Géographie historique

Géographie historique

Sommaire

Définition

Selon Charles Higounet : « la géographie historique peut s'entendre aujourd'hui comme la restitution à un moment donné d'un état géographique qui a pu échapper d'ailleurs aux hommes de cette époque. C'est la reconstitution du passé géographique. »

La complémentarité de lhistoire et de la géographie dans la culture française

Les Français affectionnent traditionnellement les oppositions et les différences. Ils aiment opposer la droite à la gauche, le rugby au football, la croissance à la crise, lhistoire à la géographie. Le professeur Jean-Robert Pitte écrivait ainsi en 1995 que « lhistoire et la géographie entretiennent en France des rapports de couples orageux » . Il est vrai que les historiens et les géographes se reprochent mutuellement de ne pas parfaire à la complémentarité. Les géographes remettent en cause le poids de lhistoire dans les différentes instances de lenseignement histoire-géographie et le savoir érudit trop éloigné des préoccupations concrètes et présentes dune société en rapide mutation (Jean-Robert Pitte). Les historiens voient dans une forme de géographie actuelle lemploi abusif de concepts complexes et peu accessibles aux non-initiés.Cette situation peut apparaître bien paradoxale car la complémentarité de lhistoire et de la géographie constitue une permanence de la culture française dans ce domaine. Les deux favorisent à travers les siècles, au moins depuis lépoque moderne, la formation des élites, la représentation et la consolidation du territoire politique, la construction de lÉtat-nation. En particulier, la manière dexprimer cette complémentarité sest développée dans la géographie historique dont les origines apparaîtraient dès le XVIe siècle. Celle-ci semble avoir toujours existé et incarne même au XIXe siècle la pratique géographique au côté de la géographie physique. Malgré les différends qui ont opposé historiens et géographes après la Seconde Guerre mondiale, la géographie historique na jamais cessé dêtre représentée par de grandes figures de la géographie française. Par ailleurs, si elle semble avoir toujours existé, elle nen demeure pas moins méconnue et mal aimée, dans la recherche comme dans lenseignement secondaire ou supérieur. On assiste cependant, aujourdhui, à un regain dintérêt pour cette pratique de la géographie en France lié à lévolution et aux exigences dune société obligée de respecter de nouvelles normes juridiques dans laménagement du territoire et de lurbanisme. Pourquoi la géographie historique est-elle si méconnue alors quelle suscite un nouvel intérêt aujourdhui ?

Les origines de la géographie historique

Les origines de la géographie historique en France sembleraient apparaître dès le XVIe siècle dans lenseignement jésuite. Cet enseignement ne fait pas la distinction entre lhistoire et la géographie dans un contexte les notions dÉtat, de frontières naturelles et despace administratif se construisent au sein du pouvoir royal. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme le souligne Jean-René Trochet, le développement des travaux dérudition des textes médiévaux par un corps de spécialistes participe également à cette complémentarité. Les savants reconstituent les anciennes circonscriptions territoriales et déchiffrent le sens des noms de lieux de sorte que se met en place une sorte dhistoire de la propriété et de loccupation du sol en France[1].

Linfluence de la pensée allemande

À partir du début du XIXe siècle, cette première forme de géographie historique entre dans une phase dessor sous linfluence de la pensée allemande. La conception espace-temps des géographes prussiens participe à la formation des élites militaires et politiques germaniques. Elle sappuie sur une approche globale du sujet étudié lhistoire et la géographie sont étroitement mêlées, une sorte de « totalité géographique » selon Paul Claval[2] . Les origines historiques et les faits naturels sont imbriqués dans les travaux des géographes Alexandre de Humboldt (1769-1859) et de Friedrich Von Richthofen (1833-1905). Cette évolution influence directement la pensée française dans de multiples domaines et, notamment, dans les institutions de la géographie naissante.

Linstitutionnalisation de la géographie historique

En 1821, la Société de géographie de Paris est créée et rassemble des explorateurs, des historiens, des naturalistes mais aussi des militaires et des entrepreneurs du négoce international. Dans lenseignement supérieur, la géographie simpose sous la forme de géographie historique. En 1809, une chaire dhistoire et de géographie moderne est créée à la Sorbonne qui devient une chaire de géographie en 1812. En 1866, une chaire de géographie et statistique est ouverte au Collège de France Auguste Longnon enseigne la géographie historique de 1892 à 1911, notamment lhistoire des pays et des noms de lieux. A lÉcole spéciale militaire de Saint-Cyr, la première chaire de géographie est occupée par Théophile Lavallée qui y enseigne la géographie physique, historique et militaire jusquen 1869[3] . A cette époque, la géographie est encore considérée comme une science auxiliaire de lhistoire et une science de cabinet. Les géographes sont spécialisés dans lanalyse des archives à contenu géographique et sintéressent, dans la tradition des siècles passés, aux données régionales ou aux foyers des grandes civilisations (Rome et lÉgypte ancienne par exemple). Les lendemains de la défaite française face à lAllemagne en 1870-1871 marquent un nouveau tournant de la géographie historique. Les institutions et les enseignements géographiques sont reconnus et réorganisés grâce aux travaux dune nouvelle génération de géographes français. Vidal de la Blache 1845-1918) en est lun des plus illustres représentants[4]. Historien de formation, il enseigne la géographie à la faculté de Nancy puis à lUniversité de la Sorbonne à partir de 1898. Il publie Tableau de la géographie de la France en 1903, premier volume dune Histoire de la France des origines à la Révolution, dirigée par Ernest Lavisse, dans lequel la géographie et lhistoire sont étroitement associés dans une géographie physique et humaine. Lauteur y présente une relation entre la globalité géographique et la description des mœurs des habitants dans des aires géographiques qui nont plus pour limites les circonscriptions administratives mais celles des genres de vie. Lorsquil étudie, par exemple, létendue des forêts de Sologne, il évoque les origines médiévales et féodales pour en expliquer limportance dans les genres de vie locaux. Ses études portent sur les espaces humanisés dans le temps présent et dans une perspective historique. Cette manière de concevoir la géographie est suivie par plusieurs générations de géographes avant la Seconde Guerre mondiale. Lucien Gallois (1857-1941), dans Régions naturelles et noms de pays (1908), suit cette démarche pour analyser les modalités de la dénomination des circonscriptions rurales françaises. Philippe Arbos, dans la Vie pastorale dans les Alpes françaises (1922) montre limportance des déplacements des habitants et des troupeaux dans les moyennes montagnes depuis le Moyen Âge. En somme, durant cette deuxième période, la géographie historique se situe au cœur de la démarche géographique et participe directement à la formation de plusieurs générations de géographes et dhistoriens.

La géographie historique dans la seconde moitié du XXe siècle

De la Seconde Guerre mondiale jusquà aujourdhui, la géographie historique demeure lune des manières de considérer la discipline malgré la distanciation de plusieurs courants de la géographie des méthodes historiques. Si elle apparaît en net recul dans la recherche, plusieurs géographes la maintiennent à haut niveau de rayonnement. Roger Dion (1896-1981), spécialiste de géographie rurale et professeur au Collège de France à partir de 1948, consacre plusieurs études dans une perspective historique. Dans sa thèse de doctorat sur le Val de Loire (1931), il exploite les noms de lieux comme témoins des types déconomie rurale. Dans son Essai sur la formation du paysage rural français (1934), il décrit et explique les origines des paysages ruraux français. Dans Histoire de la vigne et du vin en France (1957), ouvrage de référence encore aujourdhui, il sintéresse à lévolution de la vigne et des vignobles depuis lAntiquité. Dans lensemble, la géographie historique est essentiellement consacrée aux structures agraires et aux paysages ruraux à travers les époques. Pierre Brunet, autre exemple, soutient une thèse de doctorat en 1960 intitulée Structure agraire et économie rurale des plateaux tertiaires entre la Seine et lOise les différences daménagement entre les vallées et les plateaux sexpliquent par la présence de plusieurs abbayes sur ces derniers dès la période médiévale[5]. A la fin du XXe siècle, cette orientation marquée vers les questions rurales tend cependant à évoluer. Une nouvelle génération de géographes ouvre dautres perspectives mises provisoirement en retrait des recherches. Jean-Robert Pitte, dans Histoire du paysage français (1983), analyse lévolution des paysages ruraux comme urbains. Xavier de Planhol, outre ses travaux sur les formes dhabitat et de paysages ruraux, publie de nombreux ouvrages sur la géographie historique des civilisations (lIslam), la géographie historique de la France et les genres de vie (la consommation alimentaire) [6] De nouvelles synthèses sont publiées comme celle de Jean-René Trochet, professeur de géographie historique à la Sorbonne, intitulée Géographie historique, hommes et territoires dans les sociétés traditionnelles (1998)[7]. La géographie historique connaît un net regain dintérêt parmi ces nouvelles générations de géographes qui ouvrent de nouveaux champs de recherche. Le colloque international que jai organisé, en collaboration avec le professeur Jean-René Trochet, en Sorbonne en 2002, en est la géographie historique ?, en témoigne. Les thématiques y sont apparues étonnement diversifiées vers la géographie de la santé, de la zoographie, du patrimoine industriel et des transports, de la démographie ou des questions militaires[8]. La redécouverte de la géographie historique constitue un phénomène bel et bien majeur de la géographie française en ce début du XXIe siècle au point que lune des questions au programme des concours de recrutement de lenseignement secondaire à la même période sintitulait Espaces et temporalités.

Le regain dintérêt pour la géographie historique aujourdhui

Ce regain dintérêt pour la géographie historique parmi les géographes depuis les années 1980 sexplique pour différentes raisons. Celles-ci renvoient à la fois à la combinaison des temporalités, à la diversité des thématiques et au jeu des échelles géographiques. Contrairement à la méthode historique, qui distingue quatre grandes périodes (ancienne, médiévale, moderne et contemporaine), la géographie historique ne se soucie pas de découpages temporels figés et orientant les études dans une période en particulier. Elle se construit selon des dynamiques et des rythmes temporels qui varient selon lobjet étudié. Cette différence avec lhistoire nempêche pas de réfléchir sur la manière dappréhender la notion déchelle temporelle. Dans un article publié en 1995, Pierre Flatrès montre quil existe deux rythmes majeurs[9]. Le premier porte sur la géographie dite rétrospective. Le terme nest peu, voire pas du tout employé, alors que la démarche se rencontre surtout dans les travaux des historiens. Fernand Braudel, dans la Méditerranée et le monde méditerranéen à lépoque de Philippe II (1949) emploie lexpression de « géographie humaine rétrospective ». Pour Jean-Robert Pitte, la géographie rétrospective serait « l'application des méthodes modernes de la géographie à des situations du passé et avec les sources et documents du passé ». Son intérêt réside dans lanalyse des phénomènes géographiques à un moment défini dans le passé. Létude de Marie Saudan, Espaces perçus, espaces vécus : géographie historique du Massif central du IXe au XIIe siècle (2004), en est un exemple[10]. Cette géographie historique du Massif central traite des espaces politico-administratifs civils et ecclésiastiques, des espaces monastiques à travers la structure des réseaux de dépendances monastiques, des espaces de diffusion des monnaies et des espaces culturels en lien avec les pratiques de lécrit. A travers létude des chartes (soit 2765 textes en latin), lauteur montre ainsi les mutations et les permanences des modes de vie des habitants du Massif central à des échelles spatiales variées. Il en résulte, notamment, que ce territoire, qui na jamais formé une entité politique, continue de présenter des éclatements spatiaux au travers des phénomènes étudiés sans que la montagne ne joue dinfluence spécifique. Le second rythme temporel renvoie à la géographie dite historique. Pour Xavier de Planhol, elle se définit par des « incursions des géographes dans le domaine historique », « la recherche dans le passé dune explication du présent » sans rechercher la reconstitution historique globale. Pierre Flatrès emploie lexpression de « tri des traces du passé » pour comprendre le présent. Jean-Robert Pitte, dans Bordeaux-Bourgogne, les passions rivales (2005) illustre cette seconde démarche[11]. En mêlant histoire et géographie, lauteur fait découvrir toutes les facettes dun fossé qui sest creusé depuis des siècles entre Bordeaux et Bourgogne au travers des modes de fabrications des vins, de leur commerce et de leur consommation, des cultures et des vies qui sy sont consacrées avec passion. Sur une période longue, de lAntiquité à aujourdhui, il montre que les bons terroirs résultent à la fois de données physiques avantageuses et du savoir-faire des vignerons qui se perfectionne lentement depuis les premières implantations de vignes durant lAntiquité gallo-romaine. Par exemple, au Moyen Âge, les moines de Cîteaux, propriétaires du Clos de Vougeot, améliorent des techniques ancestrales et abandonnent le complantage (vignes mêlées aux arbres fruitiers). Le premier attrait de la géographie historique se distingue justement dans cette souplesse danalyse des rythmes temporels les grandes périodes ne forment pas densembles cloisonnés, mais au contraire une continuité les éléments du passé permettent de comprendre les faits actuels. La deuxième spécificité de la géographie historique se rencontre dans la transversalité des thématiques. aussi, cette approche de la géographie apparaît ouverte à de multiples domaines des sciences. La conception dAuguste Longnon, professeur au Collège de France entre 1892 et 1911, qui sintéressait essentiellement aux évolutions des circonscriptions territoriales, est de longue date dépassée, même si elle reste utile à la formation des chartistes à lÉcole des Chartes. Elle a pu encore connaître un certain rayonnement par louvrage de Léon et Albert Mirot (1947)[12]. Mais, depuis le début du XXe siècle, la géographie historique souvre à un large éventail de thématiques. Elle apparaît traditionnellement politique (les circonscriptions territoriales et la géographie des frontières) et rurale (les techniques et les structures agraires, les formes dhabitat, les paysages agraires, les mutations de lespace agricole). Elle tend à se diversifier vers dautres thématiques comme celle de laménagement du territoire (les grandes politiques des États)[13], de la géographie urbaine (mutations des paysages urbains et de lurbanisme), économique (études des espaces et des paysages industriels, agricoles, tertiaires, des réseaux de transport et déchange), sociale (les genres de vie, les contrastes régionaux des pratiques religieuses, des niveaux dalphabétisation, etc.). Lapproche culturelle occupe une place à part. Déjà explorée par lécole vidalienne, elle suscite un intérêt particulier depuis les années 1980 autant parmi les géographes que parmi les historiens. Lhistorien Alain Corbin, dans Le territoire du vide, le désir du rivage de 1750 à 1850, montre que, jusquau milieu du XVIIIe siècle, la plage est perçue comme un espace de transition entre les hommes et le chaos de lunivers marin[14]. Elle fait partie des interdits que les mythes et linterprétation biblique entretiennent depuis lAntiquité. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les valeurs attachées à cet espace sont inversées. Le littoral attire et fascine une minorité de personnes, comme les scientifiques, qui apprécient la contemplation du spectacle dun rivage travaillé par les vagues, les bains de mer dont on découvre les bienfaits pour le corps, le plaisir dune promenade dans une atmosphère oxygénée. Outre les données physiques et techniques, Jean-Robert Pitte, dans Bordeaux-Bourgogne, les passions rivales, accorde une large place aux facteurs culturels puisque ce sont justement les hommes qui sont au cœur de la géographie historique. Si les techniques évoluent vers la recherche de la qualité au XVIIIe siècle, les vins de Bordeaux et Bourgogne suivent des destins différents parce que conçus pour des clientèles elles-mêmes différentes. Dès le milieu du Moyen Âge, les Bourgognes sont consommés sur les tables des rois, des papes et des évêques, les Bordeaux sont exportés vers lAngleterre dès que lAquitaine passe sous domination des Plantagenêts en 1152. Ces chemins qui se séparent dans lévolution des vignobles ne cessent pas de séloigner durant le faste XVIIIe siècle. La formation des grands domaines fonciers appartenant à de puissantes familles, les investissements réalisés, les exigences nouvelles des clientèles, les réseaux de commerce vers la mer du Nord pour lun, vers Paris et les régions accessibles pour lautre, contribuent largement au creusement des différences. Lauteur montre aussi le poids des différences de ces deux mondes qui ne se côtoient pas. « En caricaturant quelque peu, les Bordelais ont des diplômes, parlent anglais et parfois une autre langue étrangère, lisent quotidiennement la presse économique, shabillent à la mode des gentlemen farmers anglais (...). Les Bourguignons, au contraire, pour beaucoup dentre eux ne font pas détudes poussées, shabillent dans le style rustique ou sportif (...), et ont des manières fièrement assumées de paysans » [15] . Les différences sont finalement présentes dans tous les domaines, non seulement dans la saveur des vins, mais aussi dans la forme des bouteilles (bordelaise/champenoise-bourguignonne), le lieu et le moment de la dégustation (en carafe et à table dans le Bordelais, en bouteille et « quand on a soif » en Bourgogne et à Paris), le contact entre buveur et vignerons plus ouvert et moins maniéré en Bourgogne. La pratique religieuse, linfluence protestante marque bien des manières dêtre et de penser le vin dans le Bordelais, mais non dans la Bourgogne traditionnellement catholique, contribue aussi à mieux comprendre ces différences. Par exemple, le choix du cabernet-sauvignon à Bordeaux répond au besoin de séduire une clientèle protestante nord-européenne, en accord avec une conception puritaine du monde, d des saveurs qui inspirent le contrôle de soi-même. Les vins de Bourgogne renvoient à une influence plus catholique et latine dautant que lÉglise a été un grand propriétaire de vignobles jusquà la Révolution. Lauteur aime rappeler la sentence du cardinal de Bernis (probablement apocryphe: « je dis ma messe au grand meursault pour ne pas faire la grimace au Seigneur en communiant » (p. 228). En somme, la géographie historique forme une discipline à part entière, compte tenu de la diversité de ses thématiques, qui souffre cependant dun déficit de reconnaissance dans le domaine de lenseignement supérieur. Il est rare que, dans les Universités, un enseignement spécifique y soit consacré. Le plus souvent, elle est abordée séparément, parfois à titre introductif, dans lune des branches de la géographie, quelle soit rurale, urbaine, économique ou politique. Toujours est-il que la géographie ne peut se passer des facteurs historiques pour assimiler les mutations du temps présent.Enfin, il ne saurait être de géographie historique sans faire référence à la combinaison des échelles spatiales. Létude dun même phénomène peut révéler des dynamiques différentes selon léchelle locale, régionale, continentale ou planétaire. encore, la géographie historique se distingue de lhistoire par ce jeu des effets déchelles avec, pour conséquence, lemploi de méthodes de travail adaptées et variées selon les cas. Létude de Xavier de Planhol, Leau de neige (1995), illustre à la fois lapproche culturelle en géographie historique et ce jeu des échelles spatiales[16]. Il montre que la consommation dune boisson fraîche ne constitue pas une habitude commune à tous aux origines des civilisations, mais bel et bien une transgression dun ordre naturel. Les sociétés consomment traditionnellement les boissons chaudes ou tièdes. Pour démontrer ce fait, lauteur suit trois grandes idées. La première est de rappeler que le besoin de rafraîchir la boisson naît dans lOrient antique (en Égypte) parmi les élites, puis sest développé progressivement vers lOccident à partir de la Renaissance, enfin étendu dans les classes populaires à partir du XXe siècle. Les usages évoluent ainsi de lOrient vers lOccident, puis de lOccident vers les colonies, des élites vers les classes populaires. Les sociétés inventent et adoptent ainsi des techniques différentes pour destiner aux jours les plus chauds cette fraîcheur. La deuxième idée apparaît justement dans les différences culturelles de mise au point des techniques de rafraîchissement. Xavier de Planhol en distingue alors trois principales : les procédés chimiques et naturels, la glaciaire qui conserve la glace et la neige, le réfrigérateur qui devient un produit de masse au dernier siècle. Enfin, lauteur montre que cette habitude alimentaire, si commune aujourdhui, sest inégalement développée dans le monde avec quelques pôles régionaux de résistance. Il distingue lusage courant de la glace naturelle dans les zones tempérées à hiver froid (Russie, Canada, Norvège, etc.), la recherche de la glace, parfois sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres, dans la zone tempérée à hiver modéré (commercialisée dans les zones urbaines), la consommation de leau de neige dans la zone subtropicale méditerranéenne (Afghanistan, Iran, Italie du Sud, Chili, Syrie) prélevée en hiver puis conservée dans des puits. Enfin, des zones de résistance se font jour selon les époques et les civilisations. Au XIXe siècle, en Prusse orientale et en Baltique occidentale, laristocratie se refuse à consommer une boisson fraîche puisque le froid renvoie à lenfer. Au XXe siècle, la bière et le thé en Angleterre, le saké et le thé dans laire sino-japonaise se dégustent traditionnellement tièdes. En somme, le jeu des échelles et des typologies spatiales favorisent une toute autre analyse. La géographie historique française ne cesse donc dévoluer selon des perspectives plus larges tant par les thématiques que par les méthodes -dérudition et de terrain- employées. En dehors de tout plaisir quelle procure au chercheur, quels usages et quelles utilités peuvent en être tirés? Le récent colloque international de géographie historique, organisé à lUniversité Paris-Sorbonne en 2002, pose de nombreuses questions, mais apporte aussi de nombreuses propositions concernant lutilité de la géographie historique[17].

Mieux comprendre lenvironnement

La géographie historique répond dabord au besoin et à la nécessité de mieux comprendre et gérer lenvironnement. Au XXe siècle, le défrichement intensif du bocage dans certaines régions de lOuest de la France, à des fins de rentabilité économique et agricole, conduit régulièrement, en période de fin dhiver notamment, à des inondations dommageables aux personnes et aux biens matériels. Les différents travaux de géographie historique rurale, à la même époque des remembrements, avaient démontré que les structures agraires anciennes, originaires du XIe-XIIe siècle, ont été adoptées pour répondre à un besoin économique et social. La suppression du bocage conduit à bouleverser un écosystème et un mode traditionnel du travail de la terre, exposant les sociétés à de nouveaux risques naturels. Les replantations actuelles de haies darbres sur la façade et les échecs des remembrements auraient pu être ainsi évités en suivant les travaux dAndré Meynier, Pierre Flatrès et Jean Peltre[18]. Dans certaines régions forestières, la géographie historique aide également à la prévention contre les risques naturels. Comme le souligne Christine Bouisset dans ses travaux sur la connaissance des incendies de forêt dans le Var, la géographie historique fait un retour sous la pression de la législation. Le code de lenvironnement de 1987 oblige à informer les populations des risques éventuels tandis que, depuis 1995, les dispositifs réglementaires intègrent systématiquement une analyse historique des phénomènes naturels à risques. Dans le massif des Maures, lanalyse de la répétition et de la fréquence des incendies de forêts, à partir de sources écrites et orales, conduit à observer que les incendies se reproduisent au même lieu. Ce nest pas tant le tourisme, lexode rural ou labandon de lentretien des forêts qui constituent le phénomène explicatif essentiel, mais le fait que les feux réapparaissent aux mêmes endroits. La prise en compte de ces comportements permet ainsi de mieux mesurer la prévention et le risque encouru par les sociétés. Ailleurs, en Lorraine, la remise en cause des modèles sylvicoles à la fin du XXe siècle, afin daméliorer leur gestion, aboutit à la recherche des paysages dautrefois. Sest ainsi posée la question de la redécouverte des aménagements forestiers antérieurs au XXe siècle dans une région la forêt constitue un enjeu économique et culturel essentiel compte tenu des superficies concernées, comme dans les Vosges. Des pressions divergentes entre les groupes dintérêts, entre les écologistes et les forestiers notamment, se sont manifestées[19]. Les travaux sur la géographie historique des milieux forestiers aident à mieux comprendre le fonctionnement global des écosystèmes et des sylvosystèmes passés et présents. Ils tendent aussi à faciliter la mise en œuvre des chartes forestières, à concevoir « des architectures de peuplement plus cohérentes possibles » et à dépassionner la patrimonialisation des forêts. Lapport de la géographie historique se révèle finalement essentiel pour mieux concevoir les aménagements futurs des milieux naturels.

La géographie historique et laménagement du territoire

En matière daménagement industriel, les mêmes principes peuvent être soulignés. Les travaux sur les paysages industriels de Leipzig-Halle de Michel Deshaies en témoignent[20]. Cette région allemande de lex-RDA est marquée par plusieurs siècles dexploitation minière (cuivre et lignite). Le régime socialiste, avant 1989, avait même accentué les aménagements industriels bouleversant plus encore le paysage naturel. Dans les années 1990, la crise industrielle conduit à larrêt brutal de presque toutes les activités minières. La question du devenir de ces espaces industriels sest donc vite posée pour les élus politiques et a conduit à mener des études pour des travaux daménagement paysagers, notamment du passé. Les résultats des études conduisent à deux conclusions majeures. Dans le bassin de lignite, lexploitation du charbon était de création relativement récente, soit dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il nexiste donc pas une forte tradition minière qui aurait influencé la reconversion des sites. En effet, les espaces dextraction ont pu être transformés en espaces lacustres et en aires de loisirs des citadins. En revanche, dans le bassin cuprifère, la tradition minière apparaît beaucoup plus ancienne. Les premières exploitations se sont ouvertes au XIIe siècle. Lactivité constitue un pilier de lidentité et de la culture des habitants. Afin de ne pas rompre avec cette longue histoire minière, il a été décidé de fossiliser les paysages et de favoriser leur mise en valeur. Lapport de la géographie historique aide ainsi à mieux connaître les mentalités et les attitudes des décideurs, les identités locales afin de favoriser des plans daménagements harmonieux selon la culture du moment. Lapport de la géographie historique sinscrit finalement les activités humaines ont laissé des traces. Elle permet de reconstituer le fil directeur du passé des territoires et des hommes comme en témoignent les études daménagement des espaces ruraux et urbains qui intègrent plus fréquemment le facteur historique. La reconversion des berges de la Seine à Paris en aires de loisir pour les citadins pendant le mois daoût résulte de plusieurs années détudes du passé de ces espaces. Celles-ci ont montré que jusquau XXe siècle les quais du fleuve étaient des espaces de vie, souvent festifs, depuis la fin du Moyen Âge. Laménagement des voies autoroutières sur ces emplacements a bouleversé les genres de vie et leurs modes dappropriation au début des années 1970. Les politiques daménagement actuelles reconstituent progressivement et temporairement un passé devenu source de nostalgie[21]. La finalité de la géographie historique est donc plurielle. Elle tend à influencer les décideurs, respecter les attentes du citoyen, créer des espaces en harmonie avec les sociétés. Sa dimension civique est, comme la géographie dans son ensemble, porteuse de nouvelles réflexions sur la responsabilité du citoyen quant au choix des genres de vie. La thèse de Romain Garcier sur La pollution industrielle de la Moselle française 1850-2000 en est un exemple illustratif[22] . Depuis la fin du XIXe siècle, le bassin-versant français de la Moselle (11 500 km2) est confronté à la pollution industrielle alors que les modalités pratiques de la gestion de la pollution de leau sont très mal connues. Lauteur montre, au contraire, que la conscience de pollution industrielle était générale et partagée entraînant des initiatives pour la combattre. Mais les mesures prises par lÉtat se sont révélées inefficaces. Lauteur met en évidence, en particulier, limpuissance des scientifiques à proposer des procédés dépuration satisfaisants pour certains produits comme lammoniaque, d une situation de dégradation acceptée de fait par la population et les autorités. Parallèlement, la législation interdit les déversements industriels dans les eaux mais est incapable de lappliquer dans les sites appropriés d une situation inextricable[23]. La pollution tend donc à saccroître selon le développement des activités industrielles, surtout avant 1914 et au début des années 1960. Lessor industriel de la Lorraine fait lobjet dun consensus entre les pouvoirs publics, les industriels et les populations au nom dun progrès qui permet de négliger tous les effets néfastes de lindustrialisation. La nature apparaît instrumentalisée au profit des industriels, intégrée dans les structures de production industrielle de sorte que les effets de la pollution ne sont pas perçus comme un problème daménagement. À partir de la Seconde Guerre mondiale, un nouveau contexte se dégage : la reconnaissance du lien entre laménagement de la nature et de la pollution industrielle, les incidents de pollution condamnés par la justice, le développement dune thématique de la pénurie deau qui heurte le consensus lorrain, la planification de leau en raison des pénuries potentielles et des pollutions. Un phénomène de prise de conscience de la pollution se fait jour. De fortes pressions commencent à sexercer sur les industriels. La canalisation de la Moselle en 1964 permet la mise en place des commissions internationales pour la protection de la Moselle et de la Sarre contre la pollution. Parallèlement, la question de la salinité du Rhin se pose dès 1972 quand interviennent les pays voisins contre la pollution par chlorures. Le consensus lorrain commence à seffriter. À partir des années 1980, le contexte de la crise industrielle, les mouvements écologistes, les études scientifiques et les exigences des pays voisins concernés par le problème de la pollution de la Moselle favorisent la construction dun autre mode de gestion. Le choix du bassin rhénan comme district international expérimental (directive-cadre européenne sur leau de 2000) en est le résultat. Cette étude permet ainsi de mieux appréhender le problème de la pollution des eaux dans le temps et surtout de poursuivre le processus de dépollution toujours en cours. La géographie historique est probablement la première forme pratiquée de la discipline actuelle. Elle apparaît aussi la plus érudite, la plus savante tant les méthodes sont diversifiées, empruntées autant à lhistoire quaux autres sciences humaines. Malgré sa dimension pluriséculaire et ancienne, force est de remarquer que pendant presque un demi-siècle, elle fut peu connue ou reconnue dans les instances de la recherche et dans les savoirs universitaires en France. Cette tendance semble se renverser progressivement depuis les années 1980. Les géographes sont plus nombreux à reconsidérer la place du facteur historique dans lapproche spatiale, prenant conscience de son apport pour mieux gérer les enjeux sociaux et territoriaux actuels. Le plus grand nombre de thèses de géographie historique soutenues à lUniversité témoigne de ce regain dintérêt parmi la nouvelle génération de chercheurs.


Bibliographie

  • Un numéro entier de la revue Hérodote en 1994 était consacré à la Géographie Historique
  • Hérodote, 1994

Lien externe

http://www.cnfg.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=223:compte-rendu-de-la-reunion&catid=167:comptes-rendus&Itemid=205

Références

  1. Jean-René Trochet, Géographie historique de la France, Presses universitaires de France, Que sais-je ?, 1997, 127 p.
  2. Paul Claval, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan Université, 1998, 543 p.
  3. Philippe Boulanger, La géographie militaire française, Economica, 2002, 617 p.
  4. Vincent Berdoulay, La formation de lécole française de géographie, Cths, Format 17, 1995, 252 p.
  5. Jean-René Trochet, Op. cit.
  6. Xavier de Planhol, Les nations du Prophète, Paris, Fayard, 1993, 894 p. ; LIslam et la mer, Paris, Fayard, Perrin, 2000, 658 p., Géographie historique de la France, Paris, Fayard, 1988, 1995, 638 p., entre autres références.
  7. Jean-René Trochet, Géographie historique, Hommes et territoires dans les sociétés traditionnelles, Nathan Université, 1998, 251 p.
  8. Jean-René Trochet, Philippe Boulanger, en est la géographie historique ?, Paris, Actes du colloque international tenu en Sorbonne du 12 au 14 septembre 2002, LHarmattan, 2005, 346 p
  9. Pierre Flatrès, « La géographie historique rétrospective », Hérodote, n°74-75, 1994, p. 63-69.
  10. Marie Saudan, Espaces perçus, espaces vécus : géographie historique du Massif central du IXe siècle au XIIe siècle, thèse de doctorat sous la direction de M. Parisse et M. Fray, Université de Clermont 2, 2004, 739 p
  11. Jean-Robert Pitte, Bordeaux-Bourgogne, les passions rivales, Paris, Hachette Littératures, 2005, 250 p.
  12. Léon et Albert Mirot, Manuel de géographie historique de la France, 1947 (1980), 618 p.
  13. Voir, en particulier, létude de géographie historique de laménagement du territoire au travers de la biographie de Philippe Lamour réalisée par Jean-Robert Pitte (Paris, Fayard, 2002, 369 p.)
  14. Alain Corbin, Le territoire du vide, le désir du rivage de 1750 à 1850, Paris, Flammarion-Gallimard, 1990 (rééd. 1988), 407 p.
  15. Jean-Robert Pitte, op. cit., p. 167-168
  16. Xavier de Planhol, Leau de neige, Paris, Fayard, 1994, 474 p.
  17. Jean-René Trochet et Philippe Boulanger, «  en est la géographie historique ? », colloque international organisé à lUniversité Paris IV-Sorbonne, 12-14 septembre 2002, en partenariat avec le laboratoire Espace et culture (CNRS), lUniversité Paris IV-Sorbonne, la commission de géographie historique (Comité national français de géographie).
  18. Jean-Robert Pitte, « La géographie historique au service des problèmes daujourdhui », en est la géographie historique ?, LHarmattan, 2005, p. 195-202.
  19. Jean-Pierre Husson, « La géographie historique, une discipline citoyenne au service des actuels aménagements forestiers pleuronectiformes », en est la géographie historique ?, LHarmattan, 2005, p. 203-212.
  20. Michel Deshaies, « Réaménagement ou préservation des paysages miniers ? Lexemple de la région de Halle-Leipzig », en est la géographie historique ?, LHarmattan, 2005, p. 179-194.
  21. Philippe Boulanger, La France : Espace et temps, Edition du temps, 2002, 294 p.
  22. Romain Garcier, La pollution industrielle de la Moselle française 1850-2000, thèse de doctorat, Université Paris VII, sous la dir. de Jean-Paul Bravard, 2005, 477 p.
  23. Jusquen 1996, il nexiste aucun délit de pollution dans le droit français.

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Géographie historique de Wikipédia en français (auteurs)

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