L'ère du vide

L'ère du vide

L'Ère du vide

L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain
Auteur Gilles Lipovetsky
Genre philosophie
Pays d'origine France
Éditeur Gallimard
Date de parution 1983
Nombre de pages 328
ISBN 2-07-032513-X

L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain est un essai de Gilles Lipovetsky publié en 1983 aux éditions Gallimard. En voici un résumé linéaire, qui reprend, précisons-le, de nombreuses citations de l'auteur.

'Avant-propos (p9-24)[1]'

Une nouvelle phase dans lhistoire de lindividualisme occidental est en place, caractérisée par la logique du procès de personnalisation, en rupture avec lordre disciplinaire-révolutionnaire-conventionnel ayant prévalu jusque dans les 50s. Ce procès est une mutation sociologique globale qui affecte autant les individus que les institutions dans une nouvelle logique dautonomie contrastant avec lidéal moderne de subordination de lindividuel aux règles rationnelles collectives. On peut distinguer deux faces à ce procès de personnalisation : lune « propre » qui désigne lensemble des dispositifs institutionnels, lautre « sauvage » qui a plus particulièrement trait à la volonté dautonomie et de particularisation des groupes et individus. Ce procès, minoritaire au sein de la modernité, réalise avec sa généralisation la société post-moderne. Luniversel, la raison, la révolution sont remplacés par lindifférence de masse, lhédonisme, lapathie : cest le vide, sans tragique ni apocalypse, qui nous régit désormais. Apothéose et non au-delà de la consommation : celle-ci se glisse jusque dans la sphère privée, se décline dans une phase cool et non plus hot, mais tend toujours à parachever leffondrement de lère rigide moderne pour plus de flexibilité, de diversité et de choix privés. La culture post-moderne est duale, antinomique, et correspond bien en cela à limpératif du personnalisé et du sur mesure propre à lélargissement de lindividualisme. Perdure néanmoins une valeur cardinale : lindividu, qui est aussi celle de la modernité démocratique-individualiste. Le procès de personnalisation est donc autant rupture que continuité. Ce processus produit sur lindividu un aggiornamento narcissique, symbole du passage de lindividualisme « limité » à lindividualisme « total », écho de la culmination de la sphère privée. Le narcissisme fait tout glisser dans une indifférence décontractée, est indissociable de la tendance historique au transfert émotionnel (de lespace public à la sphère privée). Et curieusement, cette rétractation des visées universelles saccompagne dun regain du relationnel, du collectif, après psychologisation et subjectivisation de celui-ci. Linformation et lexpression remplacent les spectres modernes de la production et de la révolution, mais la parole démocratisée engendre son corollaire négatif, lindifférence à la parole : le destinateur est devenu son principal destinataire. Le narcissisme noue des connivences avec la désubstantialisation post-moderne, avec la logique du vide.

'Chapitre 1 : Séduction non stop (p25-48)'

Plus quune société de services, sans doute sommes-nous dans une société de libre-service qui par la séduction pulvérise lancien quadrillage disciplinaire.

Séduction à la carte : Avec la catégorie du spectacle, les situationnistes restaient certes prisonniers des catégories de lère révolutionnaire (aliénation des consciences) mais faisaient de la séduction le rapport social dominant. En fait, la séduction, sidentifiant à la surmultiplication des choix, renvoie au procès de personnalisation dont lœuvre consiste à créer une société ouverte, à proposer une vie sans impératif catégorique, une vie kit. Lordre de la production est même touché par ce processus (cordialité, personnalisation des relations de travail, aménagement souple du temps de travail) qui cherche à réduire rigidité et coercition au profit de lintérêt propre, de la douceur et de la communication. Par les nouvelles technologies, laccès au savoir, à linformation et aux images est également personnalisé selon les vœux de lindividu. Même la médecine ou le psychothérapeutique sont touchés (responsabilisation du patient, autonomie psychique), ainsi que le sport (psychologisation du corps, rythmes individuels) et bien sûr les mœurs (feeling et émancipation individuelle). Le langage se fait lécho de ce processus : aseptisé, neutre et objectif, il doit permettre de prendre en compte les différences individuelles sans infériorité ou agressivité. Parallèlement, ce procès est inséparable dune animation rythmique de la vie (déréalisation stimulante du monde par la musique non stop: lindividu devient cinétique à limage dinstitutions flexibles et mouvantes. La séduction nest pas un agent de mystification et daliénation, elle est destruction cool du social par un procès disolation, création dune socialisation nouvelle par désocialisation. Individu libre, économie libre et démocratie politique ont été inventé par les modernes : mais le procès de personnalisation réalise cette idéologie dans le quotidien lui-même, en rupture avec lorganisation disciplinaire-coercitive. En cela nous sommes dans une société post-moderne.

Les charmes discrets du politique : On constate en Occident une humanisation-psychologisation du pouvoir, une personnalisation imposée de limage des leaders, qui ne correspond pas à un quelconque machiavélisme politique mais bien plutôt à lémergence de nouvelles valeurs individualistes-démocratiques, dautant plus que cette séduction apparaît comme une ambiance soft assez inopérante. La reconversion centrifuge de lEtat national-jacobin par la décentralisation, simultanément liée à une politique du patrimoine cherchant à personnaliser le présent par la sauvegarde du passé, participe du même processus dhumanisation-psychologisation. Lécologie, tout en personnalisant la nature, semploie à responsabiliser lhomme dans une logique dexpansion du sujet proche dun idéal autogestionnaire séducteur. Le cas du PCF est révélateur de limpact de la séduction : pris entre deux feux (séduction et ère révolue de la révolution), il se condamne au rôle de séducteur honteux et malheureux.

Sexduction : Le porno, une figure de la séduction ? Sans doute puisquil lève lordre archaïque de la Loi, de lInterdit et de la Censure, déstantardise, subjectivise et responsabilise le corps et le sexe. Le néo-féminisme, qui se veut irréductible au procès de séduction (morale, manichéisme), nen fait pas moins, par sa volonté dinformation, de communication autour de lautonomie féminine, partie intégrante . De même, le discours féminin en quête dune différence pose le féminin comme un lieu fluctuant, pluriel, fluide, débarrassé de léconomie du Même et de lUn, de tout centrisme vite identifié au phallocentrisme. Ainsi ce discours obéit aux logiques de la séduction qui abolissent les rigidités, le Même et le Centre, il permet au féminin dêtre adapté au système démocratique hédoniste.

'Chapitre 2 : Lindifférence pure (p49-69)'

La désertion de masse : La modernité, passionnée par le rien, pose le désert comme figure tragique et menace absolue affiliée aux catégories nihilistes ou apocalyptiques. Mais il est un autre désert, paradoxal car sans tragique, que nous portons tous en nous : la désaffection qui touche toutes les institutions, valeurs et finalités des époques antérieures (travail, famille, armée, Eglise, syndicats…), qui propage un vide émotionnel dans lequel se déploient les opérations sociales.

Apathie new-look : Le désert post-moderne, tout dindifférence, ne peut sidentifier aux nihilismes « passif » ou « actif » nietzschéens, il ne saccompagne ni de détresse métaphysique ni de sentiment dabsurdité. Le système invite à la détente et au désengagement émotionnel. La peinture hyperréaliste est symptomatique de ce nouveau rapport au vide : indifférence au motif, au sens, ce nest plus que jeu pur de la représentation, elle-même vidée de son essence humaniste par excès de perfection. Dans la vie quotidienne également le besoin de sens a disparu, les antagonismes anciennement radicaux deviennent « flottants », tout est banalisé, désacralisé (lenseignement et le discours du Maître ; le discours politique qui est confronté à une curiosité dispersée de lélectorat), et lindifférence est créée par lexcès, lhypersollicitation plus que par la privation. Et même si de nouvelles valeurs semblent apparaître (-investissement du régional, de la nature, du spirituel, du passé), plus que de traduire une rupture, elles parachèvent la logique de lindifférence : tous les goûts, tous les comportements peuvent coexister dans un grand syncrétisme individualiste, créant une sorte dambiance éphémère. Cette indifférence nest pas aliénation car elle a pour corollaire la désertion et non la réification, elle concerne paradoxalement des sujets responsables et informés.

Indifférence opérationnelle : La désertion sociale, conséquence de lhyper-investissement du privé induit par latomisation généralisée, est laccomplissement extrême et accéléré du système expérimental capitaliste, qui ne rencontre plus aucune des résistances traditionnelles. Pourtant existent syndicats et partis qui sefforcent de combattre lapathie par hypertrophie informationnelle : en faisant cela, ils ne font que renforcer une indifférence par saturation et servent finalement la reproduction des pouvoirs bureaucratiques modernes. Existe cependant une indifférence « impure » entraînant divers dysfonctionnements (absentéisme, dénatalité…), et quil faudra donc corriger. Mai 68 est sans doute symptomatique de ce défaut dindifférence (utopie, enthousiasme, mais « révolution sans finalité »).

Le « flip » : Lorsque la vague de désertion envahit la sphère privée, quarrive-t-il ? Le suicide ? Non, car celui-ci ne correspond plus au laxisme post-moderne, il demande déjà trop dinvestissement. Cela ne signifie pas pour autant une anxiété moindre, les états dépressifs se massifiant : lhomme cool est aussi vulnérable, désarmé face à une adversité quil doit affronter seul. La solitude est désormais connus par tous avec la même inertie, elle na plus rien dhéroïque ou de romantique. Ainsi lintersubjectivité elle-même se trouve désinvestie.

'Chapitre 3 : Narcisse ou la stratégie du vide (p70-112)'

Le narcissisme est un nouveau stade de lindividualisme au moment le capitalisme autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et permissif. Il inaugure la post-modernité, lultime phase de lhomo aequalis.

Narcisse sur mesure : Du raz de marée apathique seule sort victorieuse la sphère privée, d émerge un homo psychologicus vivant sans idéal ni but transcendant. Il sagit de vivre au présent, sans se préoccuper dun futur incertain et dun passé opaque, de mettre en place un « narcissisme collectif ». Ce narcissisme nest pas une nouvelle version du « divertissement » ou de laliénation, il est une forme inédite dapathie paradoxale (sensibilisation épidermique au monde et profonde indifférence à son égard), la résultante dun procès global régissant le fonctionnement social. La narcissisme est leffet du croisement dune logique sociale individualiste hédoniste (matérialisme des sociétés dabondance) et dune logique psychologique élaborée à partir du XIXe siècle (expansion subjective).

Le zombie et le psy : Les sociétés post-modernes sont passées dune sensibilité politique à une « sensibilité thérapeutique », fondée sur la connaissance et laccomplissement de soi. Le travail sur linconscient, sommé de souvrir à la connaissance, permet léclosion dun narcissisme total de reconquête de la vérité du Moi. Le narcissisme est processus de socialisation, puisquil adapte par autoséduction lindividu à un désert social quil contribue alors à amplifier. Cet hyper-investissement du Moi, ce procès de déstabilisation psy vide le Moi de son identité, en fait à limage de tout le reste, un « ensemble flou » : la désubstantialisation commande la post-modernité. La nouvelle éthique hédoniste et permissive œuvre à cette même dissolution du Moi par dispersion et refus de toute concentration : cest la fin de la volonté, qui nannonce pas un nouveau totalitarisme mais en constitue plutôt le meilleur rempart par indifférence pure aux discours de mobilisation de masse. Lemprise de lAutre sefface, le mimétisme et la standardisation sont bannis en réponse au procès de personnalisation. Lasch se trompe donc lorsquil affirme que « le culte de lintimité ne tire pas son origine de laffirmation de la personnalité mais de sa chute » ; naît au contraire une nouvelle personnalité tout en indétermination et fluctuation. Le procès démocratique, par son travail dégalité, a permis, en dissolvant les repères traditionnels de lAutre, le surgissement du problème de lidentité intime : au conflit entre Moi et lAutre sest alors substituée une division entre le conscient et linconscient qui prolonge lœuvre de socialisation.

Le corps recyclé : Un nouvel imaginaire social du corps, basé sur son identification avec la personne est apparu, qui renforce encore lactualité de lexistence et limpératif de la jeunesse. Les frontières du corps sestompent, on assiste à lavènement du corps psychologique, déstandardisé mais également standardisé par un procès de normalisation souple et indicative qui désaffecte les valeurs et finalités supérieures tout en renforçant les rôles et codes sociaux.

Un théâtre discret : Le narcissisme ne désigne pas seulement la passion de la connaissance de soi mais aussi la passion de la révélation intime du Moi (authenticité et sincérité de la biographie), qui affaiblirait lénergie ludique (le jeu social) et la notion de rôle et entraînerait alors lincivilité (cf. R. Sennett). Cette hypothèse est fausse car au contraire le narcissisme fait apparaître la discrétion (self-control, dissimulation et cadre préétabli) « comme la forme moderne de la dignité » (Ph. Ariès), désamorce dans le même mouvement les antagonismes rigides par limpératif de la détente.

Apocalypse now ? Daprès Lasch, la vie économique comme la vie privée présentent un état de guerre généralisée prédominent des rapports conflictuels fondés sur la séduction froide et lintimidation, tandis quavec le néo-féminisme, les rapports entre hommes et femmes se sont détériorés. Ainsi le narcissisme, présenté comme nouveau stade de lindividualisme, rejoint paradoxalement les explications philosophiques antérieures de létat de guerre (Hobbes, Rousseau, Hegel). En fait, le narcissisme conduit à une relation publique neutre, indifférente, exempte de toute rivalité, excepté pour lélite sociale, poursuivant ainsi le processus dégalisation des conditions. Le désir de reconnaissance nest pas supprimé, mais il se manifeste désormais dans les relations sentimentales plus que dans les rapports et conflits sociaux. Quant au néo-féminisme, il cherche plus la fin du monde du sexe que la guerre des sexes, il met en place une séduction fondamentalement transsexuelle.

24000 watts : Pour Lasch encore, le développement dun Surmoi « dictatorial » déchaîne une critique implacable contre le Moi si celui-ci ne réalise pas les impératifs de célébrité et de succès. Ainsi se développerait le culte de la célébrité. Mais ce culte, sopposant aux exigences dégalité et de destruction des absolus, est en fait incompatible avec la logique de la personnalisation. Il sagit finalement de substituer au principe de réalité (caractérisé par laltérité, une épaisseur sauvage) le principe de transparence, de rendre le réel inhabitable (excès daccumulation et daccélération) pour favoriser le repli sur soi.

Le vide : Les troubles narcissiques ont remplacé les anciennes névroses classiques : malaise diffus et envahissant, sentiment de vide intérieur. Pour Lasch, il y aurait plus : laspiration à un détachement émotionnel (« the flight from feeling »), que le cool sex traduit bien. La sentimentalité semble interdite : en fait, ce sont les signes conventionnels de la sentimentalité que les individus fuient au nom de la personnalisation du sentiment. Narcisse aimerait vibrer et aimer, mais il est trop bien programmé dans son absorption en lui-même pour pouvoir être affecté par lAutre, être transporté hors de soi.

'Chapitre 4 : Modernisme et post-modernisme (p113-193)'

La notion même de post-modernisme nécessite un retour salutaire à la prise en compte de la profondeur historique et réintroduit une dialectique critique salvatrice (épuisement/surgissement ; décadence/revitalisation ; continuité/discontinuité ; péripétie/destin global). Le post-modernisme sera analysé comme un processus global naissant du sein même de la modernité et inaugurant un nouveau type de société, de culture et dindividus caractérisé par des systèmes souples et ouverts.

La culture antinomienne : La capitalisme est déchiré depuis le XIXe siècle par une crise culturelle profonde : la modernité, caractérisée par la haine de la tradition et la rage de rénovation totale. Cette rage conduit paradoxalement à la disqualification permanente des œuvres les plus modernes, dans un processus dautodestruction créatrice. Daprès D. Bell, ce dispositif moderniste serait aujourdhui à bout de souffle (perte du pouvoir créateur de la négation: nous sommes entrés dans la post-modernité. Le modernisme est révolte contre les normes et valeurs de la société bourgeoise, contre la morale protestante-ascétique marchande, et simultanément culture de la personnalité. A partir des années 1920, la consommation de masse (donc le capitalisme) devient le principal instrument de généralisation de la culture hédoniste, ruinant alors léthique protestante de lépargne et du puritanisme. Sest opérée une « disjonction des ordres » constitutifs de la société moderne : le techno-économique, régi par lefficacité ; le régime politique, régi par légalité ; le culturel, régi par lhédonisme. Le capitalisme moderne ne constitue donc plus un tout organique, d une crise ayant pour base la « culture antinomienne » de lépanouissement de la liberté du moi.

Modernisme et valeurs démocratiques : D. Bell analyse le modernisme dans lautonomie et lincompatibilité de ses diverses structures, mais insistant trop sur ces antagonismes il en vient à perdre la continuité historique dans laquelle sinscrit le modernisme, notamment sur la question de légalité. Le modernisme culturel ne fait que poursuivre lœuvre du modernisme politique et juridique ayant pour but dinstituer un ordre autonome ayant lindividu pour fondement (la révolution démocratique). Lart moderne nest pas une « pratique classante » mais bien la promotion dune culture expérimentale et libre, strictement individualiste, dessence démocratique car légitimant tous les sujets, y compris les plus triviaux : on peut parler de procès de désublimation des œuvres. Cette culture de légalité, qui est lapanage de la modernité et non de la post-modernité, vise à désacraliser lart et à revaloriser le quotidien. Le modernisme doit alors se comprendre comme lextension de la dynamique révolutionnaire à lordre culturel, et non pas comme le reflet de laliénation capitaliste ou encore comme le résultat du triomphe de la technique et de ses valeurs concomitantes. Il est impossible dexpliquer la multidirectionnalité de lart moderne en se basant sur lunité scientifique, technique et économique du monde industriel. Il vaut mieux partir de la révolution individualiste qui en refusant tout statisme ou stationnement répétitif a produit une culture libre, cinétique et plurielle. Les individus ont conquis le pouvoir démiurgique dorganiser les formes librement, en rupture avec notre expérience familière de lespace et du langage, dégagés des codes de la représentation, de la vraisemblance, de lintrigue : en cela lart moderne est paradoxalement inhumain. La liberté moderne sest construite sur une base matérielle (conditions économiques et sociales, et pour lart institution dun marché artistique) mais aussi et surtout sur une signification imaginaire de la liberté, intégrée à lidéologie individualiste (dévalorisation de linstitué et du principe du modèle), qui a conduit les artistes à inventer sans cesse des combinaisons en rupture avec lexpérience immédiate.

Modernisme et culture ouverte : D. Bell remarque une tendance forte de lart moderne : l’ « éclipse de la distance » entre lœuvre et le spectateur, soit la disparition de la contemplation esthétique et de linterprétation raisonnée au profit de « la sensation, la simultanéité, limmédiateté et limpact ». Mais Bell ne voit pas que cette « éclipse » engendre plutôt une profonde perturbation du procès de communication et que lart moderne est finalement fondé sur leffet de distanciation (cf. Brecht) et dinterrogation (aussi bien chez le spectateur que chez lartiste: labsence de convention esthétique propre à lindividualisme requiert une excroissance discursive. Et si modernisme et individualisme se rencontrent, lœuvre nest pas pour autant une confession personnelle mais plutôt le dépassement des limites du moi, le résultat dune appréhension informelle, fluide et indécise dun individu personnalisé, autrement dit fragmenté, discontinu, incohérent. Lœuvre est ouverte et renferme en son sein une nouvel élément, la détente humoristique, qui brouille la division du sens et du non-sens, de la création et du jeu. La réception de lœuvre se personnalise également et devient participation, elle se veut non directive parce que le modernisme a dissout tous les repères de lart et a fait sauter toutes les conventions. La culture moderniste anticipe la logique sociale du milieu du XXe siècle en faisant émerger de manière hot un procès de personnalisation qui se généralisera dans le registre cool programmé par la suite. La psychanalyse va accomplir, de manière théorique, le même travail de personnalisation que lart moderne : tout parle, sens et non-sens cessent dêtre antinomiques selon le principe dégalité, lindividu est valeur ultime. Mais la psychanalyse renvoie encore au modèle social disciplinaire (Freud est le Maître incontesté dune Association internationale très dogmatique: une logique ouverte na pu apparaître quencadrée par la logique adverse, hiérarchique et coercitive.

Consommation et hédonisme : vers la société post-moderne : Aujourdhui, la révolte moderniste est institutionnalisée, lhédonisme est devenue la valeur centrale de notre culture grâce à la consommation de masse, et dans le même mouvement la logique moderniste a été poussée à lextrême (années 1960: cest la post-modernité (cf. D. Bell). La révolution de la consommation vise au contrôle total de la société et corrélativement à la libération de la sphère privée, afin de produire un homme moderne ouvert aux changements et ne présentant plus de résistances au contrôle souple des pouvoirs modernes. Luniformisation des comportements ne va pas inversement sans laccentuation des singularités induite par loffre en abîme de la consommation, singularités brouillées par un procès de personnalisation qui tend à légitimer tous les modes de vie par un processus de melting-pot. La consommation responsabilise lindividu, met en place un nouveau type de socialisation « rationnelle » du sujet fondée sur linformation, bien différent du néo-libertinisme que D. Bell croit remarquer. Cette responsabilisation peut être dite narcissique car elle saccompagne dune part dune démotivation pour la chose publique, dautre part dune décrispation et déstabilisation de la personnalité : la consommation, structure ouverte et dynamique, produit des individus flottants et cinétiques, universalise les modes de vie tout en permettant un maximum de singularisation des hommes. Le modernisme est finalement un moment historique complexe sordonnant autour de deux logiques antinomiques : lune rigide, uniforme et coercitive, lautre flexible, optionnelle, séductrice. Lorsque la première logique fut supplantée par la seconde, annexée par le procès de personnalisation, alors émergea la société post-moderne. Le présent nest donc pas un moment absolument inédit dans lhistoire, il est prolongation des sociétés modernes démocratiques-individualistes et consécration ultime du règne indifférent de légalité. Mais plus encore, la post-modernité est lère de la liberté individuelle. Avec les années 1960, lhédonisme est entré dans une phase désenchantée, le qualitatif lemporte sur le quantitatif dans cette logique narcissique bien connue : cest un hédonisme cool, qui transforme et affaiblit même la valeur-jouissance, supprime limpératif de subversion et de contestation. Plus étrange encore apparaît le « retour du sacré », phénomène post-moderne en rupture avec le culte de la raison et du progrès hérité des Lumières. Mais ce sacré est un sacré déstabilisé, à la carte et flottant qui ne fait quaugmenter léventail des choix et possibles de la vie privée conformément au procès de personnalisation.

Epuisement de lavant-garde : Pour D. Bell, lépuisement de lavant-garde date des 60s et donne le coup denvoi du post-modernisme, décadence morale et esthétique de notre temps. Il est vrai que lart nest plus un vecteur révolutionnaire, perd son statut de pionnier et de défricheur pour tourner désormais à vide, faire de lexpérimentation un procédé et non plus une recherche. Mais le post-modernisme est critique de lobsession de linnovation et réhabilitation du refoulé du modernisme (la tradition, le local, lornementation: il a en fait pour objet la coexistence pacifique des styles, la décontraction de lespace artistique au même titre que de lespace social ou individuel. Le post-modernisme révèle finalement que lart moderne restait tributaire dune ère dirigiste au nom de lavant-gardisme futuriste et cherche alors à instituer des œuvres régies par le seul procès de personnalisation. Il ne rompt pas pour autant avec le modernisme, puisquil lui emprunte sa conception de la rupture, son procès douverture, sa stratégie égalitaire ; il sinscrit toujours dans le devenir démocratique et individualiste de lart, et ce faisant introduit dans lart la logique du vide (lart doit être sans prétention, doit habiller labsence doriginalité et dévénement), de la mode et du marketing. Parallèlement, il est une phase dexpression libre ouverte à tous, rendue possible par le procès de personnalisation mais aussi, et plus curieusement, par lavant-garde elle-même, qui dissolvant les normes esthétiques, a facilité et déculpabilisé les essais et démarches artistique de tous.

Crise de la démocratie ? Lhédonisme est la contradiction culturelle du capitalisme et explique ses crises : le travail restera toujours astreignant et autoritaire, contraire à lordre cool. Mais poser une telle disjonction structurelle, cest oublier les fonctions « productives » de lhédonisme et limpératif de promotion des besoins du capitalisme : lhédonisme est une condition de lexpansion du capitalisme, même sil produit des conflits. La contradiction dans nos sociétés vient avant tout du procès de personnalisation, dun procès systématique datomisation et dindividualisation narcissique. Plus grave encore, la crise culturelle mènerait à linstabilité politique : en fait, le procès de personnalisation renforce la légitimité démocratique (consentement mou mais général aux règles du jeu démocratique, légitimé, consonance avec les mœurs), même sil annonce un devenir « ambiance » du politique. Pour Bell encore, la revendication dégalité va de pair avec la tendance post-industrielle à la prédominance des services, que la capacité productive de la société ne peur satisfaire, et expliquerait alors la crise de lEtat-providence. Bell, anti-marxiste, se contredit, puisquil reprend à son compte la réification des antinomies du capitalisme en établissant une disjonction entre égalité et économie. Légalité nest pas contre lefficacité, elle lest ici ou en fonction de telle ou telle politique de légalité, et plus encore elle est un facteur dinvention historique. En fait légalité sort de la phase moderne et uniforme et se recycle à lâge post-moderne de la modulation, de la diversification et personnalisation. La crise de lEtat-providence est le moyen dadapter lEtat à la société post-moderne axée sur le culte de la liberté individuelle, de la proximité, de la diversité.

'Chapitre 5 : La société humoristique (p194-246)'

Inversement au phénomène de dramatisation suscité par les médias de masse se développe le code humoristique, qui touche même les émissions sérieuses et est intégré depuis longtemps dans lart. Mais plus que cela, le phénomène désigne désormais le devenir inéluctable de toutes nos significations et valeurs : le néo-nihilisme est humoristique.

Du comique grotesque à lhumour pop : Seule la société post-moderne a dissous lopposition du sérieux et du non-sérieux au profit dun climat humoristique que lon ne retrouve pas dans les autres sociétés. Au Moyen-Age, le comique est dabord carnavalesque, il est unifié par la catégorie de « réalisme grotesque » (M. Bakhtine) fondé sur le principe de rabaissement du sublime au moyen dimages hypertrophiées de la vie matérielle et corporelle : le rire est lié à la violation des règles officielles, mais cette mort symbolique est condition dune nouvelle naissance. Avec lâge classique, le comique nest plus symbolique mais critique, il se privatise et discipline le rire, analogue en cela au dressage disciplinaire analysé par Foucault : le rire sintériorise. Aujourdhui, le comique nest plus sarcastique mais ludique, il se veut sans épaisseur, farfelu, aguicheur, chaleureux et cordial, surtout sans profondeur, aux antipodes de la gravité impassible de lhumour anglais ou de la description méticuleuse et impartiale du réel bergsonienne. Lhumour doit rapprocher les individus et ne suggérer aucune suréminence ou distance hiérarchique, de même quil doit saffranchir des rigidités traditionnelles (la codification de lhistoire drôle et ses cibles précises sont incompatibles avec la personnalisation de vie). A côté de cet humour se déploie un comique hard, ou bien au ton morose et vulgaire, face dure dun narcissisme désenchanté, ou bien mêlant extrême violence et comique et faisant surgir la drôlerie de lexcès hyperréaliste (cf. Mad Max II de G. Miller). Simultanément, on assiste à un assainissement et à une pacification du comique dans la vie quotidienne : le déguisement, le mime ou la farce nont plus cours et la « fête » post-moderne (Mardi gras) est un moyen ludique et curieusement sérieux de sur-différenciation individualiste. En fait, tout ce qui a une composante agressive perd sa capacité de faire rire (bizutage, martyriser les animaux, le sarcasme envers autrui), et plus encore, cest lEgo, la conscience de soi qui est devenu objet dhumour et non plus les vices dautrui ou les actions saugrenues (cf. Woody Allen). Paradoxalement, le rire nexiste plus dans la société humoristique, son extinction va de pair avec lindifférence de masse, la montée du vide existentiel : partout cest la même dévitalisation, la même neutralisation des émotions qui apparaît, en accord avec la désocialisation des formes de la communication, avec lisolation douce post-moderne induites par le procès de personnalisation.

Métapublicité : La publicité a adopté un ton humoristique vide et léger aux antipodes de lironie mordante, proche du nonsense mais sans jamais totalement sy abandonner puisque prévaut limpératif de dégager la valeur positive du produit. Lhumour publicitaire dit la vérité de la publicité, à savoir quelle est un espace vide dans lequel ne reste que le nom de la marque, lessentiel, loin de toute dimension idéologique et au profit de la dépréciation ludique. Le médium publicitaire a alors pour message premier le médium, lui-même, la publicité est métapublicitaire. En fait, un nouveau procès est encours, qui na rien à voir avec les catégories daliénation ou didéologie : la publicité, loin de créer lillusion et de mystifier en cachant ses ressorts, participe au mouvement inauguré par lart moderne de critique de lillusion et de la séduction en réalisant une véritable distanciation entre le spectateur et le message. Cette critique de lillusion par le code humoristique doit être replacée dans une durée historique qui fait de la publicité post-moderne une des figures de ce processus de destitution de lillusion et dautonomisation du social. Dans le temps plus court, la suspension de lillusion doit être interprétée comme une des formes de la participation : lhumour exige une part dactivité psychique du récepteur, une complicité spirituelle et culturelle qui le fait participant.

La mode, une parodie ludique : Dans la mode, lâge humoristique a pris la pas sur lâge esthétique tandis quune culture de la fantaisie sest mise en place. Le chic réside désormais dans la personnalisation du look, quil soit sophistiqué ou décontracté : ici aussi on constate la liquéfaction des critères et des impératifs, la coexistence pacifique des styles. Le rétro, par sa référence souple au passé, désigne la phase parodique de la mode, son autoreprésentation humoristique. La mode la plus sophistiquée imite et parodie le naturel, son style a pour ressort le plagiat vide et neutralisé. Toutes les cultures sont désormais annexées par le procès humoristique, qui accueille le nouveau (ex : les nattes afro) mais au prix de la dérision désinvolte de lAutre. Lécrit, et à travers lui la culture et le sens, annexé par lhabit, est également affecté dun coefficient humoristique et permet à la mode de repousser ses frontières. La mode est fondamentalement un système humoristique, lhumour léger du présent correspondant à lhumour involontaire et empesé du démodé : sous son registre, le neuf comme lancien deviennent drôles.

Procès humoristique et société hédoniste : La proximité et la détente humoristique sont le langage même dune société flexible et ouverte ; aussi le phénomène humoristique ne peut-il nêtre quune simple vogue éphémère, il répond plutôt à la valeur cardinale de lâge de la consommation, le bonheur de masse. Il ne faut pas pour autant le voir comme un instrument du capital, son ancrage est plus profond : le code humoristique correspond aux nouvelles valeurs dune individualité allergique à la solennité du sens et soucieuse de liberté individuelle et de spontané, il exprime la révolution générale du mode de vie et nest plus un instrument de noblesse culturelle. Ceci dit, cet humour pop nest pas radicalement nouveau, il ne fait que prolonger ladoucissement du comique mis en place par lhumanisation générale des rapports interpersonnels dans les sociétés démocratiques-individualistes. Lhumour était alors profondément démocratique, puisquil permettait à lindividu daffirmer sa liberté desprit, mais avec une légèreté qui lempêchait de se forger une image supérieure et dominatrice. La deuxième révolution individualiste a fait intégrer à lhumour les valeurs de cordialité et de communication (psychologisation des relations humaines), lui faisant remplir une fonction phatique qui identifie bien la désubstantialisation du comique à la désubstantialisation narcissique. Lhumour personnalisé reproduit la dualité post-moderne : il est autant un écran protecteur du sujet quun moyen cool de se mettre en scène.

Destin humoristique et âge « post-égalitaire » : Lère démocratique post-moderne sidentifie avec la désubstantialisation humoristique des critères sociaux majeurs et même du devenir parodique de nos représentations (le plus sérieux devenant, par contraste, comique). La représentation humoristique se déploie indépendamment des intentions et finalités des acteurs historiques, elle est devenue un destin (la candidature de Coluche aux présidentielles étant un exemple de cette parodie exacerbant la parodie du politique). Lensemble de lart moderne a pris une tonalité humoristique qui n Lensemble de lart moderne a pris une tonalité humoristique qui nest plus fonction de leur teneur intrinsèque mais de lextrême radicalisation dune démarche artistique aux portes du gratuit et du grotesque. Lespace de la revendication sociale, par démultiplication du droit aux différences, prend également une coloration humoristique, tandis que même le militantisme se déride un peu (manifestations festives). Enfin, lhyper-individualisme a tendance à susciter une appréhension dautrui à tonalité comique : lautre est vu comme théâtre absurde. En fait, que ce soit dans lordre subjectif ou intersubjectif, lindividu connaît une même spoliation dans sa représentation, qui est le prix à payer au procès de personnalisation. Institutions, groupes et individus ayant perdu toute majesté du fait du procès humoristique, lultime phase de la révolution démocratique prend corps, le social étant radicalement nivelé ; mais dans le même temps, peut-être entrons-nous dans des sociétés « post-égalitaires » caractérisées par différenciation minoritaire, étrangeté cocasse de la rencontre interhumaine et hétérogénéités psychologiques.

Microtechnologie et sexe porno : Lappréhension humoristique des nouvelles technologies ne procède plus de lexcroissance gratuite mais de la miniaturisation. Leffet drôle tient en ce que le plus petit met en œuvre le plus complexe, même si de plus en plus le comique grotesque-surréaliste des gadgets fait place à une science-fiction soft qui ne prête plus à rire. En fait, le technologique est devenu porno (manipulation sophistiquée, exhibition et prouesse), tandis que le porno devient technologique et se transforme en parodie du sexe. Le stade humoristique désigne ici comme ailleurs le stade ultime du procès de désubstantialisation.

Narcissisme en boîte : Le devenir humoristique du social, entraînant un surinvestissement liturgique du Moi, est une pièce essentielle dans lémergence du narcissisme. Seul léquilibre psychique et physique reste nimbé de sérieux (rituel psy, et de plus en plus, transformation du sport individuel et libre en une pratique initiatique dun genre nouveau, par le cérémoniel de la sensation et celui du matériel technique). Les nouvelles boîtes de nuit (Le Palace), par leur hyperthéâtralisation, versent également dans un narcissisme humoristique qui émerge dun procès hyperbolique vide et généralisé. Le Palace ne trouve pas son modèle dans la fête, car loin de toute transgression et de toute violence symbolique, il fonctionne sur une logique de laccumulation et du spectaculaire. Beaubourg est quant à lui le premier grand musée humoristique, ouvert et décloisonné, décrispé : il nest rien de plus quune curiosité humoristique.

'Chapitre 6 : Violences sauvages, violences modernes (p247-314)'

Au-delà des chocs nazis et staliniens, un large mouvement, déjà multiséculaire, de pacification de la société sest mis en branle, quaujourdhui nos contemporains semblent refuser dinterpréter, alors même quil faudrait essayer détablir la violence comme comportement doté de sens, articulé au tout social dans ses rapports avec lEtat, léconomie et la structure sociale.

Honneur et vengeance : violences sauvages : Lhonneur et la vengeance expriment la priorité de lensemble collectif sur lagent individuel, ce sont des codes de sang la vie a peu de prix comparée à lestime publique et à limpératif de la vengeance. La violence primitive, loin dêtre une impulsivité incontrôlée, est une logique sociale, un mode de socialisation, et par la vengeance, qui a pour fonction de rétablir un équilibre provisoirement rompu, elle manifeste une exigence dordre et de symétrie constitutive de la pensée sauvage. Les institutions primitives sont des machines à produire et normaliser la violence (aussi le sacrifice ne peut-il être interprété comme un instrument de prévention contre la violence vengeresse, la vengeance étant une valeur partagée par tous). Pour autant la vengeance ne peut être perçue comme condition de la paix intérieure, équivalent de la justice (cf. M. R. Davie), elle est au contraire un dispositif dirigé contre lEtat, personne ne possédant le monopole de la force donc le pouvoir. Le code de la vengeance empêche également le surgissement de lindividu indépendant, au même titre que les cérémonies initiatiques (le corps est soumis aux règles transcendantes de la communauté: il sagit dinstitutions holistes contre la division politique, contre lhistoire. La cruauté primitive est une logique sociale, reliée au problème de la dette des vivants envers leurs morts : lexcès est nécessaire pour rétablir la paix et lalliance avec les morts, pour reproduire un ordre social immuable. Par ailleurs, la violence ou la guerre sont inséparables de la règle du don (solidarité du groupe, symétrie de la vengeance) et celle-ci, produisant une paix fragile, toujours au bord de la rupture (lalliance étant nécessairement précaire du fait quelle se construit non sur lintérêt mais sur une logique symbolique du défi), est appropriée à létat de guerre permanent, nen constitue pas une tactique mais la condition sociale. La sorcellerie, qui prétend que tout maux est le fait dennemis personnels, introduit animosité et violence dans la représentation de la relation interhumaine : elle est la poursuite de limpératif de guerre par dautres moyens, en reproduisant de manière négative le schème du don (les hommes ne peuvent se concevoir séparément les uns des autres).

Régime de la barbarie : Avec lavènement de lEtat, la guerre devient un moyen de conquête, dexpansion ou de capture, elle se dissocie de la dette envers les morts et devient culte de la puissance, barbarie. La guerre entre dans un processus de spécialisation lié à la mise en place de systèmes judiciaires et pénaux sans pour autant dans un premier temps se dissocier totalement des codes de lhonneur et de la vengeance (permanence de la « faide » comme obligation morale, mais distinction toutefois entre honneur noble et honneur roturier) hérités des normes holistes, et donc de la cruauté des mœurs.

Le procès de civilisation : Nous sommes passés de sociétés commandées par la violence à des sociétés refoulant des impulsions agressives considérées comme incompatibles avec la différenciation des fonctions sociales et la monopolisation de la contrainte physique par lEtat moderne. Mais ladoucissement des mœurs nest pas uniquement imputable à la pacification politique ou au développement dune société prospère, car la violence na jamais correspondue au principe dutilité (politique ou économique: cest bien plutôt lapparition dun type de société la fin ultime nest plus les normes communautaires (société de type holistique) mais lhomme individuel, qui a permis cette pacification des comportements. Cest cette société, née du renversement du rapport immémorial de lhomme à la communauté (lindividualisme), plus que la loi et lordre public instaurés par lEtat, qui a miné la solidarité vengeresse et le code de lhonneur (la vie plus que limpératif de ne pas perdre la face devenant valeur suprême: lindifférence à lautre simpose, la logique du défi devient une relation antisociale, la violence perd tout sens social. Alors intervient chez ces individus atomisés lappel à lEtat, un Etat policier de préférence : le procès de civilisation a pour corollaire indispensable laccroissement de la force publique. Pour autant, ce procès ne coïncide pas avec la révolution démocratique (dissolution des hiérarchies et règne de légalité: la cruauté et la violence ne sont pas moindres entre égaux, aussi lhumanisation de la société vient-elle plutôt avec latomisation sociale, avec le procès de désocialisation caractéristique des temps modernes, ce qui nest pas incompatible avec lidentification psychologique à lautre, favorable à lavènement de la pitié et de la sensibilité. Lindividualisme produit donc deux effets inverses et complémentaires : lindifférence à lautre et la sensibilité à la douleur de lautre (d lhumanisation des châtiments depuis le XIXe siècle, couplée à lavènement dun nouveau dispositif de pouvoir qui dispense lEtat daffirmer dans la violence inhumaine sa supériorité).

Lescalade de la pacification : Lâge de la consommation et de la communication a continué par dautres moyens (non pas léthique mais lhyper-absorption individualiste engendrant lindifférence à lautre et lapparition de nouveaux biens et buts privés) le travail inauguré par la logique étatiste-individualiste précédente (cf. la statistique criminelle qui confirme sur la moyenne et la longue durée la pacification des comportements, ou bien encore létude dune violence verbale désubstantialisée et devenue hard, cest-à-dire sans but ni sens, désocialisée). Le procès de personnalisation mine le principe de lexemple, éclipse les châtiments corporels et dissout les convictions en matière déducation. La violence masculine envers les femmes régresse, et si la fréquence des viols semble augmenter sur la courte durée, elle a beaucoup diminué sur la moyenne durée et est reléguée dans une population très circonscrite. Enfin le rapport aux animaux connaît cette même pacification par le procès de personnalisation (notamment chez les enfants) qui étend lidentification à autrui à lordre non-humain. Alors pourquoi ce sentiment dinsécurité grandissant dans tous les pays développés ? A ceux qui avancent une explication idéologique (instrument de contrôle social), il faut répondre quil sagit plus dun résumé sous une forme angoissée de la désubstantialisation post-moderne, que lon retrouve également dans une représentation exacerbée de la violence. Cette pornographie de latroce nexprime ni pulsion ni manque, elle correspond à la fuite en avant typique de la post-modernité. Ainsi le procès hard peut-il se déceler dans toutes les sphères comme corrélatif de lordre cool, au même titre que leffet humoristique.

Crimes et suicides : violences hard : Fait social inédit, la grande criminalité na cessé daugmenter au XXe siècle, sans doute parce que si le procès de personnalisation adoucit les mœurs du plus grand nombre, il durcit les conduites criminelles des déclassés. Le grand banditisme se « déprofessionnalise », perd dans la flottaison générale ses frontières strictes, notamment dans les classes dâge. Ce monde hard et jeune touche surtout les minorités raciales, qui voient la désorganisation systématique de leur identité par le procès de personnalisation : la logique cool poursuit le travail dexclusion, cette fois-ci par criminalisation. La violence devient un fait de minorités (perpétrée par et entre), manifestation hard de lordre cool, indifférente au principe de réalité, sans projet, désespérée, nerveuse plus que cruelle. Le crime participe de la pornographie de notre temps, celle de la visibilité totale : il saffiche partout, à toute heure, sans souci de prudence ni perception du danger. Quant au suicide, il est lautre versant de ce monde hard caractérisé par la désinsertion individualiste. Si lon a pu croire un temps à une baisse, il nen est plus rien aujourdhui, plus inquiétant encore le nombre de tentatives de suicides non suivies de mort augmente. Si le suicide rate de plus en plus aujourdhui, cest quil paie son tribut à lordre cool : il sadoucit, se fait moins sanglant et de fait moins définitif. Le corollaire de cet adoucissement, cest la banalisation, annexée par un procès dindétermination désir de vivre et désir de mourir fluctuent presque instantanément. Le suicide, à limage du réel, perd de sa radicalité, sassouplit, se déréalise, il procède davantage dune spontanéité dépressive que dun désespoir existentiel définitif.

Individualisme et révolution : La révolution et la lutte des classes supposent lunivers social et idéologique de lindividualisme : plus rien ne doit pouvoir échapper à laction transformatrice des hommes, ni lEtat ni la société. Souvre une ère de violence totale de la société contre lEtat et de lEtat contre une société représentée sur le mode individualiste, donc dissociée du tout collectif auquel il faut la -unir (la Terreur). La deuxième phase de lindividualisme a entraîné désinvolture envers les systèmes de sens et adoucissement du conflit social (cf. Mai 68 : civilité, communication, déstandardisation théorique, indifférence à tout projet historique, révolution ludique et personnalisée). Inversement, on assiste aussi à une violence dure, sans espoir, qui répond à la liquéfaction de la sphère idéologique et de la personnalité par le procès de personnalisation.

Notes et références

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