Rhétorique sémitique

Rhétorique sémitique

La rhétorique sémitique est une forme de composition littéraire propre aux textes bibliques ou coraniques. Elle est étudiée en tant que telle depuis au moins le IXe siècle e.c. Par exemple, Michel Cuypers indique qu'Ibn al-Mu'tazz tentait déjà de définir, en 887, de quelle manière la structure des textes arabo-musulmans se différenciait de la rhétorique grecque[1]. Cependant, il faut attendre le XVIIIe siècle, avec les travaux de Robert Lowth, pour que la rhétorique sémitique — c'est-à-dire la rhétorique biblique, en l'occurrence — soit analysée par les linguistes. Durant le XIXe siècle, ces études sont essentiellement le fait des milieux protestants, notamment anglican et méthodiste.

La seconde moitié du XXe siècle voit se développer l'analyse de la rhétorique sémitique parmi les chercheurs catholiques, à la suite de Marcel Jousse : entre autres Albert Vanhoye, Paul Beauchamp, Roland Meynet ou Pietro Bovati. Le 17 septembre 2008, s'est ouvert à Rome le premier Congrès international sur la rhétorique biblique et sémitique (ou RBS)[2]. La Société internationale pour l'étude de la RBS, créée à Rome par les spécialistes de ce domaine, compte Michel Serres et Marc Fumaroli dans son comité fondateur, sous la présidence honoraire du cardinal Vanhoye. Elle rassemble plusieurs associations de chercheurs[3].

La rhétorique biblique et sémitique (RBS) se caractérise par plusieurs constantes. Il s'agit notamment de constructions qui obéissent au principe de la symétrie, sous forme de parallélisme, d'effet miroir ou encore de chiasme.

Sommaire

Histoire

Les débuts

En 1753, Robert Lowth publie les Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux, dans lequel il décrit le « parallélisme des membres » dans la poésie hébraïque de l'Ancien Testament. Il montre que les membres des vers bibliques s'articulent entre eux de manière construite. Il décrit le « parallélisme synonymique » quand les membres expriment la même idée, de « parallélisme antithétique » quand ils expriment deux idées opposées, et de « parallélisme synthétique » dans les autres cas. Les vers bibliques sont formés de deux (bimembre) ou trois (trimembre) membres.

Dans les années 1820, John Jebb et Thomas Boys montrent que les découvertes de Lowth marchent pour des textes plus longs en considérant des unités de texte d'un niveau supérieur, comprenant plusieurs membres qui se répondent en reprenant des termes identiques. Ils évoquent des constructions parallèles et concentriques. Leur étude se porte aussi sur le Nouveau Testament, dans lequel ils retrouvent la même méthode de fonctionnement.

Les lois de Lund

Dans son livre Chiasmus in the New Testament: A Study in the Form and Function of Chiastic Structures, Nils W. Lund propose 7 lois sur l'ordonnancement des idées dans la structure symétrique du texte[4] :

  1. le centre est toujours un tournant, il peut être constitué de une à quatre lignes.
  2. au centre il y a souvent un changement dans le déroulement de la pensée et une idée antithétique y est souvent introduite. Après quoi, le déroulement premier est repris et poursuivi jusqu'à la fin du système.
  3. des idées identiques sont réparties de manière à se retrouver aux extrêmes et au centre d'un système, mais nulle part ailleurs dans le système.
  4. dans de nombreux cas les idées vont se déplacer du centre d'un système aux extrémités d'un autre système construit pour aller avec le premier par correspondance.
  5. certains termes tendent à graviter autour de places particulières dans un système donné, en particulier les noms divins dans les psaumes et les citations en position centrale dans le Nouveau Testament.
  6. des unités plus larges sont fréquemment introduites par des passages qui les encadrent (à la façon de portes).
  7. chiasme (symétrie croisée d'éléments antithétiques deux à deux) et lignes alternantes apparaissent fréquemment dans une simple unité.

Au XXe siècle

Marcel Jousse, chercheur et jésuite, s'est intéressé de par ses recherches sur la pédagogie du rythme à la transmission orale de la Bible, et, plus spécifiquement encore, à la formation orale des Évangiles, à leur transmission orale ainsi qu'à leur traduction et à leur mise par écrit. Il passa sa vie à étudier le fonctionnement des traditions orales dans l'ethnologie du premier siècle palestinien. En mettant au jour le mode de transmission par les rabbis d'Israël et l'importance du rôle de la mémorisation, il explique de manière anthropologique le pourquoi de l'importance des structures orales présentes dans la Bible et définit des « lois » qui les précisent : mimisme, rythmo-énergétisme, bilatéralisme, formulisme. Le parallélisme, le rythme binaire, sont pour lui les caractéristiques de l'être humain et de son langage, en particulier quand il s'agit de mémoriser un texte oral[5].

L'originalité de Marcel Jousse est de n'être pas resté sur le plan théorique en ce qui concerne ces questions mais de les avoir rendues accessibles en la pratique de récitations rythmo-pédagogiques de l'Évangile. Plusieurs courants actuels de transmission orale de la Bible sont tributaires de ses recherches. À l'heure actuelle, ses travaux sont principalement continués par les recherches menées par Pierre Perrier (auteur notamment de Karozoutha, De la Bonne Nouvelle en araméen et Evangiles gréco-latins ; et de Evangiles de l'Oral à l'Ecrit).

Enrico Galbiati et Albert Vanhoye, prêtre jésuite, sont les premiers à porter l'analyse sur un livre entier.

La systématisation

Roland Meynet systématise l'analyse rhétorique. Il publie plusieurs livres à ce sujet et est à l'origine de la collection Rhétorique sémitique chez l'éditeur Lethielleux.

Michel Cuypers, dans le cadre de l’Institut dominicain d'études orientales, a publié plusieurs articles montrant que cette méthode de composition se retrouve dans le Coran. Son livre Le Festin présente une étude de la sourate al-Ma'ida. Il montre que cette sourate, réputée disparate, est entièrement construite selon les règles énoncées par Lund, le plus petit segment, mais aussi la sourate entière en ses différentes sections, sont articulés selon les lois de la rhétorique sémitique. L'analyse des structures concentriques permet de dégager des versets particulièrement mis en valeur par le texte. L'analyse de passage plus large permet de contextualiser le texte de la sourate, montrant qu'il fait référence entre autres au Livre des Nombres et à certains psaumes.

La rhétorique sémitique

Pour Roland Meynet, il y a une différence fondamentale entre la rhétorique grecque et son équivalent sémitique : « Le Grec veut convaincre en imposant un raisonnement imparable ; le Juif au contraire indique le chemin que le lecteur doit emprunter s'il désire comprendre. « Com-prendre » : prendre ensemble[6]. »

La terminologie

L'analyse de la RBS possède sa terminologie propre[7].

Les niveaux inférieurs, non autonomes.

  • le terme correspond à un mot.
  • Le membre est l'unité rhétorique minimale, c'est un groupe de termes liés entre eux par un rapport syntaxique étroit. Il correspond au terme grec stique.
  • le segment est le plus souvent bimembre. Cependant on trouve des segments trimembres et unimembres.
  • le morceau est composé de un, deux ou trois segments.
  • la partie est également composée de un, deux ou trois morceaux.

Les niveaux supérieurs autonomes

  • le passage, appelé traditionnellement péricope, comprend une ou plusieurs parties.
  • la séquence est formée d'un ou plusieurs passages.
  • la section est formée d'une ou plusieurs séquences.
  • le livre.

La construction

L'étude de la structure des textes offre une nouvelle lecture de la Bible[8].

Pour Roland Meynet, deux éléments sont typiques de la rhétorique sémitique : la binarité et la parataxe. La répétition binaire structure le texte biblique que ce soit dans les segments bimembres, ou dans les livres, dans lequel on retrouve fréquemment deux structures parallèles, ainsi les deux récits de la Genèse, les deux songes de Joseph ou les psaumes 111 et 112.

La parataxe c'est la juxtaposition d'éléments, les éléments sont posés côte à côte, le plus souvent simplement reliés par un « et » (un simple vav' en hébreu, kai en grec). Le sens seul permet de comprendre le lien entre deux membres, qu'il soit synonymique, antithétique ou de causalité.

Michel Cuypers pose la symétrie comme principe fondamental de la rhétorique sémitique. Trois formes sont recensées :

  1. Le parallélisme quand des unités textuelles apparaissent dans le même ordre ABC / A'B'C'.
  2. Le concentrisme quand les unités sont disposées symétriquement par rapport à un centre ABC / élément centre / C'B'A'. Le centre a alors un rôle particulier, comme édicté par les lois de Lund, mais aussi parce qu'il met en valeur l'élément placé au centre qui a une fonction particulière dans une structure.
  3. La construction spéculaire quand les unités sont disposées selon une symétrie centrale, sans qu'il y ait une unité au centre ABC / C'B'A'.

Les deux dernières structures sont souvent appelées chiasme. Au sens strict le chiasme n'est que la construction croisée de quatre éléments (AB/B'A').

Le rôle du centre

J. Jebb et T. Boys avaient déjà remarqué les constructions concentriques. J. Jebb appelle le centre de Mt 20.25-28 (26b-27) la « clé de tout le paragraphe ou strophe[9] ». John Forbes en 1868 remarque aussi l'importance du centre[10].

R. Meynet remarque et quantifie la place prépondérante attribuée aux questions au centre d'un système dans l'évangile de Luc et le livre du prophète Amos[11].

Dans Le Festin, M. Cuypers insiste sur la valeur particulière de l'élément central. Ainsi le verset 32 de la sourate al-Mâ'ida « Quiconque tue un être humain non convaincu de meurtre ou de sédition sur la Terre est considéré comme le meurtrier de l’humanité tout entière. Quiconque sauve la vie d’un seul être humain est considéré comme ayant sauvé la vie de l’humanité tout entière ! » qui se trouve au milieu de la séquence 27-40, énonce un « principe moral fondamental et universel », qui donne un éclairage particulier à la séquence entière. Mais permet aussi une contextualisation, le centre ici est une citation de la Mishna Sanhédrin IV,5, où elle fait aussi office de commentaire de l'histoire d'Abel et Caïn. Regis Blachère note que le centre du troisième verset (Coran 5.3) détonne du reste. M. Cuypers note qu'en fait sa place correspond à la deuxième loi de Lund (le centre introduit une idée nouvelle…) et que cette construction renvoie au Deutéronome 10.2, ou le centre joue la même fonction : l'institution de l'alliance entre Dieu et les hommes, au milieu de règles alimentaires.

Rapport au texte

Les précurseurs de l'analyse rhétorique ont commencé de manière empirique, en décrivant les phénomènes qu'ils observaient dans les textes bibliques.

La répétition des mêmes schémas et des mêmes règles de construction dans différents livres — allant jusqu'à la composition d'un livre entier —, et à plusieurs niveaux de lecture, montre que les livres sont composés et construits de manière structurée. Il existe donc une manière propre au monde sémitique de construire les textes, qui permet de les comprendre et d'analyser leur structuration.

Il s'agit alors pour R. Meynet de faire confiance au texte. Par la connaissance de lois bien établies d'organisation du texte biblique, l'analyse rhétorique sémitique permet de comprendre et de décrire ce que l'on pensait être des incohérences ou des compilations d'éléments disparates. Ainsi tous les livres qui ont été étudiés dans leur intégralité (Psaumes, Amos, Évangiles de Luc et de Mathieu, l'épître de Jacques, etc.) ont montré une cohérence interne dans l'intégralité de leur composition. Mais aussi la démonstration que les proverbes ne sont pas un enchaînement de préceptes sans rapports, au contraire ils obéissent aux même lois de construction[6]. L'analyse de la sourate al-Mâ'ida, réputée particulièrement décousue, et de nombreuses autres sourates du Coran laissent présager que le texte du Coran est intégralement construit selon les mêmes règles.

Cette méthode d'analyse permet aussi de juger de la pertinence des différents manuscrits ou des versions établies par la critique biblique. Ainsi le début du sermon sur la montagne selon le codex de Bèze « permet d'obtenir une version encore plus régulière que celle du texte retenu par Nestle-Aland[6] ». Il s'agit d'un apport important à la critique textuelle, déjà utilisée au temps de Lowth.

Rapport avec les autres formes d'analyse

Lecture profane

Cette forme de composition est aussi utilisée dans des écrits profanes, de l'Antiquité ou plus récents. On pourrait la retrouver chez Flaubert[12] et Shakespeare[13].

Bibliographie

  • Robert Lowth, Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux
  • Pietro Bovati et Roland Meynet, Le Livre du prophète Amos, Cerf, 1994
  • Thomas Boys, A Key to the Book of Psalms, Seeley & Sons, London, 1825
  • Nils W. Lund, Chiasmus in the New Testament: A Study in the Form and Function of Chiastic Structures, 1942
  • Enrico Galbiati, La struttura letteraria dell'Esodo, Edizioni Paulini, Rome, 1956
  • Albert Vanhoye, La structure littéraire de l'Epître aux Hébreux, Desclée de Brouwer, Tournai, 1963.
  • Daniel Marguerat et Yvan Bourquin, La Bible se raconte. Initiation à l’analyse narrative, Labor et Fides, 1998, 2830911741
  • Roland Meynet, L'Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre la Bible. Textes fondateurs et exposé systématique, Les Éditions du Cerf, Paris, 1989
  • Rhétorique sémitique : Textes de la Bible et de la Tradition musulmane, R. Meynet, L. Pouzet, N. Farouki et A. Sinno, Cerf 1998
  • Michel Cuypers, L'analyse rhétorique : Une nouvelle méthode d'interprétation du Coran, Mélanges de sciences religieuses 2002, vol. 59, no 3
  • Michel Cuypers, Le Festin. Une lecture de la sourate al-Mâ’ida, Collection « Rhétorique Sémitique » no 3. Paris : Lethielleux. 2007

Notes et références

  1. IDEO, Michel Cuypers[PDF]
  2. Le premier Congrès international de la RBS.
  3. Site de la Société internationale pour l'étude de la RBS.
  4. Elles sont citées telles que reprises et traduites par Roland Meynet (Traité de rhétorique …) et Michel Cuypers (Le Festin …)
  5. Revue Jésuites (Nouvelles de la province de France), n° 2, été 2001, p. 8 sqq.
  6. a, b et c Roland Meynet, Lire la Bible, Flammarion
  7. Terminologie spécifique de l'analyse rhétorique[PDF]
  8. L'Analyse rhétorique, une nouvelle méthode pour comprendre la Bible
  9. Cité par R. Meynet, Lire la Bible, Flammarion.
  10. J. Forbes, Analytical commentary on the Epistle to the Romans, tracing the train of thought by the aid of parallelism, 1868
  11. Le livre du prophète Amos, en collab.vec A P. Bovati
    L'Evangile de Luc, Lethielleux, Paris, 2005.
  12. Claudine Gothot-Mersch, Tanguy Logé, Marie-France Renard, Flaubert et la théorie littéraire.
  13. (en)Structural secrets: Shakespeare's complex Chiasmus

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

Exemples de passages analysés


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