- La tyrannie de la majorité
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Sommaire
Fondements juridiques
Au Canada
Dans une démocratie, le peuple est souverain (suprématie ou souveraineté parlementaire)[1] et les décisions politiques (telles que l'adoption des lois) sont prises à la majorité conformément au principe démocratique[2]. Les lois promulguées par le Parlement sont de portée générale et s'appliquent à tous sans exception[3].
Mais, dans les démocraties libérales (démocraties constitutionnelles), le Parlement (représentant le peuple) n'est pas omnipotent. La Constitution (considérée comme la loi suprême du pays) limite ses pouvoirs afin d'éviter qu'il en abuse (éviter « la tyrannie de la majorité ») et afin que soit préservées les valeurs constitutionnelles. La Cour suprême du Canada précise :
« La légitimité de nos lois repose aussi sur un appel aux valeurs morales dont beaucoup sont enchâssées dans notre structure constitutionnelle. Ce serait une grave erreur d'assimiler la légitimité à la seule « volonté souveraine » ou à la seule règle de la majorité, à l'exclusion d'autres valeurs constitutionnelles »[4].
Elle ajoute :
« L'essence du constitutionnalisme au Canada est exprimée dans le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada ; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». En d'autres mots, le principe du constitutionnalisme exige que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution. Le principe de la primauté du droit exige que les actes de gouvernement soient conformes au droit, dont la Constitution. Notre Cour a souligné plusieurs fois que, dans une large mesure, l'adoption de la Charte (Charte canadienne des droits et libertés) avait fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle. La Constitution lie tous les gouvernements, tant fédéral que provinciaux, y compris l'exécutif (Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, à la p. 455). Ils ne sauraient en transgresser les dispositions : en effet, leur seul droit à l'autorité qu'ils exercent réside dans les pouvoirs que leur confère la Constitution. Cette autorité ne peut avoir d'autre source. Pour bien comprendre l'étendue et l'importance des principes de la primauté du droit et du constitutionnalisme, il est utile de reconnaître explicitement les raisons pour lesquelles une constitution est placée hors de la portée de la règle de la simple majorité. Trois raisons se chevauchent. Premièrement, une constitution peut fournir une protection supplémentaire à des droits et libertés fondamentaux qui, sans elle, ne seraient pas hors d'atteinte de l'action gouvernementale. Malgré la déférence dont font généralement preuve les gouvernements démocratiques envers ces droits, il survient des occasions où la majorité peut être tentée de passer outre à des droits fondamentaux en vue d'accomplir plus efficacement et plus facilement certains objectifs collectifs. La constitutionnalisation de ces droits sert à garantir le respect et la protection qui leur sont dus. Deuxièmement, une constitution peut chercher à garantir que des groupes minoritaires vulnérables bénéficient des institutions et des droits nécessaires pour préserver et promouvoir leur identité propre face aux tendances assimilatrices de la majorité »[5].
Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. (1985), le juge Dickson de la Cour suprême du Canada affirme (pour la majorité) :
« Une majorité religieuse, ou l'état à sa demande, ne peut, pour des motifs religieux, imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue. La Charte protège les minorités religieuses contre la menace de "tyrannie de la majorité" »[6].
Fondements philosophiques
Alexis de Tocqueville
Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville traite du risque de la tyrannie de la majorité (ou « despotisme de la majorité »)[7]. Il affirme :
« Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance. On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèce d’autorité dans son sein. Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu’elle nuit singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde "le despotisme de la majorité"[7]. »
Il ajoute :
« Mais la majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien »[8]. « Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques »[9].
Pour conclure :
« Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs »[10].
John Stuart Mill
Dans son ouvrage De la liberté, John Stuart Mill affirme que « la tyrannie de la majorité » est l'un des maux contre lesquels la société doit se protéger. Il affirme :
« La volonté du peuple signifie en pratique la volonté du plus grand nombre [...] Il est donc possible que les « gens du peuple » soient tentés d'opprimer une partie des leurs ; aussi est-ce un abus de pouvoir dont il faut se prémunir au même titre qu'un autre. C'est pourquoi il demeure primordial de limiter le pouvoir du gouvernement sur les individus [...] Ainsi range-t-on aujourd'hui, dans les spéculations politiques, la tyrannie de la majorité au nombre de ces maux contre lesquels la société doit se protéger »[11].
Voir aussi
Articles connexes
Liens et documents externes
- (fr) Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique, Tome I
- (fr) Conférence Isaiah Berlin : Les valeurs libérales en période difficile (www.liberal.ca)
- (fr) La place du juge constitutionnel dans la vie publique (www.vie-publique.fr)
- (fr) Texte d'opinion d'Éric Folot (www.vigile.net)
Notes et références
- Renvoi relatif à la sécession du Québec,[1998] 2 R.C.S. 217 au para.66
- Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 au para.63
- Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 au para.71
- Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 au para.67.
- Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 aux paras.72-74.
- R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295 au para.96.
- Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t.1, Paris, Flammarion, 1981 à la p.230.
- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t.1, Paris, Éditions Flammarion, 1981 à la p.518.
- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t.1, Paris, Éditions Flammarion, 1981 à la p.172.
- Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t.1, Paris, Flammarion, 1981 à la p.349.
- John Stuart Mill, De la liberté, trad. par Laurence Lenglet, Paris, Éditions Gallimard, 1990 aux pp.65-66.
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