- Pensée spéculative
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On nomme pensée spéculative le fait de tirer les tenants et aboutissants d'une chose comme si elle était vraie, sans pour autant la considérer comme vraie.
Sommaire
Une invention récente
La pensée spéculative semble apparaître chez les philosophes grecs de l'Antiquité. Elle va forger peu à peu la mentalité occidentale et faire apparaître dans ses langues tout un attirail destiné à la traiter plus commodément : formes « si... alors... sinon... », formes verbales du subjonctif et du conditionnel destinées à créer une certaine distance entre ce dont on parle et une éventuelle pensée différente que se réserve le locuteur à ce sujet, et qui n'est volontairement pas mentionnée.
La pensée spéculative est la forme par excellence du doute et de la prudence, et est pour cette raison peu appréciée des régimes totalitaires (on se souvient que la Grèce des colonels avait interdit l'enseignement de la géométrie non-euclidienne).
Dans les premières pages de ses Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu présente - ce qui est inhabituel - les exercices de la scolastique comme des exemples importants de pensée spéculative, et met en garde contre le dénigrement hâtif de ce ces "jeux sérieux", comme il les nomme. Jean-François Revel les présente même comme une caractéristique importante de la pensée occidentale[1].
La langue, facteur primordial
Il est difficile dans certains langages existants d'exprimer une pensée spéculative si les nécessités de la survie n'ont pas historiquement fait pression à son apparition. Selon les ethnologues, le problème se rencontre dans certains dialectes africains où le doute ne s'exprime que dans des cas extrêmement spécifiques. L'apprentissage d'une langue possédant les formes verbales conditionnelles et subjonctives est alors difficile, mais plus aucun problème ne se pose une fois une telle langue maîtrisée à l'aide d'exemples et de pratique.
Littérature
- Robert Merle fait dans son livre Un animal doué de raison l'hypothèse de romancier que le langage utilisé par les dauphins ne connait pas cette notion, qui ne leur a jamais été nécessaire. Une grande partie de la difficulté à communiquer avec eux est liée à ce problème. « Je ne comprends pas bien les si. Les si m'ennuient », dit le dauphin Fa.
- L'académicien Erik Orsenna a consacré au sujet un livre : Les chevaliers du subjonctif, où un dictateur tente de faire supprimer cette forme verbale. Voir aussi Novlangue, Babel 17.
- La Nouvelle fiction, genre romanesque contemporain, se définit surtout par l'utilisation littéraire de la pensée spéculative.
- Paul Valéry estime pour sa part que « Le si est un instrument essentiel de l'action mentale » (Cahiers, I)
Cas de la langue hopî
Le hopi dispose de trois formes verbales : l'une concernant les événements dont on a été le témoin direct, une seconde pour les événements rapportés comme observés par une personne connue en qui on met toute sa confiance, et une troisième pour tout autre événement rapporté. Cela constitue autant d'éléments de distanciation. La mémoire collective des Hopis n'a pas gardé trace d'une quelconque période de dictature dans leur histoire[2][réf. nécessaire].
Philosophie occidentale
La notion de pensée spéculative tient une grande place chez Kant, Hegel[3] et Whitehead, qui utilisent tous trois largement ce terme.
Humour, et science-fiction
Il est permis de se demander si l'humour et la science-fiction n'ont pas joué un rôle important dans le développement de la pensée spéculative.
- L'humour prend en général en porte-à-faux les habitudes de pensée, et les oriente d'une façon toute différente (voir Dictionnaire du Diable), sans pour autant prétendre les prendre au sérieux. Il introduit donc fortement la notion de distance du locuteur au sujet traité. Le propre de l'humour est souvent son ambiguïté.
- La science-fiction se montre tout aussi distante par nature avec le réel. Des ouvrages comme les Voyages de Gulliver de Swift ou le Micromégas de Voltaire sont d'ailleurs à cheval entre les deux genres, comme le seront plus tard Isaac Asimov ou Kurt Vonnegut.
Notes et références
- « Ce que la scolastique nous a légué de plus utile, c'est peut-être cette précision [...]. Tout l'enseignement occidental, avec ses Premièrement, Deuxièmement, grand A, petit a, petit b, en a été imprégné. La subordination et l'emboîtement, la vision et la division, pas seulement additives, mais par hiérarchie d'importance et lien de dépendance, la logique des idées, la plan presque architectural dans l'exposé de la pensée ou des faits s'incorporent alors définitivement aux habitudes mentales de l'Occident » (Jean-François Revel in Histoire de la philosophie occidentale).
- Le Matin des magiciens, Louis Pauwels et Jacques Bergier
- G.W.F. Hegel, Écrits sur la religion (1822-1829) Paris, Vrin, 2001
Voir aussi
- Réalisme fantastique
- Planète (revue)
- Catholicisme et pensée spéculative
- Sémantique générale (considère tout propos dans son contexte spéculatif précis)
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