Estebanillo

Estebanillo

Estebanillo González

Estebanillo González est le nom abrégé avec lequel on se réfère à l'un des derniers romans picaresques espagnol du XVIIe siècle, La vida y hechos de Estebanillo González, hombre de buen humor, compuesta por él mismo, édité à Anvers par la veuve de Juan Cnobbaert en 1646.

Le livre se présente comme une autobiographie réelle. A en croire les déclarations du narrateur, lauteur serait un bouffon, ougentilhombre de la bufa”, ayant servi des maîtres aussi prestigieux quOttavio Piccolomini, un des principaux généraux de la guerre de Trente Ans ou le Cardinal-Infant, Don Ferdinand d'Autriche (1609-1641), frère de Philippe IV d'Espagne. Si le bouffon Estebanillo relate sa vie, cest que, voyant approcher sa vieillesse et souffrant de la goutte, il souhaiterait se retirer à Naples y ouvrir une maison de jeux, imitant à sa manière la retraite de Charles Quint à Yuste. Par ce livre, il affirme vouloir divertir la noblesse des Pays-Bas espagnols, pour lui laisser un souvenir de lui, certes, mais aussi pour obtenir un soutien financier lui permettant de mener à bien son projet.

De fait, cest comme une autobiographie divertissante qua été perçu le récit par ses premiers lecteurs. Rédigeant lapprobation de la seconde édition du livre, publiée à Madrid en 1652, le grand dramaturge Calderón de la Barca écrit ainsi : "Por mandado de V.A. he visto un libro intitulado el entretenido, en que su autor, Estebanillo González, hombre de placer y chocarrero, cuenta graciosamente los discursos de su vida..." ("Sur l'ordre de Votre Altesse, j'ai vu un livre intitulé "L'amusant", l'auteur, Estebanillo González, homme cocasse et drôle, raconte plaisamment le parcours de sa vie".)

Sommaire

Résumé du récit

en Galice et élevé à Rome, Estebanillo se présente comme un « centáuro a lo picaro », mi-homme (pour sa partie romaine), mi-bête (pour son origine galicienne). En raillant cette dernière et le rang dhidalgo de son père, le narrateur semble sacrifier à un lieu commun du roman picaresque, celui de la généalogie infamante. Quoi quil en soit, cette incertitude identitaire est pour lui prétexte à se revendiquer comme un être apatride, seulement guidé par ses intérêts propres, et non par un quelconque orgueil patriotique.

Très vite, en effet, après une enfance turbulente, Estebanillo se lance sur les routes dEurope, élargissant considérablement le territoire exploré par la littérature picaresque antérieure. Si Lazarillo et le Buscón se cantonnaient à la Castille, tandis que Guzmán de Alfarache voyageait jusquà lItalie (familière pour les Espagnols du début du XVIIe siècle), Estebanillo, lui, parcourt presque toute lEurope actuelle. Seul un quart du roman est consacré aux séjours en Espagne ou au Portugal. Pour le reste, il passe de lItalie péninsulaire à la Sicile puis à la Méditerranée Orientale, traverse la France, le Saint-Empire Romain Germanique, jusquà Vienne et Prague, les Pays-Bas espagnols (lactuelle Belgique), fait brièvement escale en un port anglais, et atteint même la Pologne et les confins de lactuelle Russie, en Lituanie. Notre pícaro est donc apparemment indifférent aux conflits politiques et religieux qui déchirent le continent au cours de la guerre de Trente Ans.

Au cours de ses pérégrinations, on peut discerner deux étapes. Lors des six premiers livres, Estebanillo se consacre à des activités picaresques traditionnelles : il se met brièvement au service de plusieurs maîtres dont il trahit rapidement la confiance, se livre à divers petits métiers et méfaits, se déguise en faux pèlerin, etc. Comme les autres pícaros, il est alors sans attaches, solitaire et mobile, aux marges de la société. Puis, après une période de transition (livres VI-VII), il suit les armées des Habsbourg sur les champs de bataille allemands, vendant aux troupes des victuailles douteuses et les charmes de sa servante-concubine, il sattache définitivement au service de grands personnages, adoptant le statut de bouffon, et secondairement, de messager (livres VII-XIII). En revêtant une livrée de serviteur, il sacrifie donc sa liberté dans lespoir datteindre un certain confort matériel. Simple pícaro au début du récit, le bouffon est donc devenu courtisan. La question, pour les lecteurs, est de savoir sil a renoncé ou non à son autonomie initiale, sil a mis sa verve au seul service de ses maîtres, ou sil prétend rester libre, voire irrévérencieux. Cette question, celle de la vision du monde proposée par Estebanillo, est lune des plus débattue désormais par les critiques.

Réception de lœuvre

Plusieurs indices attestent de la réception favorable dont a joui le livre parmi les lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles. Ses 14 éditions au cours de cette période placent lEstebanillo González à la hauteur du Guzmán de Alfarache (1599-1604) de Mateo Alemán, et devant lanonyme Lazarillo de Tormes (1554) et le Buscón (1626) de Quevedo. Par ailleurs, le texte a plusieurs fois été repris par dautres auteurs. Ainsi, en France, Le Sage en intègre certains épisodes dans son Gil Blas de Santillane (1715-1735), et propose même une version (et non une traduction) du récit, adapté au goût français, dans lHistoire dEstévanille González, surnommé le garçon de bonne humeur (1734).

Néanmoins, face à lintérêt du public immédiat, la réception dEstebanillo González sest restreinte depuis le XIXe siècle à des milieux érudits. Adoptant le présupposé que le récit était autobiographique, les quelques critiques littéraires sy intéressant en ont longtemps ignoré la valeur littéraire, ne considérant presque que sa valeur documentaire. Le livre était ainsi lu, peu ou prou, comme un témoignage historique sur la période agitée que constituait la première moitié du XVIIe siècle.

Cette posture positiviste aurait pu être renforcée par la découverte successive de nombreux documents attestant lexistence dun Stefaniglio ou Stefanillo, concernant notamment son origine galicienne, lactivité de son père comme peintre à Rome ou sa présence aux côtés de Piccolomini.

La question de lauteur et du genre dEstebanillo González

Mais en réalité, il est fort peu probable que lauteur dEstebanillo González soit le bouffon lui-même. Le premier, Marcel Bataillon eut lintuition que loeuvre constituait une supercherie littéraire très soignée. Selon lui, lauteur réel devait être un proche du général Piccolomini, qui aurait emprunté les détails biographiques du bouffon pour rédiger une plaisanterie courtisane. Bataillon proposait même un nom dauteur possible, celui dun capitaine italien, Gerónimo de Bran.

Si le problème a été posé dans des termes très précis par Bataillon, la critique actuelle penche désormais pour une autre solution. En se basant sur des rapprochements de type stylistique et historique, Antonio Carreira et Jesús Antonio Cid, les derniers éditeurs du texte, ont identifié de façon presque incontestable quEstebanillo González a été rédigé par un greffier originaire de Málaga, Gabriel de la Vega, également auteur de satires anti-françaises (la Sátira contra los monsiures de Francia, le Coloquio entre el rey de Francia y Rochelí et La batalla que tuvo el príncipe Tomás al pasar la ribera de Soma y retirada de noche del Conde de Suayson), ainsi que de poèmes épiques portant sur des épisodes des guerres de Flandres (le Libro de la Feliz Vitoria, édité à Anvers en 1640, et La feliz campaña y los dichosos progressos que tuvieron las Armas de su Magestad Católica el Rey Don Phelipe quarto en estos Payses Bajos el anño de 1642, publié à Bruxelles en 1643). Selon eux, le roman aurait été composé à linstigation de Piccolomini, à des fins de propagande.

Traversant une situation délicate à la tête des armées des Pays-Bas espagnols, le général italien aurait commandé une œuvre rappelant ses mérites, et le dédouanant de ses échecs. La suite des campagnes militaire étant catastrophique pour lEspagne, cette tentative promotionnelle aurait certainement eu un effet nul.

Mais le livre ne se réduisant pas à cette dimension anecdotique, il présente encore de nombreux intérêts pour le lecteur actuel.

Problèmes dinterprétation posés par le roman

Estebanillo González nest donc pas une autobiographie, mais un roman. Et cest avant tout comme une oeuvre littéraire quil doit désormais retenir lattention des lecteurs. Si, comme lestiment certains, ce roman revitalise le genre picaresque décadent, cela peut se justifier par plusieurs facteurs. La liste qui suit n'est évidemment pas exhaustive.

Le roman fait interagir deux genres littéraires, le roman picaresque (dont il reconnaît explicitement lexistence en citant le Lazarillo, le Guzmán et le Buscón comme émules quil surpasserait par sa prétendue véracité) et la littérature des fous ou bouffonesque (illustrée notamment par Francesillo de Zúñiga, bouffon de Charles Quint ou par Antón de Montoro). Ces deux pratiques littéraires impliquant ladoption de formes, de contenus et de postures discursives spécifiques, leur interaction donne une dynamique certaine au récit.

Par ailleurs, plus que ses prédécesseurs, contemporains des œuvres de Cervantès, ce roman picaresque a intégré le recours à lhumour comme procédé permettant dappréhender le monde avec des nuances, en conjuguant sympathie et distance.

Parmi les qualités de ce roman, on peut encore citer la présence dun dialogisme constant. Le récit nimpose pas une façon unique de voir le monde, il fait dialoguer plusieurs voix, plusieurs visions du monde. Ainsi, dans le discours du narrateur lui-même, il existe une tension entre deux voix (au moins): celle, explicite, dun bouffon apatride, qui raille le patriotisme, lhéroïsme militaire, certains aspects de la société espagnole et européenne ; et celle, implicite, de lauteur, Gabriel de la Vega qui, dans ses autres oeuvres, se fait le chantre de la couronne espagnole, de la noblesse et de lhéroïsme guerrier. Etablir sil existe ou non une vision du monde, une idéologie cohérente dans le discours du narrateur, reste donc une question ouverte.

Outre ces zones dinterrogations, lun des intérêts les plus évidents du roman est la vigueur et la drôlerie de son style. Le récit de la bataille de Nördlingen (1634), par exemple (livre VI), est un véritable morceau de bravoure.

Afin de relancer lintérêt des lecteurs actuels pour cette œuvre, le romancier Juan Goytisolo est même allé jusquà affirmer quEstebanillo Gónzález était « le meilleur roman du XVIIe, si lon excepte, évidemment, le Quichotte ».


Bibliographie

  • AYERBE-CHAUX, Reinaldo, « Estebanillo González : La picaresca y la Corte », La Picaresca : Orígenes, textos y estructuras. Actas del Ier Congreso Internacional sobre la Picaresca, Madrid, Fundación Universitaria Española, 1979, p. 739-747.
  • BATAILLON, Marcel, « Estebanillo González, bouffon "pour rire"», Studies in Spanish Literature of the Golden Age, Presented to Edward M. Wilson, Ed. R. O. Jones, Londres, Tamesis Book, 1973, p. 25-44.
  • BJORNSON, Richard, « Estebanillo González : The Clowns Other Face », Hispania 60, 1977, p. 63-66.
  • CARREIRA, Antonio y CID, Jesús Antonio, Edición, introducción y notas a La vida y hechos de Estebanillo Gónzalez, Madrid, Cátedra, 1990.
  • CID, Antonio, « Centauro a lo pícaro y voz de su amo: Interpretaciones y textos nuevos sobre La Vida y hechos de Estebanillo González, I: La Sátira contra los monsiures de Francia y otros poemas de 1636-1638 », Criticón, 47, 1989, p. 29-77.

-, « La personalidad real de Stefaniglio. Documentos sobre el personaje y presunto autor de La Vida y hechos de Estebanillo González, Criticón, 47, 1989, p. 7-28.

-,« Máscaras y oficio en un escritor del Antiguo Régimen: Estebanillo González = Gabriel de la Vega », RDTP XLIII, Homenaje a C. Casado, 1988, p. 175-195.

CORDERO DE BOBONIS, Idalia, « La vida y hechos de Estebanillo González. Estudios sobre su visión del mundo y actitud ante la vida », Archivum XV, Oviedo, 1965, p. 168- 189.

ESTÉVEZ MOLINERO, Ángel, El (libro de) buen humor de Estebanillo González, Cordoue, Universidad de Córdoba, 1995. SUDOC: 046801901

GOYTISOLO, Juan, « Estebanillo González, hombre de buen humor », El furgón de cola, Barcelone, Seix Barral, 1982, p. 97-120.

MÁRQUEZ VILLANUEVA, Francisco, «Un aspect de la littérature du `fou´ en Espagne», en A. REDONDO, L'Humanisme dans les lettres espagnoles, Paris, Vrin, 1979, pp. 233-250.

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