Histoire de la scientométrie

Histoire de la scientométrie

Bibliométrie et scientométrie ont une histoire très intriquée. Les premiers travaux dans ces disciplines remontent au début du XXe siècle. Mais c'est probablement à partir des années 1950 et des contributions de Derek John de Solla Price et Eugene Garfield qu'elles se stabilisent et prennent de l'ampleur.

Sommaire

Les pionniers

Avant la constitution de la bibliométrie en un champ disciplinaire spécifique, quelques chercheurs ont pris les publications scientifiques comme objet détude et ont pu déterminer un certain nombre de lois empiriques.

En 1926, Alfred Lotka énonce une loi qui portera son nom : le nombre dauteurs publiant n articles dans une période donnée est environ égal au nombre dauteurs ne publiant quun seul article divisé par na, a est proche de 2. Autrement dit, si 100 auteurs publient chacun un seul article, 25 en publient 2 (soit 100 / 22), 11 en écrivent 3 (soit 100 / 32), 6 en écrivent 4 (soit 100 / 42), etc. Cette loi énoncée à partir de la revue Chemical Abstracts revient à dire que plus de 60% des chercheurs dun domaine ne publient pas plus dun article dans ce domaine, ou encore que chaque chercheur du domaine y publie en moyenne deux articles. Ainsi, un domaine se caractérise par un petit nombre de spécialistes publiant beaucoup et un grand nombre de publications occasionnelles.

En 1934, Samuel Bradford énonce la loi de Bradford qui sintéresse, elle, aux périodiques. Elle montre que si un tiers des articles concernant un sujet se concentrent dans un nombre réduit de périodiques, le deuxième tiers se trouve dans un nombre n fois plus grand de périodiques et le troisième tiers dans un nombre n2 plus grand. Cette loi correspond à une réalité pratique, celle du documentaliste qui cherche à sabonner aux meilleures revues dun domaine donné : on voit que le nombre dabonnements doit saccroître de façon géométrique pour un nombre de documents saccroissant de façon arithmétique. Il ne devient donc rapidement plus rentable de chercher lexhaustivité en matière dabonnements.

Bien quelle ne sapplique pas uniquement aux articles scientifiques, la loi de Zipf, énoncée en 1935, prédit la fréquence dapparition des mots dans un texte. Elle est utilisée en bibliométrie pour analyser la distribution de certains mots-clefs.

Le père fondateur

Cest à partir de 1950 que Derek John de Solla Price théorise et met en pratique lutilisation des articles scientifiques comme indicateurs quantitatifs de lactivité de recherche[1]. Physicien de formation, il obtient en 1954 un second doctorat en histoire des sciences. Il crée la scientométrie, « science de la science » en refusant lapproche traditionnelle des études de la science, à savoir en refusant de « discuter du contenu de la science » ou de sintéresser à « un savant en particulier »[1],[2]. Il va donc se servir de lensemble des publications scientifiques et de leurs propriétés statistiques comme dun indicateur de lactivité scientifique et un révélateur des lois qui la sous-tendent.

Au-delà dune théorisation de la discipline, ses contributions fondamentales à la scientométrie incluent notamment :

  • des études de la croissance exponentielle de la science et de la « demi-vie » (notion reprise de la décroissance dactivité des éléments radioactifs)[2],
  • des études sur les réseaux de citations entre articles scientifiques[3],
  • une théorie mathématique de la croissance des réseaux de citations[4].

La stabilisation de la discipline

Les citations sont le lien formel et explicite entre des articles qui ont des points particuliers en commun. Un index de citation est construit autour de ces liens. Il liste les publications qui ont été citées et identifie les sources de citations. Quiconque fait une recherche bibliographique peut trouver plusieurs douzaine darticles sur un sujet à partir dun seul qui a été cité. Et chaque article trouvé fournit une liste de nouvelles citations à partir desquelles peut continuer la recherche. La simplicité des index de citations est une de leurs plus grandes forces[5].

Cest au milieu des années 1950 quEugene Garfield développe lidée dutiliser les citations présentes dans les articles scientifiques, cest-à-dire les renvois faits à dautres articles, pour lier les articles entre eux[6]. En référençant ces liens dans un science citation index, il serait alors possible de faciliter le travail de recherche dinformation. En effet, si deux articles A et B sont liés, il est probable quun lecteur de larticle A soit intéressé par B. Si A cite B, il est assez aisé de trouver B à partir de A. Mais si cest B qui cite A, ou encore si A et B sont tous les deux cités par de nombreux articles communs sans pour autant se citer mutuellement, alors la référence à B est impossible à trouver dans A. Dans ce dernier cas, un index de citations apporte toute son intérêt.

Garfield crée alors une entreprise privée sur le modèle du Shepard's Citator utilisé par les avocats et juges pour connaître la jurisprudence. En 1959, devant la difficulté pour son entreprise dobtenir des crédits publics, il change son nom pour Institute for Scientific Information (ISI) et parvient à obtenir le soutien de ladministration de la recherche[7]. Le premier volume du Science Citation Index voit le jour en 1963.

Si des sociologues des sciences comme Robert K. Merton, Jonathan et Stephen Cole, Warren Hagstrom ou Diana Crane ont très rapidement soutenu Garfield dans la création de sa base de données, cest parce quils ont immédiatement compris lintérêt dune telle base pour leurs propres recherches sur le fonctionnement de la science. Cette discipline va donc se développer et sautonomiser. Scientometrics, une de ses revues phares, sera fondée en 1978 par le chimiste hongrois Tibor Braun[8].

La discipline, dans les décennies 70 et 80, s'organise autour de quelques pôles : aux U.S.A. Philadelphie concentre trois acteurs majeurs, l'I.S.I. de Eugene Garfield, qui développe les analyses de citation et de cartographie scientifique (Henry Small), l'université Drexel et la société Computer Horizons (CHI-Research) de Francis Narin, qui professionnalise les indicateurs d'évaluation et propose les premières mesures d'"influence" (impact itératif) qui inspirèrent notamment Google. De nombreuses autres équipes américaines sont actives en infométrie.

En Europe, les équipes en pointe à cette époque sont l'ISSRU de Budapest, autour de Tibor Braun, le SPRU de Ben Martin, de l'université de Brighton, fondé en 1967 et le FHG-ISI (Fraunhofer) de Karlsruhe animé par Hariolf Grupp, plus focalisé sur l'analyse de la technologie ("technométrie") et les brevets. La scientométrie va bénéficier de l'apport d'une nouvelle école de sociologie, le courant franco-anglais de la sociologie de la traduction (embryon de la Théorie de l'acteur-réseau, ANT), représenté en France par l'équipe de Michel Callon et Bruno Latour au CSI de l'Ecole des Mines, Paris, qui s'oppose notamment aux thèses de R.K. Merton. En scientométrie appliquée, ce courant va donner son essor à des méthodes de cartographie des thèmes scientifiques (alternatives aux méthodes de citations) privilégiant les liens entre termes et les liens de coopération.

En 1990, les chercheurs belges Leo Egghe et Ronald Rousseau, à l'initiative du premier cycle de conférences spécialisée (International Society for Scientometrics and Informetrics, ISSI[9]), publient le premier manuel de la discipline[10]. A la même époque, le LISBON devenu CWTS de Antony van Raan, à l'université de Leyde, devient l'une des centres européens les plus actifs en bibliométrie. Le CWTS, le FhG-ISI et le SPRU lancent en 1988 le cycle européen de conférences "Science & Technology Indicators". Parmi d'autres cycles aux préoccupations voisines, les conférences "Triple Helix" (depuis 1996) à l'instigation de Loet Leydesdorff et Henry Etzkovitz se consacrent aux liens multiformes entre université, état, industrie.

Dans les années 90, des structures spécialisés dans les indicateurs R&D et en particulier les mesures scientométriques se mettent en place dans plusieurs pays européens, dont la France (OST-Paris), l'Espagne (Cindoc/CSIC, actuel IEDCYT), le Canada (OST-Montréal).

Parmi les revues cœur traitant de scientométrie et bibliométrie, outre Scientometrics précité, on recense l'American Journal of Information Science and Technology, Journal of Informetrics, Journal of Information Science, Research Evaluation et dans des domaines connexes Research Policy, Science and Public Policy, Journal of Documentation, Information Processing and Management...

Dans les années 2000 se développe le champ voisin de la Webométrie, qui partage avec la scientométrie de nombreuses techniques et un objet d'étude, les réseaux scientifiques. Des chercheurs de toutes les disciplines appliquent aujourd'hui les méthodes d'analyse de réseaux aux questions scientométriques.

Voir aussi

Références

  1. a et b Xavier Polanco, « Aux sources de la scientométrie » sur biblio-fr.info.unicaen.fr
  2. a et b Derek J. de Solla Price (1963), Little Science, Big Science, New York: Columbia University Press.
  3. Derek J. de Solla Price (1965), Networks of Scientific Papers, in Science 149 (3683):510-515.
  4. Derek J. de Solla Price (1976), A general theory of bibliometric and other cumulative advantage processes, in Journal of the American Society for Information Science 27:292-306. (Winner of 1976 JASIS paper award.)
  5. E. Garfield, 1979 Citation Indexing - Its Theory and Application in Science,Technology, and Humanities. Publisher John Wiley & Sons, Inc. 1979. Reprinted by ISI Press, Philadelphia, États-Unis. 1983
  6. E. Garfield, Citation indexes for science: a new dimension in documentation through association of ideas, Science, 1955;122:108-111
  7. Johan Heilbron, La bibliométrie, genèse et usages, Actes de la recherche en sciences sociales, 2002
  8. Yves Gingras, La fièvre de l'évaluation de la recherche, Centre universitaire de recherche sur la science et la technologie, mai 2008
  9. http://www.issi-society.info/
  10. Egghe, L., & Rousseau, R. (1990). Introduction to informetrics. Quantitative methods in library, documentation and information science. Elsevier, 430 p.

Wikimedia Foundation. 2010.

Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Histoire de la scientométrie de Wikipédia en français (auteurs)

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