Modèles de l'intelligence collective des sociétés

Modèles de l'intelligence collective des sociétés

Des communautés intelligentes qui sauto-organisent, sans chef, qui réagissent instantanément à un message, peuvent communiquer et débattre entre elles : voilà actuellement le modèle standard de l’« intelligence collective » des sciences cognitives. Ce modèle repose sur un principe simple et séduisant : la coopération dentités multiples aboutit à la formation dune intelligence supérieure par lémergence de propriétés cognitives nouvelles. Il est appliqué autant aux sociétés dinsectes (les fourmis), aux neurones dun cerveau, aux organisations humaines (les communautés), quaux réseaux dordinateurs (lInternet).

Lexpression d’« intelligence collective » est devenue lemblème dune galaxie hétéroclite de théoriciens, chercheurs, consultants en organisation et vulgarisateurs qui manipulent pêle-mêle des théories mathématiques de la complexité, des développements informatiques sur lintelligence artificielle distribuée, des spéculations philosophico-politiques sur lavènement dune nouvelle démocratie cognitive et, enfin, des discours prophétiques sur lavènement dun cerveau global. Mais les choses se compliquent quand on veut dévoiler ses lois.

Sommaire

Le modèle des « agents réactifs » : lexemple des sociétés de fourmis

Ce modèle standard est inspiré de systèmes informatiques, les systèmes multi-agents (SMA) [1], une série dagents autonomes interagissent en suivant chacun des comportements simples.

Par exemple, à laide de quelques simples types de comportements attribués à une myriade de soldats robots, on peut simuler une bataille sur ordinateur. Cest ainsi que dans le film Le Seigneur des anneaux (Peter Jackson), les scènes de batailles ont été modélisées sur écransans quaucun figurant réel ne joue la scène. Le comportement des « agents » était géré par un programme dintelligence artificielle multi-agent, nommé Massive[2].

Collectivement, les agents parviennent ensemble, sans pilote ni plan densemble, à résoudre des problèmes. Dans les premiers modèles de SMA, les agents sont dits « agents réactifs ». Leur comportement est guidé par des règles élémentaires les faisant réagir à un environnement changeant.

Par la suite, on tente de modéliser des comportements avec des « agents intentionnels », qui obéissent à des conduites complexes : ces agents possèdent des représentations globales de la situation, sont capables de se fixer des buts, avec une gamme de conduites à leur disposition. Linteraction de ces agents intentionnels suppose alors planification et coordination des comportements.

Prenons un exemple concret sur les êtres vivants. Depuis plusieurs centaines millions dannées, les fourmis primitives possédaient déjà une « intelligence collective » : elles construisaient en commun des dômes et élevaient ensemble leurs larves. Le principe de la coopération fut efficace. Quelques dizaines de millions dannées plus tard, la Terre entière était peuplée de milliers despèces (on en dénombre 9500) capables de construire des fourmilières complexes, avec chambre royale, crèches, greniers, couveuses, solariums, salles dhibernation, salles de garde, cimetièresCertaines espèces pratiquent lagriculture (culture de champignons), dautres lélevage (de pucerons pour récolter le miellat), dautres lesclavage. Et le tout sans chef, contremaître, centre de décision.

Comment sy prennent-elles? Les chercheurs ont tenté de modéliser le problème sous le nom dintelligence en essaim. Le modèle canonique concerne le problème du transport de la nourriture (trouver le chemin le plus court de la source de nourriture à la fourmilière). On suppose que les fourmis répondent à un comportement très simple : chacune suit la trace odorante laissée par les exploratrices retournées à la fourmilière. Comme celles qui empruntent le chemin le plus court font le plus dallers et retours, elles laissent donc plus de traces odorantes. Les autres fourmis ont donc tendance à sagréger autour de cette piste. Au bout dun certain temps, ce chemin est emprunté par toutes.

Des modèles théoriques dintelligence en essaim simulent assez bien par ordinateur, la façon dont les fourmis résolvent le problème dit du « voyageur de commerce » : comment trouver le plus court chemin entre deux points?

Cette voie de recherche semblait donc prometteuse pour létude de lintelligence collective humaine. Pourtant à ce jour, on na même pas découvert vraiment comment les fourmis sy prennent pour résoudre des problèmes plus complexes que celui du « chemin le plus court ». Au fil des recherches, il est devenu évident que les fourmis ne se comportaient pas en agents simples, répondant à des comportements élémentaires (suivre une trace odorante), régis par quelques formules élémentaires pour résolution de problèmes. En fait, la fourmilière est un super-organisme chaque élément, issu dune même histoire évolutive, est déjà doté dun programme de conduite élaboré.

Le modèle des « agents intentionnels » : lexemple du cerveau

De fait, les modèles de lintelligence collective, ispirés des systèmes multi-agents, ont , au fil du temps, intégrer des « agents intentionnels » et non plus seulement des « agents réactifs ». De même, il a fallu intégrer des dispositifs dorganisation hiérarchiques, des centres régulateurs, des dispositifs de supervision, de contrôle, séloignant ainsi de plus en plus du modèle standard lintelligence collective émergerait spontanément dagents rudimentaires en interaction.

Autre exemple biologique : on sait que le cerveau humain est composé de milliards de neurones reliés entre eux par des voies synaptiques. Limmense réseau ainsi formé est parcouru de flux dinformations circulant sous forme chimique et électrique. Comment ce dispositif fonctionne-t-il?

Une des hypothèses avancées est celle des réseaux de neurones formels. Il sagit de modèles mathématiques censés reproduire le fonctionnement des neurones biologiques. Chaque neurone se comporte comme un agent simple, qui réagitpositivement ou négativementà plusieurs stimuli qui lui sont envoyés.

Dès les années 1950, la théorie des réseaux de neurones formels a suscité de nombreux espoirs. On pouvait supposer que par la combinaison entre de très nombreux éléments, reliés entre eux, il serait possible de simuler des fonctions complexes: mémoire, perception, apprentissage, intelligence... Une fois le principe de base découvert, le passage de cerveau simple à cerveau complexe nétait plus quune question de nombre.

Mais très vite, on allait déchanter. Dans les années 1960, suite au piétinement du perceptron[3] et des critiques de ses détracteurs, le projet était au point mort. Puis il a connu une renaissance dans les années 1990 (modèles dits réseaux de Hopfield) et constitue aujourdhui une nouvelle piste pour lintelligence collective. Mais il reste quon ne peut espérer y trouver la façon dont le cerveau sy prend pour résoudre des problèmes généraux. La raison en est la suivante : si le cerveau se présente bien comme un réseau de neurones, cela ne signifie nullement que létude de la physiologie de chaque neurone et de ses connexions avec les autres suffit à expliquer lorganisation densemble.

Plus généralement, le corps humainou de tout autre animal complexeapparaît comme une somme de milliards de cellules interconnectées. Mais pour comprendre le fonctionnement global de ce corps, on ne peut sen tenir à la seule échelle des cellules et de leurs connexions. Des groupes de cellules forment des organes, eux-mêmes reliés entre eux... Il en va de même pour le cerveau.

La démarche élémentariste qui pense reconstruire le fonctionnement du cerveau à partir de réseaux de neurones ne saurait suffire. Pour en saisir la logique densemblecelle des aires cérébrales spécialisées et leurs articulations –, il faut passer à un niveau dorganisation supérieur. Voilà pourquoi les modèles connexionnistesqui se situent à un niveau dorganisation assez élémentairepeinent à comprendre les lois dorganisation du cerveau à un niveau plus global.

Le modèle de la « théorie des organisations » : lexemple des sociétés humaines

Ainsi, il apparaît que très peu dorganisations vivantes fonctionnent sur le modèle standard idéal de lintelligence collective, cest-à-dire dune multiplicité dagents simples qui sauto-organiseraient spontanément.

Aucune ne peut se ramener à un simple schéma démergence. Toutes font plus ou moins appel à des dispositifs complexes formés de modules, sous-modules, centres de commande (système cybernétique[4]Par exemple, le cerveau napparaît pas comme une libre assemblée de neurones indépendants qui sassemblent et entrent spontanément en coopération pour former une belle machine.

Changeons de niveau dorganisation et passons aux sociétés humaines. La question de lintelligence collective y renvoie à des questions classiques en théorie des organisations : comment sélaborent les décisions? se réalise la coordination dactivité dans une institution (entreprise, une administration, etc.)?

Jusquaux années 1970, ces questions étaient abordées à partir dun modèle dominant : lorganisation hiérarchique pilotée du haut vers le bas à partir dun centre de décision unique.

Depuis les années 1980, ce schéma dorganisation a perdu de son crédit. Le déclin des modèles hiérarchiques a conduit à sintéresser de près au travail en équipe, au processus de décision collective (rebaptisée « gouvernance »), à lautonomie et la communication des acteurs, à la logique des réseaux.

Finalement, a-t-on pour autant mis en évidence les lois de lintelligence collective? On en est loin, comme le constate Jean-François Dortier[5] : « Tout dabord parce que le modèle (standard) de lintelligence collective, en se focalisant sur les réseaux, sur le fonctionnement des services, détourne de fait le regard du fonctionnement général des organisations. Or aucune entreprise, aucune administration ne fonctionne sur la base de lauto-organisation. Les entreprises possèdent toutes des lignes hiérarchiques, des lieux de décision et des instances de pilotage centralisés. On peut certes concevoir lajustement, la régulation de dysfonctionnements, la transmission dinformations et dune culture dentreprise. Mais pour construire un avion, bâtir une maison, éditer un journal, faire fonctionner un hôpital, il faut un plan densemble, un centre de pilotage des fonctions spécialisées ».

Le modèle standard de lintelligence collective fonctionnerait-il mieux avec les communautés dindividus, de type associations, foules, réseaux scientifiques, usagers dInternet? Cest le lieu de prédilection des gourous de ce modèle. Par exemple, H. Rheingold[6] soutient, par des cas tirés de différents domaines, que lagrégation spontanée dune foule dindividus peut conduire à des décisions ou choix bien meilleurs que les décisions dexperts. En dautres termes, il vaut mieux suivre la foule, meilleure conseillère, que lavis des spécialistes.

Le principe de la démocratie cognitive sinspire de ces modèles. La délibération collective, en laissant sexprimer les opinions diverses, vaut mieux que parole dexpert qui raisonne seule et en fonction dune logique unique. Mais encore, il importe de regarder de plus près. Si parfois la foule est plus pertinente que lexpert, il existe mille contre-exemples.

En apparence, le modèle des réseaux scientifiques semble répondre au modèle standard de lintelligence collective : organisations communautaires auto-organisées formées par des individus en coopération/compétition. Mais encore, les études sociologiques sur les communautés de recherches décèlent plusieurs types de modèles dorganisation qui reflètent assez peu le modèle mythique de la coopération spontanée. Par exemple, lorganisation de la « big science » (grand programme de recherches impliquant des équipes entières de chercheurs dans des programmes pilotés) ne ressemble pas forcément à lorganisation des communautés de mathématiciens, plus individualistes.

En conclusion

Dès lors que lon veut entrer dans le fonctionnement plus précis des organisations vivantes (sociétés dinsectes, cerveau, organisations humaines, etc.), les choses deviennent plus complexes. Apparaît alors une grande diversité de modes de fonctionnement et de type dorganisation. Les fourmis forment des sociétés totalitaires chaque élément est asservi (par une implacable logique génétique) à la loi du groupe. Ce modèle est-il le même que celui de lorganisation des neurones du cerveau, dune équipe de football, dune communauté de chercheurs?

Il existe une grande variété de modes dorganisation, selon les aptitudes des agents (réactifs ou cognitifs), leur mode de relation (coopération ou conflit), leur organisation densemble (hiérarchique, anarchique) et des finalités (résolution de problème, action collective…). La modélisation de ces différents modes de cognition collective débouche sur des programmes de recherche qui ruinent en grande partie la vision idéale du modèle standard de lintelligence collective.

Notes et références

  1. Voir: Jacques Ferber: Les systèmes multi-agents. Vers une intelligence collective, InterEditions, 1995-1997.
  2. Voir: Ph. Mathieu, S. Picault et J.-C. Routier : « Les agents intelligents », Pour la science N°332, juin 2005, p.44-51.
  3. Le perceptron, créé par Frank Rosenblatt en 1958, est un modèle informatique de réseau de neurones (destiné à simuler le fonctionnement des neurones du cerveau). Le perceptron classique de F. Rosenblatt est doté de deux couches de neurones.
  4. Larousse appelle système cybernétique « des processus de commande et de communication chez les êtres vivants, dans les machines et les systèmes sociologiques et économiques ».
  5. Jean-François Dortier : « Des fourmis à Internet. Le mythe de lintelligence collective », Sciences Humaines N°169, Le dossier sur « Lintelligence collective », mars 2006, p.34-39.
  6. Lidée de « foule intelligente » développée par H. Rheingold a été reprise, en 2004, dans le livre à succès de James Surowiecki : The Wisdom of Crowds (la sagesse des foules).

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Modèles de l'intelligence collective des sociétés de Wikipédia en français (auteurs)

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