Le Turbot

Le Turbot
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Le Turbot (Der Butt en allemand) est un roman de l'écrivain allemand Günter Grass, publié en 1977 aux éditions Luchterhand (Darmstadt). Il a été traduit en français par Jean Amsler deux ans plus tard et est actuellement disponible aux éditions Points-Seuil.

Il est selon l'expression de Thomas Serrier un « feu d'artifice rabelaisien » et une déclaration d'amour aux femmes, ironique et sincère à la fois, au temps des grands combats féministes. Il prend par ailleurs place à une époque charnière dans la vie de l'auteur qui se sépare de sa première épouse Anna et voit la naissance de sa plus jeune fille Helene à qui l'ouvrage est dédié.

Inspiré d'une légende médiévale, Der Fischer und seine Frau (Le Pêcheur et sa femme), reprise par les frères Grimm au XIXe siècle, Le Turbot est une fresque monumentale étalée en neuf livres représentant chacun neuf mois (le temps d'une gestation). Il est largement alimenté par l'histoire et la mythologie germanique puis cherche à développer une réflexion personnelle, universelle et satirique sur la société telle qu'elle a évolué à l'aube des années 1980 et sur les difficultés intemporelles du couple. Le romancier signe également un genre d'épopée lyrique et parodique sur la nourriture, du paléolithique à aujourd'hui : de la consommation du « Glumse » (mélange de lait caillé d'élan avec des œufs de morue) à la dégustation de coquelet aux hormones accompagné de sauce curry en passant par des morceaux d'agneau rôtis à l'ail et aux poires[1]. Grass déclare à propos de cette œuvre : « Le lieu de l'action, c'est le présent; le sujet est l'histoire de notre nourriture, de l'âge de pierre jusqu'à nos jours. » [2].

Sommaire

Résumé

Au départ, il y a une fusion parfaite entre l'homme et Illsebill ou Ava (« Aua » en allemand), la divinité féminine primitive à trois mamelles. La séparation des deux corps entraîne la naissance du monde, habité par l'homme et la femme. À l'âge de pierre, l'homme pêche un turbot dans la Vistule mais le poisson d'ascendance merveilleuse lui promet le pouvoir absolu en échange de sa liberté. L'homme accepte mais est contrecarrée dans ses plans par l'ingéniosité de la femme qui devient cuisinière à travers le temps pour reprendre la position dominante dont elle est privée. Neuf d'entre elles sont ressuscitées par un récit mythique pour incarner chacune un moment précis de l'histoire culinaire : Ava se réincarne en effet en Mestwina la nourricière et meurtrière de l'archevêque Adalbert de Prague au Xe siècle, la mystique et dévouée sœur Dorothée de Montau qui vécut à l'avènement du gothique flamboyant, l'abbesse rabelaisienne Margarethe Rush dite Gret La Grosse, Agnes la Kachoube, née en pleine guerre de Trente ans, la prussienne Amanda Woyke qui introduisit la pomme de terre en Pologne, Sophie Rotzold la cueilleuse de champignons au temps des campagnes napoléoniennes ou encore Lena Stubbe, auteur d'un livre de cuisine prolétarien au début du siècle dernier. Repêché dans les années 1970 dans la mer Baltique, le turbot comparaît devant un tribunal féministe présidé par la juge Schönherr (qui signifie « Bel homme » en allemand), mais le poisson reste imperturbable devant ses chefs accusations. Celui-ci préfère se défendre mollement, dissertant sans fin sur l'histoire et la philosophie et se désolidarisant de l'homme face à ce qu'il estime être son manque d'intelligence et de discernement. Désormais, c'est aux femmes que le dieu-flet prodigue ses conseils et l'homme se voit relayé aux tâches ménagères ainsi qu'à la garde des enfants pendant que son épouse, en quête d'émancipation, jouit d'une virilité nouvelle[1].

Commentaires

Le Turbot est sans doute l'une des œuvres les plus complexes et les plus énigmatiques de Günter Grass, tant sur le plan de la composition stylistique que de la construction dramatique. Il s'agit d'un récit hors du temps présent qui permet à son auteur d'échapper à l'actualité politique immédiate, évoquée notamment dans Le Journal d'un escargot (Aus dem Tagebuch einer Schnecke, 1972)[1]. On y retrouve son symbolisme habituel : neuf mois pour neuf livres (le temps d'une grossesse), ainsi qu'une technique de collage expressionniste et post-moderne héritée de Döblin (anecdotes, bribes de récit, réflexions historiques, considérations philosophiques, poèmes). L'architecture narrative se dissémine dans un récit discontinu, éclaté et cubiste qui découpe les temps de l'histoire en tranches autonomes et les assemble en patchwork. De même, l'œuvre élabore une topographie germanique disparate allant d'Hambourg à Berlin-Ouest, en passant par Lübeck et Dantzig[1]. Le romancier prend plaisir à balader le lecteur au gré d'anachronismes, de digressions infinies, de néologismes, de calembours, de notations grivoises, de jeux de mots savants puis de commentaires ironiques ou érudits[1]. La langue employée multiplie les pistes de lecture. À la fois roman et atelier du roman citant sans cesse, de manière explicite, l'histoire de la littérature et même l'œuvre de l'auteur (Boccace, François Rabelais, Cervantès, Martin Opitz, Grimmelshausen, Voltaire, Lawrence Sterne, Jean Paul, les frères Grimm, Achim von Arnim, Clemens Brentano, John Dos Passos, Le Tambour...), Le Turbot est une fable épique qui renvoie le temps des origines à une pêche miraculeuse, faisant de Gdańsk, de la Baltique et de la Hanse le lieu de la naissance première et des mouvements fondateurs de l'humanité : du combat primitif entre Edek et Wilzek, à l'arrivée en Pologne des tribus pomorzes, en passant par l'invasion de l'Est par les chevaliers teutoniques jusqu'à la vie des Kachoubes sous la guerre de Trente ans. Venue du fond des âges, une voix étrange nous parle et se réincarne en différents personnages. Comme toujours, le romancier démultiplie la narration par le prisme des pronoms personnels (je, tu, il, nous, vous) : entre Ava, la déesse nourricière et les cuisinières dans lesquelles elle se réincarne et l'homme et ses avatars. Le Turbot se veut par ailleurs un grand roman dialectique sur l'histoire de la faim, de la boustifaille, des excès du corps et de l'ordre dionysiaque. De là, naissent les intangibles rapports de force politiques au sein du couple et ses difficultés sentimentales. La forme universelle du conte permet de traverser les identités figées et inchangées à travers le temps selon une pluralité de perspectives[1]. En réalité, la mise en opposition des êtres reste inchangée et la guerre du feu est supplantée par la guerre des sexes[1]. L'angoisse existentielle procurée par les bouleversements du temps moderne et l'impossibilité de trouver un équilibre autant social qu'amoureux perdurent à travers les âges même si le roman s'achève sur un ultime espoir : la naissance d'une fille que contemplent, béats, ses deux parents.

Notes

  1. a, b, c, d, e, f et g Analyse du Turbot par Alain Montandon in Le Magazine littéraire N°381, novembre 1999, « Günter Grass du Tambour au prix Nobel », pages 49-51
  2. (fr) Claire Lindon-Mathieu, « L'an de Grass. Le dernier Nobel du siècle couronne le plus radical des écrivains allemands », consulté le 10 octobre 2009

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