité et à la diversité, source d'une si grande jubilation, des choses du monde.

Notes et références

  1. Tantum religio potuit suadere malorum! I, 101
  2. Nil igitur mors est ad nos, neque pertinet hilum
    Quandoquidem natura animi mortalis habetur. III, 830

Bibliographie

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  • Lucrèce, José Kany-Turpin (ed., trad., intr. et notes), De la nature. De rerum natura, Paris, Aubier, 1993. réédition, Paris, Flammarion, 1997 revue en 1998.
    l'introduction fait le point des connaissances sur l'épicurisme à Rome au -Ie siècle.
  • Sabine Luciani, L'éclair immobile dans la plaine, philosophie et poétique du temps chez Lucrèce, Bibliothèque d'Études Classiques 21, Éditions Peeters, Louvain/Paris, 2000.
    L'auteur montre comment, chez Lucrèce, philosophie et poésie aident à surmonter le malheur des temps par la contemplation du temps éternel.
  • Jackie Pigeaud, Lucrèce, La Nature des choses, dans D. Delattre-J. Pigeaud (éds), Les Epicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2010.

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article De rerum natura de Wikipédia en français (auteurs)

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