Sur les emigrants

Sur les emigrants

Sur les émigrants

Sur les émigrants est un discours de Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, Marquis de Condorcet prononcé le 25 octobre 1791 à la tribune de l'assemblée législative :

« C'est une grande erreur que de croire que l'intérêt commun ne soit pas d'accord avec l'exercice des droits des individus, que le salut public puisse commander une injustice Cette maxime a toujours été le prétexte de toutes les tyrannies. Nous avons juré de maintenir la constitution : ce serment comprend la déclaration des droits, et les conséquences générales des principes qu'elle renferme. Ainsi, nous devons avoir sans cesse sous les yeux ces principes sacrés, reconnus par la loi française, et défendus, contre les sophismes qui voudraient les éluder par toute l'autorité de la volonté générale.

Ainsi, avant de chercher ce qu'il peut être à propos de faire, je chercherai ce que vous pouvez faire.

La nature accorde à tout homme le droit de quitter son pays ; la constitution le garantit à tout Français, et vous ne pouvez y porter atteinte. L'homme doit pouvoir user de cette liberté, sans que son absence le prive de ses droits.

Tout homme a le droit de changer de patrie. Dès ce moment, devenu citoyen d'une nouvelle patrie, il ne l'est plus de la première ; mais il est une première question à examiner. Ce citoyen se trouve-t-il, par sa seule renonciation, privé de toute obligation ; je ne parle pas de ces obligations morales auxquelles on est tenu, même envers une patrie injuste ; mais je parle des obligations sociales, et je dis qu'on ne peut, quoique devenu citoyen d'une nouvelle patrie, prendre les armes contre son pays. J'ajoute que chaque nation a le droit de déterminer le délai après lequel toutes ces obligations cessent. Nier ce principe, ce serait briser tous ses liens sociaux.

Dans l'ordre ordinaire et commun, tout citoyen émigrant ne doit pas être censé quitter son pays. On doit attendre qu'il en ait montré la volonté formelle, et l'on ne doit le regarder comme ennemi que lorsqu'il a pris les armes contre son pays. Mais quand l'émigration est telle qu'elle se fait simultanément de la part d'un grand nombre d'individus qui quittent leur pays pour aller dans des contrées étrangères y former comme une nouvelle nation sans territoire, alors la société a le droit de rechercher les causes de cette émigration. Les uns quittent par terreur, les autres par vanité : citoyens plus malheureux que coupables, car si c'est un malheur;que d'avoir placé sa jouissance dans de vains préjugés que la raison a dissipés, ils n'en doivent pas moins conserver le droit de changer de patrie. La troisième classe des émigrants est celle de ceux qui ont manifesté des desseins hostiles : plusieurs même sont déjà coupables. Je demande pourquoi la nation ne pourrait pas prendre des mesures pour connaître ses ennemis, si elle n'a pas le droit de prendre des précautions pour sa sûreté, lorsque ce droit est celui de tout individu ; mais, confondre les rebelles avec tous les émigrés, ce serait violer la liberté de beaucoup d'entre eux ; car, comment un homme est-il libre, lorsque, sortant pour son commerce, il est puni de son activité, en se trouvant confondu avec de vils transfuges ?

Enfin, quand une nation a le droit de faire des préparatifs contre une autre, comment n'aurait-elle pas celui de faire des préparatifs contre une nouvelle espèce de nation qui prendrait les armes contre elle ? Le droit est le même, mais les moyens sont différents. On agit à force ouverte contre une nation constituée. Mais contre une nation qui n'est pas formée, contre une ligue volontaire de rebelles, on doit agir comme on agirait contre des individus. II faut connaître quelles sont les intentions de chacun d'eux ; il faut que chacun des Français émigrés puisse prêter le serment civique tel qu'il est inséré dans l'acte constitutionnel, entre les mains du consul ou de l'envoyé de la nation ; il faut qu'ils déclarent reconnaître la constitution, se soumettre à l'exécuter, et la regarder comme émanée d'une autorité légitime, et comme exécutoire pour tous les citoyens. Celui qui ne voudra pas prêter le serment civique doit déclarer que, pendant deux ans, il n'entrera au service d'aucune puissance étrangère, qu'il ne prendra pas les armes contre sa patrie, et qu'il ne sollicitera des secours auprès d'aucune puissance étrangère contre la France ; celui, dis-je, qui ne fera pas cette déclaration, doit être regardé comme ennemi de la patrie. Ceux au contraire qui auraient fait cette déclaration, conserveraient tous leurs droits à leurs pensions ; car la renonciation à sa patrie n'est pas un délit : ils jouiraient pour leurs biens de toute la protection qu'on accorde aux propriétés des étrangers ; mais ils perdraient tous droits aux grades et à l'avancement militaires, car ils ne doivent pas jouir d'une patrie qu'ils ont refusé de servir.

Je viens de demander que ceux qui refuseraient de faire les déclarations demandées, soient regardés comme ayant émigré avec des intentions coupables ; mais on ne peut les punir jusqu'à ce qu'il existe contre eux des preuves judiciaires. Pour désarmer les ennemis, faut-il attendre qu'ils vous aient assassinés ? Parce que le crime des émigrés n'est pas consommé, faut-il leur laisser les moyens de nous faire la guerre, de nous susciter des ennemis, de soulever notre armée en soudoyant des hypocrites, en faisant entrer dans vos régiments de ces hommes qui ne redoutent aucune bassesse, pourvu qu'ils puissent servir la cause de l'orgueil et du fanatisme ? De quel droit, par pitié pour ces hommes méprisables, sacrifierions-nous la sûreté de nos commettants ?

Telles sont les mesures de rigueur que vous avez le droit de prendre ; mais elles doivent encore être justifiées par leur utilité.

Sans doute elles ne seraient pas nécessaires, si, au commencement de la révolution, les ministres avaient maintenu auprès des puissances étrangères la dignité de la nation, s'ils n'eussent pas souffert que les puissances étrangères renvoyassent tous nos ambassadeurs excepté celui dont une juste défiance avait provoqué la destitution ; s'ils ne se fussent pas rendus complices du fanatisme, en laissant à Rome un cardinal, pour soutenir la cause de la religion ; si, par les remplacements, on n'avait pas mis à la tête de l'armée des hommes qu'il était impossible de ne pas soupçonner d'incivisme.

Mais aujourd'hui que le temps a justifié tous les soupçons que l'on avait alors contre le ministre, il faut que le nom français soit enfin respecté, il faut que nous fassions rendre justice au peuple, et c'est alors seulement que, sans le trahir, il nous sera permis de pardonner en son nom. C'est de votre conduite envers cette lie de la nation, qui ose encore s'en dire l'élite, que dépendent les dispositions des puissances étrangères à votre égard ; et c'est de cette confiance aussi que dépend la confiance publique dont vous voulez vous environner. Si vous montrez de l'indulgence et de la faiblesse lorsqu'il ne faut montrer qu'une sévère justice ; si vous accordez un pardon qu'on ne vous demande point, alors vous ferez croire que vous êtes plus occupés des intérêts de quelques familles que du salut du peuple.

Un grand nombre d'émigrés n'ont pour la constitution française qu'une aversion fondée sur des préjugés qui seront sans doute bientôt détruits : presque tous sont disposés à sentir les avantages de la constitution française, lorsque vous leur aurez laissé la liberté de choisir le moment de leur retour : beaucoup d'entre eux jouiront de cet avantage, et ne sacrifieront pas un bonheur réel au plaisir de conserver leur humeur quelques mois de plus. Ainsi nous verrons le nombre de nos ennemis diminuer en même temps que nous apprendrons à les connaître.

Une amnistie, accordée sans les précautions qui doivent accompagner ces lois de clémence, a confondu l'innocent avec le coupable. Par la mesure que je vous propose, on connaîtra les intentions de chacun. Ce n'est pas que je veuille mettre entre eux aucune distinction : que les émigrants qui ont abandonné leur patrie, qu'ils soient suppléants du trône ou simples fonctionnaires publics, soient tous égaux devant la loi : ils doivent tous perdre leurs droits, et être privés de leurs revenus. Mais on demandera ce que deviendront les familles de ceux dont on séquestrera les biens ? ce que deviennent les familles de ceux qu'un autre genre de démence force de priver de l'administration de leurs biens.

Occupons-nous de rendre à la nation sa dignité auprès des puissances étrangères ; que des ambassadeurs choisis parmi ceux qui se sont célébrés dans les fastes de la liberté, fassent connaître aux puissances étrangères qu'il n'existe plus qu'une volonté, celle du peuple français. »

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