- Sortir de l'économie
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Sortie de l'économie
Sortir de l'économie est le titre d'un article publié par Serge Latouche dans la revue Politis[1] du jeudi 9 janvier 2003.
C'est également le titre d'un bulletin en ligne [1] dont le sous-titre Bulletin critique de la machine-travail planétaire fait référence au livre Bolo'bolo. Le premier numéro a été publié en décembre 2007, et le second en mai 2008. Le bulletin se veut une exploration à la fois théorique et pratique, remettant en cause les catégories de base de l'économie et visant à reconnecter les activités des individus avec leur besoin, sans passer par l'échange (donnant-donnant) et la valorisation des activités humaines par l'argent. Proche des courants anti-industriels visant la réappropriation, il critique plus particulièrement la pertinence de la notion d'échange pour organiser la circulation des choses entre les personnes. En cela il se démarque de l'anticapitalisme en ce que celui-ci conserve l'échange comme unité de base de cette circulation, et l'idée qu'une alternative au capitalisme puisse relever d'une gestion différente des échanges, et notamment en assignant à ceux-ci une valeur calculée différemment. Il se différencie aussi de la revue du MAUSS dont le paradigme du don et de la réciprocité ne se distingue pas non plus de l'échange.
Bien que relativement marginale, la visée de sortie de l'économie est présente dans le mouvement pour la décroissance, au sein duquel les pratiques du "faire soi-même" (DIY) sont très présentes, en marge des débats théoriques habituels dans le mouvement altermondialiste. En France, on en trouve des échos aussi bien dans des revues comme Passerelle Eco [2] ou dans des sites Internet comme onpeutlefaire [3], et plus généralement dans le renouveau de l'autoconstruction en milieu rural.
Le bulletin Sortir de l'économie présente des travaux originaux et relaie les travaux des philosophes dits critiques de la valeur et la phénoménologie de Michel Henry.
Sommaire
Genèse de la société économique
L’économie n’est pas naturelle
Même si une partie de la théorie économique lui est antérieure, l’économie est définie par la sortie de l'économie comme la généralisation de l’échange marchand. L’échange marchand fut essentiellement minoritaire et complémentaire de l’autoconsommation. L’économie s’installe définitivement et durablement depuis le dix-huitième siècle.
Modalités de l’invention de l’économie
L’économie sépare l’activité du besoin, et met fin à l’autonomie. Elle devient un médiateur incontournable entre l’activité de production pour le besoin de personnes inconnues et la consommation du produit des travaux d’autrui. Elle finit aussi par déterminer le besoin lui-même.
Modalités du travail dans l'économie
La nature du travail a totalement changé. Elle est désormais déterminée par la possibilité de l’échange et ce à quoi il permet d’accéder (la consommation) : sa nature est la même que celle de l’échange et de la consommation, c’est une valeur, consacrée dans la théorie classique de la valeur-travail. C’est un travail spécialisé, dont le spécialiste ne contrôle que la tâche qui lui est octroyée.
L’invention de l’industrie
L’industrie permet la généralisation de l’organisation de la vie par l’économie. Au début c’est la valeur qui va utiliser la technologie, pour mieux s’auto-accroître. Cependant, rapidement la technologie devient autonome.
L’économie totalitaire
L’économie n’est pas seulement une conception de la relation sociale, elle est l’organisation totalitaire de la vie collective. La généralisation de l’économie par le travail et la consommation créent une interdépendance sociale totale, soit une dépendance à une entité dont les êtres humains sont le simple prolongement. Cette interdépendance passe par l’invention de l’ « inégalité » au travers de la hiérarchie des tâches, des postes, des fonctions, nécessaires au bon fonctionnement du grand Tout.
Propositions de la sortie de l’économie
La sortie de l’économie est à distinguer du développement durable (décroissance de l’empreinte écologique dans une économie capitaliste en croissance), de la décroissance des consommations dans l’économie, de la simplicité volontaire, de l’économie alternative enchâssée dans le capitalisme (SEL, AMAP, distributisme), des alternatives économiques au capitalisme comme le distributisme, de l’anticapitalisme marxiste, qu’elle assimile à la social-démocratie.
La sortie de l’économie propose la fin de l’échange marchand et un refus de la comptabilité de celui-ci. Au sein d’une société économique, elle se présente sous la forme d’un retour à une certaine part d’autoconsommation et une méfiance envers la division du travail et le machinisme.
Sources d'inspiration
Critique marxienne de la valeur
Les critiques de la valeur sont inspirés par les travaux de Karl Marx sur la genèse de la valeur. Leur interprétation de Marx diffère de celle des marxistes, et on les classe en général parmi les marxiens. Ils voient en la valeur le sujet agissant dans l'effondrement du capitalisme et non la lutte des classes. L'économie est dénoncée comme une "abstraction réelle" soumettant les activités humaines à l'abstraction qu'est la valeur des marchandises. Par l'échange, chaque producteur est isolé de tous les autres et ne peut entrer en contact avec la mégamachine sociale que par l'intermédiaire de la forme-valeur.
Parmi les critiques de la valeur, Anselm Jappe sépare une limite écologique à l'expansion du capital qui lui est extérieure, et une limite interne qu'il appelle la crise de la valeur.
La revue allemande Krisis présente notamment les écrits de Robert Kurz. Celui-ci avance que la crise de la valeur est déjà visible dans le fait que des éléments entiers sont déjà décapitalisés, du fait des difficultés à y créer du profit. Une brochure inspirée de ce courant a été éditée par le groupe brésilien Critica Radical. Cette brochure annonce une rencontre internationale autour de la nouvelle critique de la valeur, en France, pour réunir autour d'une table les groupes européens et brésilien. En juillet 2008, Gérard Briche, un philosophe proche d'Anselm Jappe a participé à un séminaire sur la nouvelle critique de la valeur au Brésil.
Michel Henry est un philosophe de la praxis inspiré par Marx. Il publie en 1976 un Marx en deux tomes. Le second tome intitulé Une philosophe de l'économie développe la critique de l'économie chez Marx, en montrant son surgissement dans la réalité de la praxis. Pour lui, le travail vivant est irréductible à une mesure commune comme la valeur, car la valeur d'usage et le travail sont propres au sujet. Il est donc impossible de construire un échange économique autour de ces éléments subjectifs.
La revue Temps critiques [4] et la collection Temps critiques [5] (L'Harmattan) sont animées par Jacques Guigou [6] et Jacques Wajnsztejn. Pour cette revue, la théorie de la valeur de Marx, à la fois substance (le travail vivant) et unité de mesure (le temps de travail), ne sort pas de la logique de l'économie politique classique. A la différence de Krisis et de Jappe, cette revue n'analyse pas "la crise" comme étant celle du triomphe absolue de la valeur mais comme celle de son évanescence. Leur dernier développement sur la crise financière et sur les fonctions du capital fictif, explicite cette perspective.
La négation de la valeur
La critique marxienne de la valeur suppose admise la théorie de la valeur travail, dans laquelle le travail crée une valeur réelle attachée aux biens produits.
D'autres auteurs rejettent la valeur travail. André Orléan défend une théorie institutionnaliste de la monnaie [2], dans laquelle la valeur et le prix sont une seule et même chose. C'est le prix payé qui détermine la valeur d'un bien, et non le contraire. La valeur est constituée dans l'échange et non dans la production.
François Fourquet[3], à l'opposé de la valeur travail, qu'il présente comme une théorie substantielle de la valeur, défend une théorie nominale de la valeur, dans laquelle la richesse n'est pas déterminée par la production accumulée mais par la circulation des flux monétaires. Chez Orléan, la valeur conserve cependant un aspect substantiel, matérialisé à travers l'échange, alors que chez Fourquet, c'est l'échange seul qui soutient la valeur et non l'objet lui-même.
Bernard Pasobrola[4] rapproche la théorie nominaliste de la valeur de Fourquet des relations aux objets observées par Paul Radin chez les indiens Winnebago[5]. Pour les Winnebago, l’objet n’a de valeur qu’à travers leur histoire et leur usage. En dehors du « minimum irréductible », le transfert de biens n’y est pas basé sur la réciprocité. Pour Radin, ces sociétés ne pratiquent pas l’échange, mais organisent le mouvement des biens. Il se détache en cela des interprétations ethnologiques de Malinowski, Marcel Mauss ou Alain Testart[6].
Dans son texte Le Capital, Zambèze de non sens, Jean-Pierre Voyer écrit aussi « Être équivalent, c’est avoir la même valeur, la même étiquette, et donc le même prix. C’est aussi simple que ça. Tout le reste n’est que charabia. »
Didier Lacapelle confronte la théorie économique et la pratique comptable réelle. Proche de la théorie nominale de la valeur, il affirme que le produit intérieur brut est en réalité une production vendue, qui retrace le phénomène de l'échange et non la production.
L’échange est pour lui la seule activité où se cristallise l’illusion de la valeur des choses. L’économie n’est pas seulement artificielle, mais la théorie économique est fausse, puisque les hypothèses sur lesquelles elle est fondée ne sont pas vérifiées dans les faits. La comptabilité traite notamment de stocks qui sont impossibles tant dans la théorie classique que dans la théorie de l'Ecole néo-classique. L'hypothèse d'une valeur qui soit irréductible au prix n'est corroborée par aucun phénomène économique observable. Lacapelle s’oppose à la notion de capital fictif qui distingue une sphère financière où le capital est fictif et une sphère productive où le capital réel s’accumule. Tout capital serait fictif.
Les théories de la valeur – rareté, utilité, valeur-travail – sont contradictoires entre elles. La rareté ou l’utilité peuvent déterminer en partie le comportement de l’individu et influencer le prix, mais ne le font que de manière partielle et non systématique. La micro-économie ne peut pas rendre compte d’une valeur objective attachée à l’objet.
Contrairement aux critiques de la valeur marxiens, il suggère que la société ne peut pas connaître de crise de la valeur car la comptabilité est toujours artificielle. Les innovations comptables permettent toujours de décider arbitrairement d’attribuer une valeur à tout ce qui existe. Défenseur de l'idée de sortie de l'économie, il note qu’il est impossible de sortir de l’économie si on affirme que le travail confère une valeur aux biens. Celle-ci serait alors une qualité intrinsèque qu’il serait impossible de supprimer.
Ecoféminisme et éthique du care
Le livre Bolo'bolo est inspiré des courants écoféministes, peu connus en France, et en particulier de "La perspective de subsistance"[7] de Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen. La subsistance est l'opposé de la production de marchandise. P.M., l'auteur de Bolo'bolo, propose une sortie de l'économie passant par l'intégration des activités des hommes au sein d'une sphère domestique élargie, afin de construire un socle de subsistance démonétarisé. Comme les activités domestiques sont en majorité portées par les femmes, la perspective d'une sortie de l'économie touche donc au genre (rapports hommes-femmes). L'éthique du care ([7]), initié par l'ouvrage de Carol Gilligan "Une voix différente"[8], prolonge cette volonté de restaurer sa dignité à la vision des relations humaines particulariste (généralement portée par les femmes), disqualifiée au regard de principes moraux impersonnels et généraux qui caractérisent l'espace politique tel que vu par les hommes. Les activités de care peuvent être vues à la fois comme un nouvel espace disponible à la valorisation par l'économie (services à la personne) et comme une base de repli en dehors de l'économie en vue d'y inclure les hommes et une subistance matérielle démonétarisée.
Bricole ouvrière
Dans les années 1980, quelques études sociologiques ont relevé l'importance de la "bricole" dans le monde ouvrier, où des activités de subsistance réalisées en dehors du travail salarié prennent une dimension collective, excluant l'utilisation de l'argent. C'est le cas de l'article de Michel Pinçon, "Autoproduction, sociabilité et identité dans une petite ville ouvrière" publié en 1986 dans la Revue Française de Sociologie[9] et portant sur les ouvriers de Nouzonville dans les Ardennes, ainsi que la thèse de Florence Weber, Le travail à-côté[10], portant sur Montbard en Bourgogne. On peut parler d'autoproduction, et non simplement d'autoconsommation, dans la mesure où il s'agit de pratiques matérielles débordant les limites familiales. Ce qui est produit est donné, et ne fait donc pas l'objet d'une vente. La circulation matérielle au sein du collectif n'est pas réglée par le principe de contreparties équivalentes à chacun des dons, mais par d'autres normes sociales, comme le "code des cadeaux" tel que Florence Weber l'a explicité dans son livre (p.79).
Annexes
Articles connexes
Notes et références
- ↑ http://www.politis.fr/article411.html
- ↑ L’approche institutionnaliste de la monnaie : une introduction, André Orléan, PSE, version du 3 avril 2007
- ↑ Richesse et puissance, une généalogie de la valeur, La découverte, 1989
- ↑ http://decroissance.info/A-propos-de-quelques-approches)
- ↑ Le monde de l’homme primitif (Payot, 1962)
- ↑ Critique du don, Études sur la circulation marchande (Syllepse, 2007)
- ↑ http://decroissance.info/La-perspective-de-subsistance
- ↑ Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion, 2008 [trad. 1982]
- ↑ En libre accès sur Persée
- ↑ Florence Weber, Le travail à-côté. Etude d'ethnographie ouvrière, 2001 [1ère éd. 1989], Editions de l'EHESS.
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