Théorie de la réception

Théorie de la réception

Théories de la réception et de la lecture selon l'école de Constance

L'histoire de la lecture est fondée sur une dichotomie. Le texte, ou trace écrite, est fixe, durable et transmissible. La lecture est éphémère, inventive, plurielle, plurivoque. Dailleurs, elle est toujours fragmentée : dune part parce quelle est farcie dinterruptionson lit rarement un texte dun seul coupdautre part, parce que tributaire de la mémoire que nous en gardons. Donc, jamais fidèle, toujours à désambiguïser.

Sommaire

L'École de Constance

Depuis le milieu des années 1970, les théories de la réception et de la lecture acceptent cette ambivalence comme caractéristique de la réalisation et de lactualisation des textes littéraires. Les travaux de Hans Robert Jauss (réunis dans Pour une esthétique de la réception) et de Wolfgang Iser (Lacte de lecture et Théorie de leffet esthétique), répondent à cette insuffisance. Dans cette optique, lÉcole de Constance (dont Iser et Jauss sont les principaux tenants) tente de renouveler, dabsolutiser lhistoire de la littérature :

« Lerreur ou linadéquation communes aux attitudes intellectuelles que Jauss réprouve, cest la méconnaissance de la pluralité des termes, lignorance du rapport qui sétablit entre eux, la volonté de privilégier un seul facteur entre plusieurs; d résulte létroitesse du champ dexploration: on na pas su reconnaître toutes les personæ dramatis, tous les acteurs dont laction réciproque est nécessaire pour quil y ait création et transformation dans le domaine littéraire, ou invention de nouvelles normes dans la pratique sociale[1]».

Pour colmater ces brèches de lhistoricité littéraire, les théories de la réception et de la lecture proposent une approche relationnelle le tiers étatlecteur/publicserait la pierre angulaire dune nouvelle perspective communicationnelle de la littérature. Autrement dit, on constate depuis peu que la lecture et la réception de la littérature sont aussi productives de sens : on ne fait plus léconomie de la triade AUTEUR-TEXTE-LECTEUR. On constate l'importance du destinataire pour l'histoire de la littérature. Effectivement, sans lecteur le texte n'existe pas. C'est l'actualisation du texte par la lecture qui lui permet d'entrer dans l'histoire, de jouer un rôle, de se socialiser.

Hans Robert Jauss

Pour Robert Jauss, l'histoire littéraire doit « représenter, à travers l'histoire des produits de sa littérature, l'essence d'une entité nationale en quête d'elle-même[2]».

L'écart esthétique permet de mesurer l'historicité d'un texte. Cet écart est déterminé par lhorizon dattente (concept quil reprend daprès Gadamer et Heidegger) qui constitue un genre de cheminement ou de prédisposition, objectivement formulable, à lacte de lecture. Ce concept relève de trois facteurs :

«[...] présuppose la connaissance et lopposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne[3]».

L'auteur déjoue progressivement les attentes du lecteur de romans de chevalerie, comme Hubert Aquin, avec Prochain Épisode et Trou de mémoire, le fait avec le lecteur de romans à énigmes.

D la fonction sociale de la littérature : lorsque lœuvre change notre vision du monde, il sétablit un rapport (une remise en question) entre littérature et société.

Bien que déjà inscrit dans le texte, le sens reste toujours à actualiser, rôle qui revient évidemment au public. Pour mieux comprendre le rôle du lecteur, il faut partir des prémisses de la Poétique dAristote qui sont à la base de lexpérience esthétique de Jauss. La poiesis est propre au créateur : cest la dimension productrice de lexpérience esthétique.

Par celle-ci, lauteur libère la réalité de ce qui ne lui est pas familier et forme une réalité nouvelle, une fiction qui ne soppose pas à la réalité quotidienne mais nous renseigne sur elle. Laisthesis désigne la dimension réceptrice de lexpérience esthétique un tiers état, le lecteur, extérieur à la sémiose, prend plaisir au sens et sa valeur. Dernier aspect de la Poétique dAristote repris par Jauss: la catharsis. Celle-ci interpelle le lecteur et suscite son adhésion :

« [D]ans le sens dexpérience fondamentale de lesthétique communicative, [elle] correspond donc dune part à la pratique des arts au service de la fonction sociale, qui est de transmettre les normes de laction, de les inaugurer et de les justifier, dautre part aussi au but idéal de tout art autonome: libérer le contemplateur des intérêts et des complications pratiques de la réalité quotidienne pour le placer, par la jouissance de soi dans la jouissance de lautre, dans un état de liberté esthétique pour son jugement[4] ».

Autrement dit, la catharsis est cette propension du lecteur à sidentifier aux personnages et aux situations véhiculés par le texte. En ce sens, Jauss parle deffets communicatifs. Il sétablit un lien, entre le texte et le lecteur, qui est purement dialogique, ceux-ci collaborent en vue de fonder lexpérience esthétique sur une inter-subjectivité.

Wolfgang Iser

Chez Wolfgang Iser, contrairement à Jauss le sens est à révéler, le sens est toujours à construire. Comme chez Jauss, cette sémiosis nest possible quà la condition quune intention habite le lecteur, « [...]lintention de lire, aussi minimale soit-elle, intention qui engage lacte de lecture lui-même et qui cherche son accomplissement dans la lecture jusquà ce que cette dernière prenne fin[5]».

La lecture, cest la rencontre de deux pôles : lun, artistique et propre au texte, lautre esthétique et propre au lecteur. Donc, le texte, portant en lui-même les conditions de sa réalisation, parle au lecteur, le guide afin quil réalise ce qui y est implicite. Ce qui est implicite au texte, cest dabord la situation qui sert darrière-plan à sa réalisation. Dune part, sa situation qui entoure lauteur, appuyé de sa position sur la Terre et dans lHistoire, appuyé de sa culture, de ses valeurs, ses expériences, ses connaissances et capable darticuler un lien artistique logique (le texte) entre tout ceci.
Donc, il écrit un texte, lui aussi normalisé par des structures et des conventions qui sont à la fois textuelles et extra-textuelles[6].

Dautre part, ce texte nécessite un lecteur, appuyé de sa position sur la Terre et dans lHistoire, appuyé de sa société, de son éducation, son enfance, sa sensibilité et habile à établir un lien logique (la lecture) entre tout ça, entre toutes ces conventions.

Pour que la communication saccomplisse, il doit sétablir un rapport entre texte et lecteur. « [I]l manque à ce rapport dêtre défini par une situation commune à lun et à lautre[7]».

Donc, pour établir une telle situation, il faut nécessairement que la lecture soit dialogique : « il en peut naître désormais la situation-cadre le texte et le lecteur atteignent à la convergence. Ce qui, dans lusage commun du discours, doit toujours être donné préalablement, il sagit ici de le construire[7]».

Homologue de lhorizon dattente de Jauss, le répertoire du texte sert à établir cette situation-cadre. En effet, le texte génère lui-même son propre réseau de signification. Il « nancre son identité ni dans le monde empirique, ni dans la complexion de son lecteur[8]». Donc, le répertoire du texte ne distingue pas la fiction de la réalité mais use de la première pour nous informer sur la seconde. Il sagit donc détablir un référent commun. Pour ce faire, il puise dans deux types de normes : littéraires et extra-littéraires, ou textuelles et extra-textuelles. Les premières recouvrent tout ce qui fait référence à la tradition littéraire (citations, intertextualités, etc.). Les secondes sont dordre social. Elles recouvrent tous les discours grâce auxquels on comprend le monde. Dans une certaine mesure, ne pourrait-on pas relier les normes extra-textuelles de Iser au plurilinguisme de Mikhaïl Bakhtine ou à l'intertextualité de Kristeva ? Cest donc dans la convergence de ces deux normes que se forme larrière-plan référentiel du texte. « Les éléments du répertoire ne se laissent donc ramener exclusivement ni à leur origine, ni à leur emploi, et cest dans la mesure ceux-ci perdent leur identité que se profilent les contours singuliers de lœuvre[9]». Ainsi se dégage une équivalence, ou une distance, entre le répertoire et le monde, un peu de la même façon que lécart esthétique.

Le lecteur au centre de la littérature

Bien que Jauss et Iser fassent du récepteur une instance nécessaire à lexpérience littéraire, le texte demeure au centre de leur étude. Il devient une entité portant en elle-même les conditions (structures et systèmes) de son actualisation. Bien sûr, cest le lecteur « qui est lunique responsable de la mise en marche de la sémiosis[10]». Mais il nagit quen tant quopérateur, un peu comme un chimiste suit les étapes dune expérience. Seulement, dans le cas du lecteur, les étapes de signification du texte ne sont pas explicites.

Au lieu de fabriquer quelque solution chimique à partir déléments hétérogènes, il a affaire à un texte qui porte en lui-même des éléments homogènes qui linforment, de façon implicite et progressive, sur la procédure de sa propre réalisation. Cest en ce sens que nous voyons en Iser et Jauss des terroristes de la méthode formelle : terroristes puisquils désamorcent, avec une grande méthodologie, lentité textuelle en y faisant entrer un intrus, le lecteur, indispensable à lexpérience littéraire. Toutefois, le public de Jauss et le lecteur de Iser ne sont pas réels. Ce sont des représentations modélisées de linstance réceptrice de la communication et elles ne peuvent en aucun cas servir à représenter tout lecteur. En effet, leurs théories, à vouloir englober les différents types de lecteurs, nont réussi a y faire entrer aucun deux. Pourtant, le mécanisme lectorial qu'il modélise s'applique à chacun d'eux. Et pour des théories quils qualifient de relationnelles, Jauss et Iser réussissent tout de même, par cette systématisation paradoxale du lecteur, à exclure la psychologie et la subjectivité de la lecture, activités pourtant primordiales à lexpérience littéraire.

Notes

  1. Jean Starobinsky, "Préface", Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. "TEL", 1978, p. 12.
  2. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, p. 23.
  3. H.R. Jauss, ibid., p. 54.
  4. H.R. Jauss, La jouissance esthétique, Poétique, vol.10, #39, p. 273.
  5. Gilles Thérien, Pour une sémiotique de la lecture, Protée, vol.18, #2 (printemps 1990), p. 72.
  6. Nous verrons plus loin ce que sont ces normes textuelles et extra-textuelles.
  7. a et b Wolfgang Iser, La fiction comme effet, Poétique, vol.10, #39, p. 279.
  8. W.Iser, Op. Cit., p. 282.
  9. Ibid., p. 283.
  10. Gilles Thérien, Op. Cit., p. 72.

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Liens

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